§. – L’Etoile de la Rédemption commence par une colère. Dans les tranchées, Rosenzweig est furieux contre Hegel. Il réfute la philosophie dite « idéaliste ». Celle des grands systèmes. « Rejeter toute peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. » Mieux (car beaucoup plus violent, beaucoup plus définitif) : « Toute connaissance du Tout a pour présupposé… rien. » La volonté de Rosenzweig, couvert de boue, à chaque seconde en train d’être déjà mort, perdu dans l’horreur, c’est d’en finir avec Hegel. Avec l’Esprit du Monde : avec les majuscules qui émasculent la réalité. La seule réalité qui tienne : la réalité humaine. Sartre nous fait remarquer dans Question de méthode qu’il en fut de même pour Kierkegaard : « C’est précisément ce savoir objectif que Kierkegaard conteste : pour lui, le dépassement de la conscience malheureuse reste purement verbal. L’homme existant ne peut être assimilé par un système d’idées ; quoi qu’on puisse dire et penser sur la souffrance, elle échappe au savoir dans la mesure où elle est soufferte en elle-même, pour elle-même et où le savoir reste impuissant à la transformer. » Sartre cite alors Kierkegaard : « Le philosophe construit un palais d’idées et il habite une chaumière. » Mais il y a une différence entre Rosenzweig et Kierkegaard. C’est que Rosenzweig, lui, dit adieu à la philosophie. Il n’entend écrire qu’un seul livre, faire une seule œuvre, pour prouver par sa vie même, en donnant un exemple définitif, et courageux, que la philosophie est pour lui quelque chose de terminé, de dépassé, de fini. D’usé. De périmé. Kierkegaard, ce n’est pas ça : il entend (pour sauver la religion, certes, mais il entend) faire œuvre philosophique, déployer, sinon un système systématique, du moins un système non systématique. Un système qui serait l’ennemi du systématisme. C’est pourquoi Sartre nous dit (et il a raison à mille pour cents) que « Kierkegaard est inséparable de Hegel. » Il poursuit : « Et cette négation farouche de tout système ne peut prendre naissance que dans un champ culturel entièrement commandé par l’hégélianisme. Ce Danois se sent traqué par les concepts, par l’Histoire, il défend sa peau. » Ces mots s’appliquent parfaitement à Rosenzweig. Mais Sartre, manifestement, n’a pas lu Rosenzweig. Nous sommes en 1960. L’œuvre de Rosenzweig était déjà connue. Sartre lisait parfaitement l’allemand (il avait découvert Husserl et Heidegger dans cette langue, à Berlin, à l’âge de 27 ans). Mais la « rencontre », hélas, n’a pas eu lieu.
§. – Sartre suite : « Kierkegaard fut le premier peut-être à marquer, contre Hegel et grâce à lui, l’incommensurabilité du réel et du savoir. » Cette formule, « incommensurabilité du réel » en rappelle une autre, qui se trouve à la (toute) première page de L’Etoile de la Rédemption : « Sans fin le sein de la terre inépuisable accouche du neuf. » Ce que Sartre dit de Kierkegaard, nous pouvons l’appliquer à Franz Rosenzweig.
§. – « La philosophie devrait avoir le courage de prêter l’oreille à ce cri et de ne pas fermer ses yeux devant la terrible réalité. » (Rosenzweig) Comme Kierkegaard, Rosenzweig nous dit ceci : l’existence humaine n’est pas réductible à la connaissance intellectuelle. Et Rosenzweig, définitif : « Nous ne voulons plus d’illusion du tout. »
§. – Qu’est-ce que le monde ? Nous avons toujours (jusqu’à Hegel), nous dit Rosenzweig, « cherché la réponse à la question dans la pensée. » Et puis (enfonçant le clou) : « Il semble que la pensée ne puisse aller plus loin que de se présenter visiblement elle-même, c’est-à-dire ma réalité la plus intérieure qui lui soit connue, comme une partie de l’édifice systématique. » Ma réalité intérieure… Sartre : « L’existence kierkegaardienne, c’est le travail de notre vie intérieure – résistances vaincues et sans cesse renaissantes, efforts sans cesse renouvelés, désespoirs surmontés, échecs provisoires et victoires précaires – en tant que ce travail s’oppose directement à la connaissance intellectuelle. »
§. – Par parenthèse, je ne sais pas si vous voyez la puissance de feu. De Sartre. La manière que Sartre, parlant de Kierkegaard, a de ramasser l’existence : « résistances vaincues et sans cesse renaissantes » : c’est fabuleux. « Efforts sans cesse renouvelés, désespoirs surmontés, échecs provisoires et victoires précaires. » Tout est là. Rien ne manque pour décrire tout entièrement l’existence.
