A ses amis de gauche qui s’indignaient comme d’une trahison de son entrée dans un gouvernement de droite, le French Doctor avait assuré, dans Le Monde du 20 juin 2007 : « On me jugera à mes résultats. » Après trois ans d’exercice, quels sont ces résultats ?
-Postulat : Bernard Kouchner, avant que d’être ministre des Affaires étrangères et européennes de Nicolas Sarkozy, n’aura pas peu promu trois idées fortes : les droits de l’Homme, l’action humanitaire, le devoir d’ingérence.
-Constat : Devenu ministre de Nicolas Sarkozy, il n’a, que l’on sache, quasiment rien avancé dans ces trois domaines (ni guère davantage, ailleurs ; mais il n’était pas attendu qu’il se distingue sur la diplomatie « diplomatique », apanage présidentiel, s’il en est).
-Question : Où est passé le Kouchner interventionniste d’hier ? Même ministre étroitement sous tutelle, qu’est-il, à ce point de non-faire, arrivé au docteur Kouchner ?
-Hypothèses : 1) Reniement masochiste, dans la lignée, fin 2008, de son aggiornamento à 360 degrés, anathémisant Rama Yade : « J’ai eu tort de demander un secrétariat d’Etat aux droits de l’Homme. C’est une erreur. Car il y a une contradiction permanente entre les droits de l‘Homme et la politique étrangère d’un Etat. » 2) Soumission obligée. A peine rallié, d’emblée cadenassé, depuis l’Elysée, par Levitte, alias « Diplomator », et Guéant. 3) Action souterraine silencieuse (modalité, pourtant, peu kouchnérienne).
Reprenons. Elections présidentielles 2007. Kouchner, supposé homme de gauche et « conscience morale » en actes, se fait arraisonner (cédant à un goût certain du pouvoir et des honneurs, que la Gauche et Jospin lui auraient trop chichement mesurés) par Sarkozy. Plus belle prise de guerre du nouveau maître de l’Elysée à la Gauche. (Qui, derrière ses cris d’orfraie, pensa : bon débarras pour nous, et bien du plaisir pour eux !)
Il existe, historiquement, trois types de passage de la gauche vers la droite. 1) Le revirement idéologique radical (Doriot, passant du PCF au PPF ; Déat, de la S.F .I.O. à la Milice de Vichy) ou « soft » (Eric Besson, transfuge du P.S. à l’U.M.P.). 2) Le ralliement « instrumental », sans reniement idéologique : la gauche ne me donne pas les moyens, le poste, où mettre en œuvre mes idées ; la droite me l’offre (Martin Hirsch, Fadela Amara).
3) La soif de reconnaissance et de places. C’est le cas, semble-t-il, de Kouchner.
Car on aurait pu raisonnablement supposer qu’en échange de ce débauchage, et en bonne réciprocité, le nouveau transfuge négociât, pour prix de son ralliement, une part d’autonomie dans les domaines où il s’était illustré et dont il se voulait, de longue date, le symbole agissant (droits de l’Homme, donc ; action humanitaire ; devoir d’ingérence), et où, pensait-on naïvement, il aurait à cœur, idéalement, politiquement, médiatiquement, de continuer, autant que faire se peut, à s’illustrer, ne serait-ce que pour nourrir son image et sa popularité, deux carburants kouchnériens majeurs. Bref, on imagine difficilement que Kouchner, déjà plusieurs fois ministre et sauf à être demeuré novice en politique, se soit donné à Sarkozy pour un maroquin, aussi prestigieux soit-il, sans négocier quelques cartes blanches à soi et la faculté de porter personnellement ici ou là quelques belles causes extérieures, avantageuses médiatiquement, et suffisamment « exotiques » pour être tolérables (et même bienvenues, conférant un vernis de gauche à un pouvoir de droite), depuis l’Elysée, au regard des intérêts stratégiques de la France et des impératifs prudentiels de la Realpolitik. A quand, donc, espérait-on, une ingérence kouchnérienne au Darfour ou en Somalie, ailleurs encore en Afrique ? A quand la défense des droits de l’Homme du côté de la Tchétchénie, du Tibet, de la Birmanie, de Ceylan, de Cuba, de la Libye, ailleurs encore ? Il n’y avait que l’embarras du choix. Et, Kouchner étant Kouchner, l’on s’attendait à ce qu’il ajoute à la Geste kouchnérienne un nouvel avatar étatico-diplomatique, serait-il symbolique.
