Les Inrockuptibles portent ici bien mal leur nom : ils offrent à leur lectorat, dans le numéro du 21 septembre, un double entretien (avec Élisabeth Roudinesco et Benoît Jacquot) qui n’est rien moins qu’intègre, honnête ou rock’n roll.

Ainsi, nous apprenons par Benoît Jacquot que le journal a raboté la teneur très conflictuelle de la discussion entre les deux protagonistes, la dissimulant habilement sous l’expression policée : « dialogue de passionnés ». On sent bien d’ailleurs qu’il y a du frottement, que les invités ne se répondent pas, et que l’exercice tourne court. Le seul moment d’interlocution de l’interview est à mettre à l’initiative de B. Jacquot : « Toi, tu as fait une analyse, Élisabeth ? » On le remercie d’avoir posé la question, car la réponse (positive) n’avait en effet rien d’évident.

Est-ce en raison de cette stratégie de neutralisation que l’article rédigé par Jean-Marie Durand et Jean-Marc Lalanne – commence d’emblée par une phrase « fade jusqu’à l’exubérance » (comme le disait Pierre Desproges de l’endive) ? « Souvent perçu comme chef de secte, pervers ou escroc, Jacques Lacan reste, trente ans après sa disparition, en partie associé à la dimension sulfureuse du scandale. » Une inquiétante étrangeté nous saisit face à ce « déjà lu », énième variation journalistique sur le thème « Lacan : Diable ou Bon Génie, point d’interrogation ». « Idole » ou « démon » ? Monsieur Schneider, sortez de cette plume, s’il vous plaît !

Pourquoi gommer le conflit, le scandale fait par Benoît Jacquot « face aux allégations contenues » dans le nouveau livre de Roudinesco ? Après tout, retranscrire un entretien tournant à la rixe aurait fait un article bien plus croustillant ! Et aurait au moins eu le mérite de hisser cette bouillie à la dignité du feuilleté aux endives. La raison est claire : Roudinesco elle-même se dit « neutre » et « objective » dans son travail d’historienne. Elle affirme s’opposer aux fanatismes de tous bords et dépassionner le discours sur Lacan. Si tel était bien le cas, elle ne saurait susciter ni hostilité, ni critiques. En choisissant de maintenir les semblants d’une conversation apaisée et pacifiée, là où le refus et la colère se sont exprimés, Les Inrocks confortent donc subrepticement cette image d’une Roudinesco au-delà des conflits, désengagée et impartiale. Ils masquent et effacent au passage les critiques et l’indignation que les thèses de Roudinesco peuvent susciter.

Comme Lucrèce, le sage posté sur sa montagne qui observe, de l’extérieur et du dehors, les hommes se quereller et guerroyer dans la plaine, Roudinesco prétend surplomber les conflits du mouvement psychanalytique depuis la neutralité du point de vue de Dieu. Cette soi-disant neutralité est absolument imaginaire : chacun est nécessairement engagé sur l’échiquier des discours. « Il n’y a de vision qu’en perspective, de “connaissance” que perspectiviste (…). Mais éliminer toute volonté, suspendre les affects sans exception, à supposer que nous le puissions : comment ne serait-ce pas la castration de l’intellect ? » (Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 12).

Soulignons d’ailleurs le paradoxe : l’historienne se veut à la fois neutre, hors jeu, et simultanément, elle joue la grande évaluatrice, puisqu’elle s’estime apte à juger et réévaluer, dans son livre, « les apports décisifs du lacanisme au freudisme ». Quelle hypocrisie, quelle lâcheté l’amènent ainsi à masquer ses partis pris, parfois les plus éhontés ?
Les Inrockuptibles, comme les autres, sont donc tombés dans le panneau du « système Roudinesco ». Ou plutôt, ils s’y sont jetés à cœur joie. Car, à ce stade de la rentrée lacanienne, il apparaît que « Roudinesco » n’est plus seulement le nom d’une personne à la volonté mauvaise, mais nomme un système médiatico-éditorial tout entier.

Allons plus loin : si « Roudinesco » existe ainsi dans les médias, c’est qu’elle répond à un horizon d’attente, à la demande d’un public – comme le Livre noir en son temps, et peut-être le livre d’Onfray auquel se réfèrent les journalistes. Il y a certainement un rapport dialectique entre l’offre et la demande. «Roudinesco » est le nom d’un symptôme contemporain, le nom du malaise actuel de la vie intellectuelle française.

4 Commentaires

    • Cela dit, entre Élisabeth R et une JAM session, je ne suis pas sûr que la deuxième soit la moins rock ‘n’ roll des deux.

    • Les Inrockuptibles ont été rockompus. Quand le clan hospitalier se fout du clan charitable, tout fout le clan. Les conspirationnistes fomentent un complot contre le prisonnier de la seconde avenue. Les hautes murailles sont des barreaux de fer qui sanctuarisent les âmes qu’ils sectarisent. Les drapeaux rouges cherchent un vase transparent où verser leur propre honte. Rien de nouveau sous le soleil rouge sinon le soleil vert. C’est vraiment à mourir de vivre… On n’arrivera jamais à la ligne de départ. C’est probablement mieux comme ça, vu que le coup de feu atteint à tous les coups l’un des participants. Tu trêves ou quoi? Je m’rêve, exactement. Merde! j’ai encore loupé l’express Paris-Paris. Je vais être coincé là pendant combien de jours? Bon! Je prends mes cliques et mes claques dans la gueule, et je retourne à ma veste. Mon seul chez moi. Nous sommes tous des vagabonds allemands! Petits vagabonds pour l’homme, mais grands vagabonds pour l’humanité. (Roulement de symbole en crescendo-decrescendo)

    • Ou bien faut-il se taire au-delà de l’affaire. Où dans l’acte manqué d’un opéra-comique, le propre de la meute est, propulsée par son estomac, lorsqu’elle trouve porte close, de monter sur le toit.