Le Belge a une identité forte. Une mémoire et une histoire. Mais les Belges croient qu’ils sont sans histoire, sans mémoire, sans langue et sans identité. C’est une ineptie. Un délire. Le Belge est l’amalgame des contraires. À la fois le flamand, francophone et bruxellois. Et même allemand. Cela revient à en faire le produit de plusieurs cultures. Et l’on peut aisément y ajouter l’influence de Angleterre qui jouit en Belgique d’un statut fort différent de celui qui est le sien en France. Où elle est toujours traitée en termes conflictuels, ou concurrentiels. Tout comme l’Allemagne, d’ailleurs.
Le Belge est multiple et singulier. C’est ce qui crée son génie. Magritte est né dans le Hainaut, en Wallonie, a vécu à Bruxelles, a connu l’échec à Paris, adorait la côte belge et la peinture flamande. Ensor ne parlait que français. Spilliaert, l’autre génie ostendais, a vécu dans les Fagnes, au coeur des Ardennes, et est mort à Bruxelles, rue Alphonse Renard (Ixelles), en 1945. Luc Tuymans a déclaré dans Le Monde qu’il était le « dernier belge », mais il vit à Anvers et est internationnalement reconnu. Il s’est même proclamé « belgiciste ». Wim Delvoye, natif de Gand, a quitté la Flandre qui l’insupporte, s’est établi à Bruxelles, en Chine et partout dans le monde. C’est cela, le génie belge.
Arno, l’Ostendais, vit à la Bourse. Il pense en flamand et chante en français. Michaux ne voulait être d’aucun pays. Il s’est fait naturaliser français. Et a inventé une langue universelle qui n’appartient qu’à lui. Et il a écrit un texte (assez piètre) sur les peintures énigmatiques de Magritte. Il était né, rue de l’Ange, à Namur, mais était hanté par Anvers, son port, ses bateaux, où son frère vivait. Un pays, c’est un tout. Il n’y a pas de langue belge. Et pas de langue flamande. Qu’on appelle le néerlandais. Mais il y a du flamand dans le français de Belgique. Du belge dans le néerlandais. Du bruxellois dans le wallon.
Simenon, qui a vécu partout, en Suisse comme aux États-Unis, a toujours gardé son accent liégeois et voulait manger des moules frites à Bruxelles. Tous ces génies sont des êtres imperméables. Le père de Michaux vendait des parapluies et il pleut beaucoup dans les romans de Maigret. Magritte aussi peint souvent des parapluies. La pluie n’est d’aucun pays. Elle est à tout le monde. Comme les nuages, les vaches et le vert des prairies. Mais tout cela est fini. Tous les artistes belges se disent belges. Même ceux qui, comme moi, ont quitté ce pays pourri. Ce pays foutu. Ce pays divisé contre lui-même.
La frontière linguistique, érigée en 1962, est une honte, un crime et un drame. Elle détruit tout ce que je viens de dire plus haut. Elle empêche la libre circulation des idées, des paroles, des images et des mots. Elle oppose, sépare, scinde, divise, fracture, déchire. On a fait tomber le mur de Berlin (dit « le mur de la honte »), dressé par l’Europe entière et l’Amérique contre un peuple après une guerre. Les Belges qui sont des cons élèvent chaque jour avec plus de force et de véhémence une frontière linguistique sur leur propre territoire, sans l’aval de personne. Tout ce qui était un pont, un lien, une main tendue, a disparu. Seule subsiste la haine de soi (à travers le miroir de l’autre) et le désir profond de faire disparaître le pays tout entier, avant de s’anéantir soi-même car après avoir occis la Belgique, la Flandre s’autodétruira et disparaitra à son tour, tant est hallucinant son désir de saccage et de destruction.
Je laisse aux historiens de traiter de l’histoire de la nation. Et de remonter jusqu’aux limbes de l’État. C’est Léopold I qui a demandé à Hendrik Conscience d’écrire un texte qui rende sa dignité au peuple flamand, trop opprimé par les francophones. Ainsi naquit Le lion des Flandres. C’est un mythe contemporain. La bataille des Éperons d’or, en 1302, a bien eu lieu, évidemment. Faire remonter la naissance de la Flandre à cette date procède du révisionnisme historique. Une peinture fameuse célèbre cet épisode. Elle a été détruite par un bombardement durant la deuxième guerre mondiale. Dire que deux peuples cohabitent sur un seul et même territoire est une évidence. Et une incroyable richesse. La Belgique est à la fois septentrionale et « méridionale ». Ne disait-on pas que le Sud commençait à Anvers? Cette complémentarité des contraires est une force. L’essence même de la dialectique. Comme deux profils constituent l’identité d’un visage.
