Il y a dans tout système philosophique clos une force de séduction qui tient autant à la puissance qu’il nécessite pour s’affirmer et se construire qu’à l’angle mort sur lequel, à défaut de s’appuyer, il laisse apercevoir un charme un peu gauche. Dans les meilleurs des cas cet impensé produira une dialectique heureuse ; dans la plupart, le goût d’un échec dans ce rêve d’une communion totale de l’être, la pensée et le langage, terreau de tous les nihilismes, cynismes et fanatismes. Par bienveillance et tempérament, on lira dans le regard des âmes douces une sourde mélancolie. Il y a même, je dirais, quelque chose de touchant quand, dans la bouche d’un de ces grands constructeurs de systèmes qui sont censés englober, la science, la politique, l’art et l’amour, sont quelques mots qui bottent en touche et scellent un aveu d’impuissance ; peut-être, pour le coup, le bruit du repli des âmes orgueilleuses.
La question de la totalité ou, si l’on veut, de la clôture d’un système n’est jamais aussi prégnante et tendue qu’en ce qui concerne deux sphères de l’activité de l’homme : l’amour et la politique. Concernant la pensée de Badiou, sur laquelle je reconnaîtrai aisément que, ici, je n’en tiendrai pas toutes les circonvolutions et les aspérités, elle met en scène la question centrale de la fidélité. Passons sur l’aspect politique, dont la radicalité impressionne un grand nombre alors qu’elle me donne de l’effroi.
Dans le dernier numéro du Purple fashion, Olivier Zahm pose une question l’air de ne pas y toucher, presque ni vu ni connu et, pourtant, c’est The question. Reprenant son argumentation développée dans son Éloge de l’amour, Badiou rappelle d’abord les deux voix contemporaines majoritaires présentées comme une impasse. Une conception de l’amour, d’une part, qui privilégie l’aspect contractuel et sécuritaire – une forme d’engagement sans risque – , une conception de l’amour, d’autre part, et à l’opposé, qui préconise une jouissance libre, sans entrave et sans conséquence. Badiou précise alors sa tentative de tenir à la fois l’idée du deux constituant du couple qui construit un monde, tout en n’étant pas fusionnel, qui accepte à la fois l’idée du risque et de l’aventure tout en éprouvant la durée à travers la fidélité.
« I understand your idea of the scene of Two as being a disengagement from the idea of the love of fusion – of blind, all-consuming, absoute love. But why stop at Two ? Why not Three ? Or an entire community of lovers ? »
« Alain Badiou : I don’t know about that. »
Je ne reviendrai pas, ici, sur les origines et l’horizon de la pensée d’Alain Badiou, même s’il me plaît de songer à nouveau à ces cours que j’allais suivre il y a plus de dix ans, en Salle des Actes à l’École Normale, ou dans un amphithéâtre de Jussieu qui ne devait pas encore être désamianté. M’interrogeant du fond d’une probable solitude sur ma capacité à pouvoir lire à la fois L’être et l’événement, La barbarie à visage humain et, disons, Femmes. Parmi condisciples ou camarades, personne ne pouvait comprendre ces intérêts conjoints et contemporains, comme si dans les années d’apprentissage les preuves passaient par une argumentation théorique dont la force devait se mesurer au degré d’incompatibilité qu’elles promettaient. Cherchais-je déjà autre chose à l’époque ? Il me semblait en tout cas que les questions théoriques pouvaient toujours s’arranger, qu’elles ne découleraient pour moi que d’un sérieux travail en chambre que, somme toute, tout le monde pouvait effectuer avec un peu de labeur et d’acharnement, mais qui laissait inapparent quelque chose de plus difficilement nommable, qui relevait plus de la sensibilité que du concept, de l’esthétique que de la mathématique. Quelque chose de l’ordre du ring que l’on se construisait, de l’ambition qui guidait la démarche et de la grâce qui emportait certains et en oubliait d’autres. Quelque chose de l’ordre d’une puissance et d’une esthétique, de l’ordre du verbe, finalement. Une mauvaise langue dirait que ne me retenait que ce qui brille. Et il m’a fallu attendre, par exemple, quelqu’un comme Bernard Sichère pour me sentir moins seul et me retrouver face à une intelligence plastique qui, humainement, pouvait à la fois de manière cohérente et avec les réserves appropriées connecter, sans vouloir me répéter, et toujours à titre d’exemple, Alain Badiou, Bernard-Henri Lévy et Philippe Sollers.
Car nous venons après. Poncifs, certes, mais qu’il est bon de rappeler quand ce qui fut appelé maîtres-penseurs, et ceux qu’ils ont enfantés, sont d’une autre génération.
La soif reste la même pour qui cherche dans la pensée, les mots et les corps non plus le souci de casser en deux l’histoire du monde, mais une façon de rejouer sans cesse, dans leurs intensités, et l’amour et la politique à une époque où les fidélités paraissent introuvables.
Nous sommes quelques-uns, je pense, à avoir trouvé au début des années 2000, dans le livre de Camille de Toledo, Archimondain jolipunk, notre reflet sur les ruines d’un vitalisme, façon Deleuze, les cendres d’un situationnisme toujours recyclable et les dualités marxistes inopérantes. Un temps, la tentation romantique fut prédominante. Logique du pas en arrière qui tirait les leçons de l’histoire et se tenait au plus près de ce qu’il fallait éviter de réactiver dans le romantisme qui pouvait conduire au pire. Il fallait le rejeter et le retenir, une aufhebung, si l’on veut, arriver à penser un romantisme aux yeux ouverts.
Pas loin de dix ans, déjà, et la scène du deux en amour toujours introuvable, toujours mise à mal, colosse aux pieds d’argile, amants comme des tigres de papier qui n’ont de vécu de l’expérience que l’absence de son fondement. Et le souci de fidélité qui reste le même, et l’idée de l’amour et de la politique comme en attente d’une prise consistante. Sans doute, sommes-nous passés en dix ans de ce souhait d’un romantisme aux yeux ouverts au constat d’une « clarté romantique nocturne », comme l’exprimait Romain Gary un an après ma naissance. Faut-il faire à ce point pivoter le temps sur lui-même pour songer à une fidélité à plusieurs qui jamais plus ne fera communauté ?