La musique vient d’être interdite de diffusion sur toutes les ondes radio en Somalie, sous peine d’enfer. La musique ne serait, selon les islamistes somaliens du Hezb al-Islam, qu’un blasphème, un sortilège, un acte vibratoire maléfique, le jaillissement sonore du diable. Douce ou brutale, aiguë ou basse, la musique, cette chose trouble, dangereuse, serait donc dotée d’un immense pouvoir insidieux, irrésistible, de perversion des bonnes âmes ; elle représenterait la perdition, la malédiction, la mort certaine de la chair. Mais quelle est cette signifiance, cette chose, cette tentation irrésistible, souterraine, satanique que porterait la musique; cette chose si redoutée par les intégristes somaliens, ces prescripteurs de morale, d’identité, de comportement ?
La musique est consubstantielle à l’homme ; elle est mise en tempo de la geste et du dire de l’homme ; elle parle, elle dit quelque chose de l’homme et de son temps ; elle donne du sens, elle aide non seulement à vivre mais aussi à penser. Schoenberg dit : « La musique est un exercice de métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie ». Premier blasphème pour l’intégriste : l’intégriste ne pense pas, il affirme des vérités closes, rigides, finies, révélées ; il est vacuité totale, monologue permanent, vide, vidé de toute pensée ouverte, novatrice. Alors pour lui, l’homme n’a pas à cogiter, à délibérer, à spéculer, à douter ni à raisonner. Il n’a qu’à vouloir ce que Dieu veut.
La musique est polysémie, verbe universel frappé du sceau de l’altérité. Elle se conjugue au pluriel ; elle s’amuse à confondre les dogmes, à bousculer, à transcender les frontières. L’intégriste, lui, porte dans son discours la fureur de la pureté. Il déteste tout ce qui est altérité, hors norme, différent. A ses yeux, aucune individualité n’a droit de cité, ne doit exister. Ne peut être que Dieu et soumission de l’homme à Dieu. L’intégriste nie l’Homme dans son altérité, donc dans son être ; il veut les hommes uniformes, homogènes, sans existence ni expression individuelles. L’altérité l’horripile ; elle est à sa croyance, une transgression, une infraction, un délit, une faute, une hérésie ; une hérésie méprisable qu’il s’agit d’asservir, de briser, de nettoyer. Quitte à saccager, immoler tout et tout le monde.
La musique est liberté imprévisible, exploration continue de voies et d’idées nouvelles ; l’intégriste, lui, cherche à enfermer l’Homme dans le carcan du déjà formulé, du déjà révélé. Tout a déjà été dit dans le Livre ; il n’y a plus rien à dire ou à inventer ; le Livre a devancé, devance l’existence ; le Livre est préalable à l’existence, il règle l’existence ; le Livre est la première et ultime vérité, la seule et immuable vérité ; seul importe le Livre, seul compte ce que dit le Livre ; il faut suivre les sacro-saints préceptes du Livre. La soumission au Livre est retour vers Dieu ; seule loi qui donne sens à la fortune de l’homme.
La musique est intériorité subjective, lieu essentiel de l’être intérieur ; l’espace du dedans n’existe pas pour l’intégriste car l’homme n’est que manifestation de Dieu. Le destin de l’intégriste est d’être totalitaire. Au nom de Dieu, au nom de l’affirmation du pouvoir de Dieu sur l’homme, il veut contrôler, tenir à l’œil, soumettre, définir, diriger chaque acte posé par l’homme ; il scrute, juge, jusque dans l’intimité, les faits et gestes de chacun. Il condamne, sans cérémonial, les hommes à la terreur, à la calcination, au nom de Dieu, car l’homme n’aurait d’existence possible hors de son obéissance, de sa vassalité, de sa soumission à Allah.
La musique est fécondité, puissance du lien, cérémonie de plaisir, geste de vie, temps de célébration. Elle illumine notre âme en disant ce qui vibre dans notre corps. Elle est ce sentiment jubilatoire qui vient du corps, qui appartient au corps ; elle est le corps, ce plaisir du corps qui par sa beauté embellit l’âme. Pour l’intégriste, le plaisir est une dérive, une glissade, une déchéance, un maléfice ; le plaisir est intrinsèquement mauvais, péché car tentation corporelle donc anéantissement certain dans la trivialité. Angoissé par son désir, terrifié par la peur de son propre corps (il a de sérieuses difficultés avec son corps), l’intégriste est opposé au principe de plaisir, à la jouissance de la vie. Il a peur de se risquer à la vie ; la mort est pour lui la seule vraie vie ; la seule naissance à la vie.
La musique est pulsation, rythme, mouvement dans l’espace et le temps ; la vie aussi. Même la saveur mélancolique, obscure, le chant-voix des morts, la musique est expression de vie ; elle est le reflet de l’homme qui bouge dans le temps et l’espace, un temps et un espace infinis, inachevables. L’intégriste, lui, vit, a choisi de vivre dans un temps hors temps, forclos, immobile, terminé ; un temps qui juge, exclut, excommunie, ampute, élimine, rejette la vie dans l’interdit.
La musique est nécessaire au développement des enfants. Le rythme aide à l’équilibre (j’invente rien, les maîtres de danse hip-hop sont super doués en équilibre ! ), la mélodie aide à la mémoire auditive. De manière générale, la musique est la bande sonore de l’immense film qu’est notre vie.
J’ai envie de prendre ma guitare et d’aller jouer là-bas. J’aimerais voir des croyants de ce pays mettre en musique leurs prières. C’est flippant de voir ce qu’un groupe comme celui-là est capable de faire…
Les Talibans afghans interdisaient les oiseaux en cage, coupables de chanter. Durant la Révolution culturelle chinoise, seul l’Opéra de Pékin, cher à la Bande des Quatre, resta ouvert avec le ballet « L’Orient est rouge » ; et seuls avaient cours les chants à la gloire de Mao. Maîtres de Phnom Penh, dont ils expulsèrent tous les habitants dès leur entrée dans la capitale cambodgienne, les Khmers rouges, maison après maison, brisèrent, entre autres, tous les disques, les tourne-disques et les magnétophones. Et toute musique, toute chanson, exceptés les péans à la gloire de l’Angkar, « l’Organisation », furent interdits.
En un mot, Shebabs, Talibans,Gardes rouges, Khmers rouges, question musique et tout le reste (sexualité bannie, vêtements uniformisés, moeurs quadrillés, usages civils militantisés, novlangue mécanisée, etc…) : TOUS LES MEMES.
Peu importe que l’idéologie soit religieuse ou politique. Puisqu’il s’agit à chaque fois d’imposer la même et unique servitude et le règne du même universel Maître.
Pour tout comprendre de cet ‘éternel triomphe du Maître, voyez Jambet-Lardreau, voyez Pierre Legendre.