La Flandre, longtemps minorée, s’est battue avec justesse pour que justice lui soit rendue. Lorsque la Belgique naît en 1830, le français est encore la langue de l’universalité. L’État belge est créé comme tampon entre la France, la Hollande, l’Allemagne et l’Angleterre, quinze ans après la défaite de Napoléon à Waterloo. Le premier roi des Belges, venu d’Angleterre, débarque à La Panne. La monarchie est constitutionnelle en Belgique. Elle a été démocratiquement instaurée. On peut dire que ceux qui la votèrent étaient en majorité des bourgeois, des francophones et des membres de la haute société. C’est indéniable. Ce pays naît de lui-même. C’est une aventure extraordinaire qui commence. Dire que la Flandre a été OCCUPÉE par la Belgique est une hérésie. Un contresens. Une faute historique. Cette thèse a cours depuis des années à présent. La Flandre a reconquis au fil du temps et à raison, ce qui lui était dû. À la frontière linguistique a succédé le « Walen buiten » en 1968 et la scission de l’université de Louvain. La rupture avec le savoir et la connaissance. Quel symbole!
Des Fourons on en est arrivé à B.H.V., le problème des communes placées sur la frontière linguistique. L’enjeu est crucial. Encarcaner Bruxelles. Brimer les droits des Francophones. Appliquer la loi du sang et la loi du sol. C’est monstrueux. Derrière le « plus d’autonomie pour la Flandre » se dissimule la volonté d’une « Flandre autonome ». Autrement dit, une Flandre indépendante. Et le rêve d’un État flamand. La Flandre aux Flamands signifie la suppression de la Belgique. Le meurtre du pays. On ne peut être plus clair que le slogan du Vlaams Belang: « België barst! » (Que la Belgique crève!). Tous les partis flamands prétendument démocratiques ont fait alliance avec les séparatistes. Les 800.000 voix d’avance de Leterme provenaient de ce vivier là. Son fameux réservoir. Verhofstadt et Van Rompuy avaient réussi à geler le problème avec un art consommé de la tactique. Il faut se méfier de l’eau qui dort que décrit si bien la peinture symboliste. Songeons à Une ville abandonnée, le chef-d’oeuvre de Fernand Khnopff.
Sitôt qu’ils l’ont pu, les extrémistes, qui se sont sentis trahis par leur ancien allié, ont flingué Leterme. Un rigolo de 1° classe aux lapsus impayables, et sursignifiants. La scission de B.H.V. est évidemment symbolique de la scission du pays. La frontière linguistique est une vraie frontière. Une lisière en béton. Un mur d’autant plus infranchissable qu’il paraît invisible. Les francophones sont dans les choux. Ils ne veulent rien, reculent sans cesse, lâchent du leste, ont peur. Les Flamands sont d’une arrogance extrême. Les éditorialistes de la presse flamande sont des fous furieux. Et le peuple ne dit mot. Il facilite la tâche des extrémistes qui n’ont qu’un but: exterminer ce pays dont ils n’ont rien à faire. Et ensuite étendre leur sinistre tâche sur leur lopin de six millions d’âmes. Leurs leaders sont extrêmement intelligents. Et prêts à tout pour parvenir à leur fin. Le temps travaille pour eux. Je n’ai aucun respect pour les hommes politiques belges.
Ce sont des pitres sans courage. Des parloteurs à la petite semaine. Ils détricotent le pays à force de combines et de compromis qui sont à présent épuisés. Expliquer la frontière linguistique par la mondialisation revient à justifier l’injustifiable. Aucun peuple n’a de frontière à dresser contre lui-même. Il ne s’agit pas de balkanisation, comme on le dit souvent. B.H.V. peut être le Sarajevo de la Belgique. C’est grave, dangereux, mortel. Un cancer enkysté au coeur du pays. Bruxelles a la forme d’un coeur. Baudouin est mort le coeur brisé. Son frère risque de suivre le même chemin. On est passé de l’argument historique à l’avènement hystérique. La Flandre, en fait, est inquiète. Moins forte économiquement qu’avant. Peu sûre de son affaire. La langue n’est qu’un prétexte. Dans vingt ans, la Flandre ne parlera qu’anglais. Ostende évitera Alost, Gand ignorera Courtrai, Anvers évincera Malines. Bruxelles sera tout à la fois. La Wallonie disparaîtra, végétant dans une brume indécise. Tout le monde aura tout perdu. Et Bart De Wever sera roi. Ce dernier étant devenu un monarque en exil dans son royaume disparu. Quelle histoire!