§. – L’œuvre de Kierkegaard, continue Sartre (et nous, nous faisons comme si de rien n’était, n’est-ce pas : nous faisons comme si tout ce que disait Sartre de Kierkegaard s’appliquait en réalité à Rosenzweig – parce que c’est le cas, vraiment le cas), l’œuvre de Kierkegaard « peut se comprendre aussi comme la mort de l’idéalisme absolu : ce ne sont pas les idées qui changent les hommes, il ne suffit pas de connaître une passion par sa cause pour la supprimer, il faut la vivre, y opposer d’autres passions, la combattre avec ténacité, bref se travailler. » Rosenzweig, en écho : « Jusque-là, tout intérêt philosophique avait tourné autour du Tout connaissable ; l’homme lui aussi n’avait eu droit à être objet de la philosophie que dans cette relation au Tout. Et voilà qu’en face de ce monde connaissable, se dressait, indépendamment de lui, une autre réalité : l’homme vivant ; devant le Tout se dressait l’Un qui se moquait de toute totalité et de toute universalité. »
§. – Franz Rosenzweig veut philosopher une dernière fois : une première et une dernière fois, une toute première fois et une toute dernière fois. Il veut s’en aller avant d’avoir un système à élaborer : avant que de faire une ville (et le pli est vite pris quand on entre dans les méandres de la pensée, dans ses possibilités, ses excroissances, ses excès), il bâtira une maison, la sienne, et s’en tiendra pour quitte avec la pensée, avec sa pensée. Il sent qu’une philosophie doit tout entière tenir dans un ouvrage unique, précis, dense, définitif, qu’en même temps qu’un baptême, un livre de philosophie doit être à lui-même son propre tombeau. Au delà de 600 pages, disons 700, un livre, une œuvre philosophique devient une erreur, une philosophie de l’erreur. A partir du deuxième tome, la dialectique devient incontournable, et la pensée ne peut plus penser qu’elle-même. L’infiniment complexe devient se dissout dans la formalisation pure. Rosenzweig sait que par une œuvre unique, une œuvre toute seule, sans addendum, surgie des profondeurs de son être, une œuvre écrite à partir des humiliations, des déterminations, des sensations, des réflexions, il parviendra à quitter la philosophie pour entrer dans autre chose. Une œuvre isolée, sans solennités logiques, une œuvre presque tragique qui débouchera non sur une œuvre jumelle, successive mais sur de la : vie. Sur de l’existence humaine sans imitation. Si Rosenzweig écrit L’Etoile de la Rédemption, ce n’est pas pour continuer la philosophie : mais pour commencer une vie nouvelle. Nouvelle dans ce sens que personne au monde n’avait jamais eu, avant lui, cette vie-là. Une vie sans les normes précédentes, sans les divinités de l’habitude. Une existence livrée à sa propre générosité d’existence, libérée de la volonté de refaire le monde dans une théorie, une vie faite de rayons qui irisent et non plus, le front penché vers des prétentions fausses, une vie enfermée dans le théâtre imperméable à l’humain qu’est la dialectique hégélienne. Rosenzweig, avant Lévinas, cesse d’être un enfant pour aborder, en adulte face à la mort, dans le bourbier de 14, une somme intellectuelle, raffinée, sur le Visage. Par l’Etoile, Rosenzweig fait son entrée dans sa vie. Renoncement à la vie d’avant, oui, mais à toutes les formes de vie qui ne renoncent pas à leur vie antérieure. La force inouïe qui explose, comme une bombe, dans ce grand livre écarté, est de nous avertir que partout les choses, les pensées, les habitudes, les écoles, les idées (les plus laides comme les plus belles) nous empêchent de distinguer notre vie des vies, notre vie de la vie.