Or rien de cela ne s’est produit. Kouchner se mit d’emblée aux abonnés absents, sur son terrain d’élection de toujours.
De deux choses l’une. Ou, ivre du bonheur qui fondait sur lui et dont il n’osait, dans ses rêves les plus fous, pas même rêver, l’impétrant ne négocia rien. Ou son nouveau Maître, après l’avoir bercé de bonnes paroles, s’empressa de les oublier, sitôt le poisson ferré, les promesses n’obligeant que celui qui les croit. Et Kouchner, accroché à son maroquin, de s’incliner mélancoliquement sans remous apparents.
Dans tout cela, et par-delà la personne de Kouchner ministre, sur les malheurs et les états d’âme duquel on ne s’attendrira pas outre mesure, un seul et grand perdant : le droit d’ingérence et tout ce qu’il représente, que son parangon d’hier remisa dans les limbes, quand il avait enfin, O amer paradoxe, les moyens, peu ou prou, de le mettre en pratique.
Que Kouchner se soit fait marginaliser par l’Elysée sur les grands et petits dossiers de politique étrangère, y compris sur la Géorgie, l’Algérie, la Côte d’Ivoire, et encore, dernièrement, sur la diplomatie culturelle de la France et l’idée d’un Etat palestinien unilatéral, telle est la loi de la République sarkozyste et son univers impitoyable. Que nos ambassadeurs envoient aujourd’hui leurs dépêches en toute priorité à la cellule diplomatique de l’Elysée, telle est la réalité des choses. Que Kouchner ait joué « les idiots inutiles » et qu’aux yeux d’une droite que la gauche « morale » avait longtemps culpabilisée et qui, via l’opportunisme kouchnérien, lui retourne le compliment, il ait, dupe d’abord de lui-même, perdu tout prix et toute latitude à la minute-même où il se ralliait, tant pis pour lui. Que dans sa chute et sa descente muette aux enfers dorés du Quai d’Orsay, il ait, nolens volens, rélégué aux oubliettes et, de ce fait, dégradé l’idée-même du devoir d’ingérence, voilà qui restera porté à son débit, politiquement, intellectuellement et, presque, moralement.
Alors, peut-on encore sauver le soldat Kouchner ? Peut-il, s’il en a encore le ressort, avant que son maître Sarkozy ne le congédie du revers de la main un de ces prochains jours au profit de Jean-David Levitte ou de Christine Lagarde, peut-il nous révéler quelqu’action d’envergure, fidèle à ce qu’il fut hier avant d’être ministre ? Ou, à défaut, et avec le panache qu’on lui connut jadis, partir sur une première et dernière ingérence dont il se ferait enfin devoir vis-à-vis de lui-même ?
Invité à un meeting d’Urgence Darfour en mars 2007 à la Mutualité par B.H. Lévy qui, contre vents et marées, lui garde une amitié indéfectible, Bernard Kouchner, deux mois, jour pour jour, avant de devenir l’ombre ministérielle de lui-même, déclarait : « Ce soir, Darfouris, vous allez voir, c’est le début de la victoire. Il faut absolument que cessent les atermoiements, les fausses raisons. »
Alors, pourquoi pas, docteur Kouchner, de nouveau le Darfour ?
Le Darfour, où rien n’a changé.
Hubert Védrine aurait pu rejoindre le gouvernement Sarkozy ; on le lui aurait facilement pardonné, étant donné qu’il est en Europe, le seul à pouvoir penser le monde sans le parapluie de l’hégémonie culturelle, économique et militaire américaine et ce, sans frémir et sans trembler, droit dans ses bottes.
L’exclusion de cet homme de toute action politique est un réel gâchis pour la France et pour l’Europe dans la conduite de ses relations avec le monde extérieur ; son intelligence, sa lucidité et le courage de ses analyses nous manqueront cruellement à l’heure où nous semblons en avoir le plus besoin.
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Depuis qu’il a quitté MSF, l’incompétence de Kouchner en politique (à ce sujet, on ne peut s’empêcher de penser au « Principe de Peter ») n’a d’égale que les dérives de son ego et de son ennui.
Quant au Président Sarkozy : avoir nommé au Quai d’Orsay un homme qui aura été un des rares en France à soutenir l’intervention en Irak et par voie de conséquence, un des seuls à commettre une erreur d’appréciation aussi grossière, a de quoi nous inquiéter.
Plus de peur que de mal : Kouchner, homme fatigué pour une nomination de trop, s’est montré en panne d’imagination et d’inspiration. Et c’est très très bien comme ça.