Plus grand-monde ne croit à la Belgique. C’est un torchon tricolore qui pendouille sur un balcon, serti de crasse et de rinçures. Nier les droits à l’école, à la justice, à la propriété, à l’expression, est un viol démocratique. Un déni démocratique pur et simple. La loi du talion. Horrible chose. Mais tout le monde chante dans ce pays. Le Vlaams Belang au Parlement, en toute impunité. Leterme chante La Marseillaise. Le roi chante l’hallali. Et les Belges, qui sont d’incorrigibles flemmards, ne vont pas tarder à déchanter tous ensemble. Le mal est là. Et il est fait. Réveillez-vous. Ouvrez les yeux. Seuls sont respectables les artistes. Ce sont eux qui, de Van Eyck à Rubens, Magritte ou Brel, Thierry De Cordier ou Berlinde De Bruyckere ont fait ce pays. Les têtes coupées comme les squelettes pullulent dans les oeuvres de Vésale, Wiertz, Ensor, et s’incarnent par celles d’Egmont et Hornes. Le symbole même de la Belgique est la place de Martyrs. Antre du sublime et du macabre. La Flandre aux Flamands. La Wallonie à Namur. Bruxelles à l’Europe. Le royaume à l’encan. La Belgique au rebut. Circulez! Y a rien à voir. Que tout le monde crève. Le Belge est un bon vivant qui attend de périr tant qu’il en a le temps. Les moyens. L’égoïsme. La bêtise viscérale tancée par Baudelaire. Quel luxe! Allez, au bac! Qu’on en finisse, une fois pour toutes, kermesses, fanfares, oriflammes, mur de Grammont, mur de la mort, et tout le monde sera content.
Bon sang Patrick, quel texte ! Et si tu venais le réciter sur la scène du théâtre Poème …?
Ou mieux, au coeur du Parc Royal, où nous nous sommes un jour croisés, entre le Parlement et Palais Royal ? Tu y ferais un tabac !
J’aimerais voir votre article traduit en néerlandais et publié en Flandre.
On peut arranger ça…
Un belge très amer de la bêtise belge…
Belge née en Belgique et fière de l’être, vivant en France depuis quelques mois, je m’insurge contre l’ignorance de son identité que vous attribuez au peuple belge ! Je me sens pleine de cette identité à chaque minute de chaque jour. J’aime la Belgique comme une patrie, comme un foyer, comme le giron dans lequel j’ai grandi. Oui, nous sommes au bord du précipice. Oui, nos politiques sont de piètres pantins incapables de donner à leurs électeurs un gouvernement et ce depuis trois ans ! Mais c’est ça la Belgique ! Vous qui encensez nos artistes, belges dans l’âme et dans les faits, ne sommes-nous pas le berceau du surréalisme ? Et quel qualificatif autre que surréaliste pouvons-nous attribuer à la situation actuelle ? Le Belge continue d’être belge, quitte à ce que ça lui coûte l’existence de son pays. Non, je ne peux rien faire pour que mon pays continue d’exister mais, dans mon coeur, toujours flottera le drapeau flamboyant – et non crasseux et décharné, comme vous le décrivez – de cette patrie tant aimée. Pour conclure, bien que je ne sois pas royaliste, je citerai les mots de notre roi qui m’ont tant émue : « C’est du belge ! Dit is Belgisch ! ».
Moi aussi exilée volontaire depuis 20 ans en Italie, pour le plaisir, j’aime appartenir à une patrie qui laisse libre, étant diverse et modulée dans toutes ses formes et ses contradictions.
Je n’ai pas envie de prendre une autre nationalité, je me sens Belge, c’est-à-dire, quelque chose qui n’existe pas vraiment
et où je peux exister comme je veux.