§. – Franz Rosenzweig n’aura, désormais, plus jamais besoin de savoir ce qu’il « pense » ; débarrassé de la philosophie, de ses mensonges et de ses pathologies, il va, l’air détaché, s’occuper de vivre : une vie dans laquelle Dieu, sous son visage le plus inattendu, jamais inerte, jamais inaccessible, mais tout simplement juif, est entré. Et c’est l’entrée, enfin, de Rosenzweig dans le matin. Dans le matin de la vie.
§. – Voici le premier des hommes, il n’est pas très âgé, à comprendre l’enjeu. A saisir, que ce monde n’est pas la copie idéale d’un monde, que les systèmes ne sont que de beaux dimanches sur le monde : des mythologies intellectuelles, poussées, des produits toxiques. Jamais l’homme, avec son inquiétude et son exaltation, jamais l’homme n’entrera dans Hegel. L’être humain, jamais, ne sera un cas particulier de l’intelligence de Hegel. Qu’a édifié Hegel ? Un conte.
§. – Et ce n’est certainement pas Marx, du coup, qui va nous permettre de vivre. D’entrer, en vie, dans la révolution. Rien n’est moins révolutionnaire que le marxisme. Parce que le marxisme, c’escore, c’est toujours de l’hégélianisme. Le marxisme, c’est encore et c’est toujours, (et ce n’est que) de la philosophie. Et ce n’est pas la philosophie qui nous permettra de sortir (enfin) de cette infernale insupportable gangue (poisseuse, poisseuse) : le /la politique. C’est le judaïsme. Et pourtant, Rosenzweig, là, s’insurge : son Etoile n’est en rien un livre juif. On comprend aisément pourquoi : si le livre était juif, il ne pourrait plus le devenir. Si le livre était déjà juif, avait commencé par être juif, il ne serait plus possibilité d’entrer dans le judaïsme : l’Etoile de la Rédemption est un mouvement vers. Vers le judaïsme : plus qu’un système établi, totalisant et totalitaire, on y voit une pensée, mouvante, avançante, vivante, puissante, qui défriche, en direct, sous nos yeux – cette pensée, sans le moindre a priori, s’aventure tellement loin dans elle-même, sondant sa propre originalité à mesure qu’elle rebondit sur son originalité fascinante, qu’elle va jusqu’à faire du judaïsme une possibilité de penser le christianisme. C’est une œuvre qui ne doit rien à personne : elle se livre, gratuite, dans sa beauté personnelle, universelle donc.
§. –Rosenzweig trace. On aurait pu croire que la marxisme était une praxis révolutionnaire : eh bien non. Il faut, pour établir la révolution, penser de manière systématiquement opposée à cet hégélien que fut Marx. Marx : « De même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il se fait de lui, de même on ne peut juger une… époque de bouleversement révolutionnaire sur sa conscience de soi. » Le judaïsme pense le contraire.
§. – Pourtant, Marx n’est pas Hegel. Le marxisme, dit Sartre « affirme, lui aussi que le fait humain est irréductible à la connaissance ». Nuance de taille. Sartre poursuit : « Il affirme qu’il doit se vivre et se produire ; seulement, il ne va pas le confondre avec la subjectivité vide d’une petite bourgeoisie puritaine et mystifiée : il en fait le thème immédiat de la totalisation philosophique. » Pas de Marx sans totalisation. (D’où certains ont vite conclu, par une folie des « ismes » : pas de marxisme sans totalitarisme).
