Lorsqu’on demande aux gardiens du Père Lachaise quelle tombe aiment à visiter les visiteurs du cimetière des artistes, ils ne citent qu’un nom, celui de Morrison. C’est d’ailleurs le seul repère qu’indique Google Maps et l’Iphone sur les plans interactifs du cimetière parisien. Morrison plutôt que Chopin. Morrison plutôt que Molière. Morrison plutôt qu’Auguste Comte, Benjamin Constant, Balzac ou la Fontaine. Quarante ans après que « Light My Fire » embrasât la Californie puis les Etats-Unis puis le monde entier, la musique des Doors et le charisme de leur leader Jim Morrison continuent donc à fasciner.

A l’affiche depuis quelques jours déjà, When you’re Strange, documentaire riche et plein de finesse retrace le parcours des Doors, de leurs débuts estudiantins à UCLA jusqu’aux dérapages incontrôlés fatals à leur diable de leader. A ceux qui pensaient que tout était dit sur les Doors, Tom DiCillo apporte ici la preuve que l’Art de Morrison, Krieger et Manzarek mérite d’être constamment redécouvert. Servi dans sa version originale par la voix-off d’un Johnny Depp tour à tour narrateur effacé et commentateur lyrique, When you’re Strange devient plus qu’un simple documentaire. Il sait s’exonérer des contraintes souvent castratrices du genre pour proposer une véritable excursion cinématographique. Quelques trésors d’images d’archive et le choix parfait d’une bande son furieusement rock and roll réussissent à plonger le spectateur plusieurs décennies en arrière, au temps de la guerre du Viet-Nam et du Flower Power.

Voilà donc que DiCillo, réalisateur méconnu, réussit là où Oliver Stone avait failli quelques années auparavant en voulant interpréter et expliquer là où When you’re strange préfère suggérer. Le documentaire ravira les fans pointus de la bande à Morrison. Il saura également capter un public moins averti : peu de longueurs rébarbatives dans When you’re Strange : DiCillo clairvoyant laisse la musique parler pour elle-même. Outre la qualité des images sélectionnées, on appréciera deux choses. D’abord ce souci constant de présenter les Doors dans leur intégralité, sans se laisser happer par le charisme dévorant d’un Morrison mi-ange mi-demon. L’écueil était pourtant tentant, le dérapage forcement fascinant. Il a été savamment contourné. Le film montre ainsi la virtuosité calme de Krieger et de Manzarek. Sans le dire, il procède à une réhabilitation méritée de ces deux musiciens. Il y a ensuite ce fil rouge romantique, ces extraits d’un court métrage tourné par un Morrison féru du cinéma de Godard (une fois à Paris, il se liera d’amitié avec Agnès Varda) « HW : An American Pastoral », sorte de western métaphysique qui rythme le documentaire. On aime voir Morrison en liberté, tourner selon ses désirs et créer loin de l’image figée que l’Histoire retient aujourd’hui. Les Doors étaient bien ce groupe étrange, jouant sans basse mais avec un orgue, soignant ses textes jusqu’à l’obsession. Plus que des paroles, de véritables poèmes, plus que de simples chansons, de véritables morceaux. Et une intention, un objectif toujours présent : celui de repousser toujours plus loin les limites de la perception. Regardez ces jeunes hommes désinvoltes qui se présentent à vous. Krieger – Densmore – Manzarek – Morrison. Des génies !

 

Les Doors choquaient, prenaient à revers leurs fans et se risquaient à des expériences souvent extrêmes. Voilà de l’Art ! A l’heure de la FM sans saveur et du buzz comme ultime dessein, When you’re Strange propose un rappel salvateur : Les Doors eux avaient un programme artistique. Voilà pourquoi ils conquirent le monde. Voilà comment ils aidèrent toute une génération à se libérer d’un conservatisme pesant et de contraintes étouffantes.

Je n’ai au final qu’un regret, qu’une seule déception lorsque j’évoque le film de DiCillo : qu’il ne traîne pas plus en longueur.  Parfait reflet d’une époque dorée, celle du progressisme conquérant et du Rock and Roll Roi, il y a des flashbacks dont on aurait tort de se passer. Courez donc voir When you’re strange, vous ne le regretterez pas !

3 Commentaires

  1. Un très très bon groupe (le meilleur?) pour un très bon film et un très bon article.

  2. Raymond Daniel Manczarek Jr., Robert Alan Krieger, John Paul Densmore, James Douglas Morrison, entr’ouvrirent les Portes d’une autre appréhension de l’homme au sens kadmonique du terme. Je rêve avec vous de me jeter dans le vide intemporel de Jim et de lui attraper la main au vol, à la vitesse du son confinant au larsen d’Aristippe et des trois prostituées, qu’il renvoya de sa chambre pour n’avoir pas à éprouver le déplaisir de renoncer à deux d’entre elles, au profit d’une seule. Je rêve, Laurent David, et dans un réveil hitchcockéen, je prie à grosses gouttes salées pour que tout cela ne fût qu’un rêve. Engouffrons-nous dans l’entremissure des Doors! et restons de l’autre côté, dans les coulisses du théâtre mol. Nous sommes tous des organistes juifs américains montés au Cavaillé-Coll d’une cathédrale païenne déraillant sous les yeux de Brando, acteur de génie spectateur de génie. Je ne voudrais pour rien au monde repasser par le tunnel râpeux des années idéalisées où l’on pouvait croiser dans les couloirs géopolitiques Honecker ou Weildheim, Franco, Mao, Tito ou Papadópoulos. Le problème avec les rêves, c’est qu’ils charrient sans que nul haleur n’ait eu moyen de les prendre au lasso, leurs bateaux ivres de cauchemars. J’avais six ans depuis neuf jours le jour où Morrison fit de lui-même un homme mort. Les nuages brûlaient. Mais dans mes souvenirs, le carrelage céleste demeurait aussi froid sous mes pieds.