J’adore la multinationalité de Bruxelles. Allez 20 ans en Toscane, et vous reverez d’entendre une autre langue, de manger une autre cuisine, de penser autrement qu’eux !
Quand meme, merci à l’Italie pour l’accueil qu’elle m’a réservé !
[…] Etat fédéral, de construction artificielle, la Belgique souffre d’une fragilité chronique. Auteur de Belgique, le roman d’un pays, l’écrivain Patrick Roegiers se lamente sur la déliquescence de l’état belge. « Plus grand monde ne croit à la Belgique. C’est un torchon tricolore qui pendouille sur un balcon, serti de crasse et de rinçures. Mais tout le monde chante dans ce pays. Le Vlaams Belang au Parlement, en toute impunité. Leterme chante La Marseillaise. Le roi chante l’hallali. Et les Belges, qui sont d’incorrigibles flemmards, ne vont pas tarder à déchanter tous ensemble. Le mal est là. Et il est fait. Réveillez-vous. Ouvrez les yeux » exhorte-t-il ses -encore- compatriotes sur le blog de la revue La règle du jeu. […]
Bonjour!
Humour grinçant, rage non contenue, vos mots me font rire, votre colère me bouleverse. Belge née hors de Belgique, je suis avant tout citoyenne du monde, habitante de la terre. Pas vraiment au fait de la politique, j’ai la légèreté de croire que ce n’est pas la politique qui beurre ma tartine et me donne accès à l’air que je respire.
Scinder la Belgique, déchiqueter Bruxelles, ce n’est pas la fin du monde, juste la fin d’une historiette, si courte face à la longévité de la terre … Il n’existe pas de naissance sans douleur, faut il pour cela repousser le bébé d’où il vient? Même si il nous parait tout fripé et bien moche, donnons lui toutes les chances d’une longue vie heureuse …
Incredible article. Just right on the money.
Je suis Belge, escapée aux Etats Unis comme un refugé, ne voulant y retourner pour les raisons émotionelles mentionnées dans cet article . Mon pére, intelligent et académique, est d’un « flamingantisme » répressif, vieux jeu, tant qu’il existe un gouffre entre nous. Mais je le respecte, puisqu’il a tant souffert dans cette inagilité entre les deux peuples jusqu’au milieu di siecle passé. A 94 ans, même s’il se fait sentir politiquement, il est trop vieux pour avoir des opinion modernes ou changer d’opinion. Le Belge est incapable de faire un recul et de reévaluer. Pour avoir une perspective, il faut de la place, et le pays est trop petit pour cela. Mais les artistes, en effet, comme vous le dites si bien, portent cette vision intérieurement.
Etant artiste, je vois le future de la Belgique comme une unité où le Sud jouira de l’avancement technique du Nord, tandis que le Nord se trouvera un coccon dans les merveileux paysages du Sud, quand les vastes ‘plaines’ de Brel seront toutes construites et ils n’auront plus de terre où trouver la paix chez soi, à la maison, quand tout ‘pouvoir’ et ‘dominance’ commence à leurs embêter. De se haïr est inutile, futile: les uns auront besoin des autres, et de penser si étroitement, de jour en jour, sans lendemain, montre une vision pour demain, pour leurs enfants, de 0/20. Oui, les Belges sont tel et tant que vous les décriviez, égoistes, je regrette de le dire.
How silly are these shortsighted but harrowing power games. Take some distance, and get to know your neighbor, dearest Belgians. Learn the language and start enjoying each other ‘s differences. Stop your hatred and be human. It is in your best interests. If not no decent thinking person wants to be involved with you.
Formidable cet article! Bravo! on ne pouvait pas mieux dire. Cette situation est terrible et ridicule à la fois. Mais comme on ne peut absolument plus compter sur les politiques peut-être faudrait-il que les artistes écoutés donc célèbres en fassent un peu plus que simplement dire qu’ils ne sont pas d’accord.
Cher Patrick,
Pas un mot à changer, pas une virgule à déplacer, ton texte est parfaitement juste. Le faire circuler, vite, ici et là, à Bruxelles, où l’atmosphère est, chaque jours, de moins en moins respirable. G.
ne passe-t-il pas un schisme similaire en France, un pays coupé en deux, entre des français repliés sur leurs origines, appeurés et racistes, et le reste de la population cosmopolite, européenne et ouverte sur le monde?