Certains débats dans les journaux ont parfois la particularité de nous renvoyer à de vieux souvenirs plutôt que de nous plonger dans l’actualité brûlante. Dans l’ordre de ma petite chronologie personnelle, c’est ce qui m’est arrivé la semaine dernière en lisant les comptes-rendus du dernier livre de Michel Onfray.
Je repensais à ces moments où je travaillais dans une librairie en train de se développer et qui, aujourd’hui, est devenue une des plus importantes de la francophonie. Je me devais de constituer, par goût, mais aussi parce qu’on m’en laissait la liberté, un fond de science humaine. Voilà qu’à l’époque, donc, je me mets à commander du Spinoza, Kierkegaard, Nietzsche, Platon, Heidegger, Derrida, mais aussi de la sociologie, de la psychologie, de la psychanalyse. Et puis, petit à petit, par la logique des mises en place et de la visite des représentants qui viennent vous proposer les dernières nouveautés, mais aussi par la demande d’une clientèle extrêmement vaste, je me retrouve avec un rayon gentiment appelé « Développement personnel ».
J’apprenais qu’il existait un énorme continent livresque, jusqu’alors inconnu à mes yeux, mais que j’avais dû fréquenter par la force des choses. J’en ignorais tout, alors que très vite je me suis aperçu par un mouvement irrésistible de la rotation de ces titres, des demandes de la clientèle et des quelques classiques de ce rayon qui « tourne », que ce continent, oui, cet espace de masse aux contours imprécis représentaient, j’exagère à peine, la plus grosse demande de livres dit de « science humaine ».
Ce sont souvent des auteurs dont on ne parle jamais dans la presse, ou alors dans une presse spécialisée ; ce sont aussi des maisons d’éditions, pour la plupart obscures, mais dont le chiffre d’affaires ferait rêver de nombreux éditeurs indépendants de qualité, même si les frontières ne sont pas imperméables et que certains éditeurs comme Odile Jacob ou Robert Laffont ont des collections spécialisées dans ces affaires-là.
Dans ce fatras de livres aux titres souvent simplets et infantilisants, fabriqués par des éditeurs, je le disais, parfois obscurs et, paradoxe, pourtant très présents dans les librairies généralistes, on trouve un assortiment de conseils pour mieux vivre, mieux aimer, mieux gagner de l’argent, mieux se porter avec l’autre. Le cocktail, à quelques exceptions près, est sensiblement identique et se compose, pour l’essentiel, de trois bases : pseudo scientifique, d’abord, avec de nombreux aménagements de type comportementaliste ; vaguement morale, ensuite, en s’inspirant n’importe comment des philosophies orientales ; psychologique, enfin, dont le meilleur tiendrait du magazine féminin, le pire d’une sauce new age bien rance.
Moi qui pensais vendre, à l’époque, des camions de cours inédits de Michel Foucault, du dernier Derrida, du Bourdieu, du Nietzsche, du Deleuze, ou du Badiou, parmi de nombreux autres, je m’apercevais que ce type d’ouvrages, finalement, n’intéressait qu’une petite partie, très restreinte, du public. Il fallait me rendre compte qu’un rayon de science humaine se construisait aussi avec, voire surtout, ce que l’on peine à nommer, il faut bien l’avouer, un livre. J’en ai parcouru certains, survolé d’autres, dégoûté par l’ensemble. Me résolvant finalement à émettre deux hypothèses : soit ces auteurs étaient des escrocs, soit de parfaits imbéciles. Je ne voyais pas et, je n’en vois toujours pas d’ailleurs, d’autres possibilités.
Souvent, on m’a taxé de snob ou d’élitiste quand je tenais ce genre de propos. Me rétorquant que je ne comprenais pas la détresse des gens et que je me permettais de juger ce qui, peut-être, pouvait procurer du bien aux personnes. J’avoue n’avoir jamais compris ce type de remarques, car elles me semblaient, au contraire, sous des dehors doucereux et bienveillants, être le comble de la condescendance et du mépris… ce relativisme de bas étage signait un échec. Tout est perdu, que pouvons-nous y faire ? Ne pas juger et respecter, maîtres mots. Je ne m’y suis jamais résolu. Car s’il existe bel et bien, et de plus en plus, de manière suffocante, une misère sociale et économique, dont on connaît l’étroite parenté avec la misère liée à l’éducation, cela n’est plus à prouver, il existe aussi une misère proprement intellectuelle, déconnectée de son soubassement social. Si, bien évidemment, en termes de misère tout devrait être irrecevable, je pouvais observer, d’où j’étais, une sorte de misère sans classe. Ces auteurs, qui généralement prolonge les livres commis par un enseignement, des séminaires ou des stages, comme des gourous d’un nouvel âge, s’adressent à une clientèle loin d’être déshéritée. Mal-être civilisationnel, perte du sens, des valeurs, du rapport aux autres… Terreaux fertiles pour ressortir de nombreux vieux poncifs.
Et si Michel Onfray se trompait de cible ? Si, non seulement l’objectif, mais également l’angle d’attaque n’était pas le bon ? Je n’ai pas, pour l’heure, lu son livre, qui ne se trouve pas encore en libraire, mais je n’ai pu échapper aux extraits, analyses et contre-attaques qui en étaient donnés dans la presse. A priori, se dit-on, une redite, une énième relance de l’attaque de la psychanalyse et de son fondateur, comme ils en connurent depuis le début. Les réflexes, d’un côté comme de l’autre, semblent identiques, tenants et opposants paraissent jouer une partition bien connue. Il est parfois aisé de finir leurs phrases.
Je n’ignore pas le conflit certain, délicat et essentiel qui se joue depuis quelques années, concernant les troubles psychiques, entre les partisans d’une thérapeutique qui se cantonne à la recherche neurologique et comportementaliste (avec son lot de diagnostics et de médicaments qui suivent), et les partisans d’une thérapeutique qui passe par la parole, en gros, d’orientation psychanalytique, qui a le mérite de soutenir de bout en bout d’un processus la singularité du patient et d’en préserver le tracé subjectif. Je vais, bien entendu, très vite, mais il m’a toujours paru que sans même compter la rivalité à tout niveau qui opposait ces deux approches, la seconde devait pouvoir s’exercer de plein droit dans son déroulé médical, social, politique, mais aussi intellectuel.
Et je suis surpris de voir à quel point le flair de Michel Onfray, aujourd’hui, est à côté de la plaque quand il s’attaque autant à « l’homme Freud » qu’à son œuvre. A quel point, lui, si fier de se dire connecté à la réalité du monde, quand ce n’est pas du terroir, à la misère sociale et politique, pas vu, repéré cet amas livresque dégoulinant de bêtise et d’imbécillité qui constitue, pour le coup, un véritable impensé, un réel trou noir, un symptôme effarant de la vie des âmes et de l’esprit à notre époque. Loin des débats institutionnels, politiques, médicaux, intellectuels qui, à cet égard, sont une chance et le signe, au moins, d’une vie de l’esprit, il est cette masse de livres et de lecteurs, qui font leurs chemins à l’écart de toute exigence, j’allais dire, aussi, à l’écart de toute intelligence et qui, quand je les voyais un peu de près, me plongeaient dans des abîmes de tristesse et soulevaient mes plus vives inquiétudes.