Patrick Modiano revient avec L’Horizon, un roman sur la fuite du temps entre Paris et Berlin. Pour Transfuge, l’ancien prix Goncourt évoque son passé, son travail d’écrivain et son rapport au cinéma.
« Je peux vous poser une question un peu… comment dire… indiscrète ? » Je suis à peine arrivée dans cet immeuble parisien aux allures de palais délaissé que Patrick Modiano m’interroge et me mène sur le fil de ses obsessions. « Votre nom… c’est idiot sans doute… mais j’avais 17 ans et je rendais visite à cette femme dans les années 50-60… rue de Chanaleilles… Oui, à côté de chez elle, au numéro 14 de la rue… vivait un homme d’une soixantaine d’années, il portait le même nom que le vôtre… Un libraire… » Certaines personnes vous demandent si vous avez des connaissances en commun. Patrick Modiano, lui, ce sont les fantômes qu’il convoque. Je lui suggère que cet homme pourrait être mon arrière-grand-père qui était en effet libraire, son imaginaire semble apaisé. Patrick Modiano ne cesse jamais d’être Patrick Modiano, hors de sa topographie romanesque. Il se déplace dans le réel comme un homme traqué. Même dans la bibliothèque qui lui sert de bureau, il évolue en clandestin : sur un coin de canapé, il plie son corps immense et ses phrases inachevées en s’excusant sans cesse d’être ce qu’il est.
L’homme semble embarrassé par son patronyme trop célébré, il feint d’oublier le nom de ses romans, le destin de ses personnages ou la direction de ses pèlerinages fantasmatiques. Au gré des phrases de l’écrivain, les visages se brouillent, les noms s’effacent et les époques se mêlent, seuls demeurent ces implacables numéros de rues, comme de rares phares au cours d’une brumeuse traversée. Pour ne pas sombrer au milieu d’une idée, Patrick Modiano jette un coup d’oeil désespéré à son dernier livre, L’Horizon, « Comment s’appelle-t-il déjà le narrateur ? Bosmans, je crois. » Oui, Jean Bosmans ouvre le dernier roman de Modiano, il le clôt aussi. Un homme sans âge, mais que l’on devine au soir de sa vie, qui se souvient d’un amour perdu pour une certaine Margaret, jeune femme qui apparaît comme elle disparaît, sans adieux ni promesses. Nous saurons si peu de Margaret, même si elle prend la parole au coeur du livre, elle emportera son mystère. Petite soeur de Louki, la désespérée du Café de la jeunesse perdue (2007) et de Jacqueline, la femme aux multiples identités de Du plus loin de l’oubli (1996), Margaret s’efface dans la solitude du quartier d’Auteuil, jusqu’à ce qu’elle se heurte à un autre chien perdu, Jean, pour une histoire d’amour et de douleur. « Une première rencontre entre deux personnes est comme une blessure légère », écrit Modiano. Jean Bosmans sera assez fou, quarante ans plus tard, pour tenter de retrouver ce premier amour, quitter Paris et promener sa douce errance à Berlin. L’écrivain fait de cette ville la soeur tragique de Paris, une convalescente qui tente en vain de maquiller sa tristesse. Dans L’Horizon, Berlin est à Paris ce qu’est le désespoir à la mélancolie, la même chose en plus noir. Entre ces deux villes, la géographie du hasard happe les personnages, ils sont des poussières bringuebalées au gré des rues et des trains, sans une once de volonté et à peine plus de conscience.
Modiano peint des êtres dansant aux frontières de la morale, abandonnés aux flots de la vie : des enfants perdus du XXe siècle. Il y a quelques années, Modiano reconnaissait son admiration pour le roman d’Erich Maria Remarque, A l’Ouest rien de nouveau. Ce cri agonisant d’une jeunesse sacrifiée dans la boucherie de 1914-1918 pourrait en effet faire écho au mutisme de cette génération d’après-guerre dont l’écrivain français retrace sans cesse l’errance. Marqué à vie par la « nuit originelle » de l’Occupation française, l’écrivain poursuit ces déserteurs qui traversent leur destin hors la loi. Ils viennent peupler la galerie de portraits modianesques que l’on ne peut fixer par « définitions bien précises » comme on clouerait des papillons sur un tableau de chasse. Auprès d’eux, on retrouve certains habitués de l’univers de Modiano : le philosophe-gourou des cafés, le jeune homme qui rêve d’écrire, et le père, apparaissant dans ce dernier roman sous les airs d’un « prêtre défroqué ». Le père pourrait être la figure de proue de l’oeuvre de Modiano, depuis le premier roman, Place de l’Étoile (1965), qui indisposa à tel point Modiano père qu’il tenta d’en racheter tous les exemplaires lors de sa parution, jusqu’à ce dernier livre où il apparaît une nouvelle fois sous les traits du traître. Dans l’ombre paternelle apparaît aussi son double féminin, la « gorgone aux cheveux rouges », mère violente et rapace qui harcèle le narrateur jusque dans ses cauchemars. De ces parents qui n’en sont pas, l’auteur crée des personnages rares en littérature, croisements de la Folcoche de Bazin et de l’ogre de Chessex, personnages chez qui la perversité s’allie à l’indifférence.
Le ballet de ces spectres n’éclipse pas la lente révolution qui se joue à chaque page : le mouvement du temps qui réduit en cendres êtres et choses. Face à ce « néant », le narrateur avoue d’emblée qu’il se livre à « un jeu de patience ». Patrick Modiano, de ses épaules de Goliath, n’a pas un esprit de lutteur, il n’hésite pas à tracer les contours de l’oubli au coeur de ses romans. Il devient donc l’écrivain du non-dit et l’ellipse lui sert de signature. Même dans la conversation, l’homme n’est jamais aussi juste que dans ses silences. À la fin de l’interview, lorsqu’il faut bien quitter la douceur fébrile de son regard, je ne sais pas qui est Modiano. Seul résonne la solitude d’un homme et quelques numéros de rues au gré d’une mémoire chancelante.
Entretien
Transfuge n°38 / Mars 2010
Patrick Modiano
Une jeunesse perdue
Oriane Jeancourt Galignani