§. – Phrase géniale de Sartre (Question de méthode) : « Kierkegaard ne voulait pas figurer comme concept dans le système hégélien. » Rosenzweig encore moins.
§. – Rosenzweig et Kierkegaard, contre Hegel, et même contre Marx, sont du côté de la : réalité. Marx est du côté de la réalité en apparences : mais de cette réalité, il ne peut s’empêcher de faire une totalité. Il semble que Marx ait remplacé l’Idée par la Réalité. Hegel voulait nous faire passer l’Idée pour la Réalité. Marx nous fait passer la Réalité pour l’Idée.
§. – Il ne s’agit pourtant pas, pour Rosenzweig, de se replier, comme en un cocon, dans une petite subjectivité douillette. L’œuvre de Rosenzweig est personnelle : pas égoïste. Elle est personnelle : mais elle conserve une part d’objectivité – elle n’est pas systématique, mais n’est pas circonscrite, non plus, à une subjectivité absolue, naïve, arrogante, coupée des autres, autiste, et repliée sur elle-même, comme dans un œuf. Rosenzweig n’est pas mesquin : il pense seul, mais il ne pense pas qu’à lui. Il pense à partir de lui : mais pas seulement, pas exclusivement vers lui. Il pense par lui : mais pas uniquement pour lui. Rosenzweig ne se concentre pas, calfeutré, sur le moment présent de son égoïsme, mais il n’est pas crispé, craintif, étriquée, sur l’instant. Comme un instant peureux qu’il s’agirait, à la façon d’un privilège, de conserver par peur de penser l’avenir. Au contraire : Rosenzweig est tout avenir, sa pensée est pour demain. Rosenzweig s’ouvre, comme un livre, comme son livre, sur une Pensée du Retour qui est la pensée du demain : il y a un messianisme rosenzweiguien qui fait de lui, quelques années avant le nazisme, le chantre clairvoyant des apocalypses à venir. Rosenzweig ne pense pas au lendemain (ce serait dérisoire, petit-bourgeois) : il pense le lendemain. Dès qu’il écrit, c’est sur les catastrophes. Non pour les « prédire » (Rosenzweig n’est pas medium, et il n’est en aucun cas prophète) mais pour, beaucoup plus simplement, les dire – les penser. La catastrophe, pour Rosenzweig, est toujours déjà là. Puisque le Messie (lui-même) est toujours déjà là.
§. – Le Messie est celui qui est toujours déjà là.
§. – Le Messie est celui qui a toujours été toujours déjà là.
§. – Le Messie est celui qui sera toujours toujours déjà là.
§. – Rosenzweig n’entend pas, comme dit Sartre, « se fasciner sur un présent ineffable pour ne voir son avenir. »
§. – Rosenzweig n’a qu’une obsession : comprendre, savoir ce que cela signifie, dans le fond, d’être juif. Personne, depuis Hegel, ne s’était posé vraiment la question parmi les juifs modernes, sécularisés, assimilés. Rosenzweig s’intéresse à la religion. Non d’abord parce qu’il se veut proche de Dieu, d’un dieu, mais parce qu’il a compris que la pensée, enfermée dans la philosophie, ne pensait plus. Ne pensait plus rien ou plutôt, avait fini par ne plus penser qu’elle-même. Rosenzweig a voulu sortir, de force, de cet étouffement ; c’est l’histoire, Rosenzweig, d’un homme qui a voulu respirer : pour la première fois, apprendre à respirer, par lui-même : se faire des bronches sur mesure, des bronches neuves : pour inventer un air spécial, capable de s’y engouffrer. Un air que personne n’a jamais encore respiré : oxygène. Oxygène des origines de l’être-juif, en latence peut-être, mais qu’on ne savait plus atteindre – un Retour doit s’amorcer. Et c’est là, justement, c’est là, très précisément, que Rosenzweig est révolutionnaire : cet air neuf, ce nouvel oxygène, c’est l’oxygène de l’aube, du matin du matin, c’est l’oxygène des Pères. Sans y avoir été préparé, Rosenzweig, qui ne demandait juste qu’à ne plus se faire laminer par Hegel, avait voulu penser autrement : penser autrement, pour lui, c’était d’abord, le réflexe était devenu naturel pour les juifs de son pays, de son époque (l’Allemagne des années 1910), se tourner vers le Dieu des chrétiens – une sortie possible de la philosophie. Encore que : Hegel englobe le christianisme, il englobe aussi le christianisme. Il l’embrasse, il l’étreint : il le pense. Il n’a presque rien laissé, Hegel. Pas une miette. Il a poser son dévolu idéaliste, idéal, dialectique, sur le spirituel, sur le temporel et l’intemporel, sur l’éternel : il a pensé le Christ. A tel point que Hegel est considéré comme le dernier Père de l’Eglise. Hegel s’est arrangé, une fois de plus, une fois encore, pour qu’une idée universelle soit un cas particulier de son système à lui. Le monde est hégélien, l’Histoire est hégélienne, l’Histoire du monde est hégélienne – après moi, dit-il, on ne peut plus penser. La pensée, c’est fait : j’ai tout pensé jusqu’à la fin des temps parce que j’ai pensé la fin des temps. Ma philosophie est valable dans son infinité, pour penser toutes les époques à venir : car l’avenir lui-même est une des catégories de la Phénoménologie de l’Esprit. Tout système à venir, toute originalité à venir, toute métaphysique future est déjà là, prévue, prépensée, comme excroissance de mon œuvre, comme avatar, comme rejeton. Ma philosophie clôt la philosophie. Non parce qu’elle met un point définitif : mais parce qu’elle ne s’ arrête jamais. Dans sa finitude même, elle s’ouvre vers tous les mondes, propose tous les avenirs, et l’univers y habite, à jamais. J’ai paralysé, en les inventant d’une manière ou d’une autre, toutes les pensées postérieures à la mienne : les réalités inédites, elles m’appartiennent, elles sont des vérités logiques déguisées en promenades. Les accidents de l’humanité ? En les déchiffrant, on trouvera derrière leur habit bourdonnant une intelligence avec mes conclusions. Tout le monde à venir est un collaborateur : toute réalité, jusqu’au jugement dernier, devra collaborer avec les lois de mon intelligence, devra se fondre dans les formes même de mon esprit. Sous la gangue exotique de la nouveauté, de la surprise, de l’inouï, on lira à travers les faits, une fois l’émotion passée, que l’Histoire des siècles s’accomplit, docile, dans le sens que j’ai dit. Toute chose m’est soumise avant d’être : je parviens à fixer toutes les aberrations, les vitesses, les chaos et le brouillon des événements, des vies, sur un tableau monumental où l’extraordinaire reprend, diplomatiquement, sa place de paramètre. L’accidentel, qui n’est qu’une variable que j’ai su rendre constante, sait qui est le vainqueur : mon système. Les choses, depuis leur méchanceté, savent que le contraire de ma pensée, c’est toujours ma pensée. Que la réfutation de mon système est la plus grande satisfaction de mon système, ainsi corroboré.
Quand je dis (dit Hegel) que j’ai clôt la philosophie, que je l’ai fermée, que j’y ai mis un terme, je ne dis pas que j’ai terminé de penser : mais qu’on ne peut plus, après moi, commencer de penser philosophiquement. Vous devez trouver autre chose. J’ai cassé l’instrument. Avions-nous, après Jimi Hendrix, besoin de nouveaux guitaristes ? La guitare a tout livré avec Hendrix : seul Hendrix aurait pu aller plus loin, parce qu’allait le plus loin qu’on puisse aller, c’était déjà les trois premières mesures de Hendrix. En un seul morceau, en un seul solo, Hendrix avait déjà établi la fin de la guitare électrique. Il était le seul à pouvoir continuer à finir l’histoire de la guitare. Il était le seul guitariste au monde à savoir comment se débarrasser pour toujours de la guitare. Après lui, il n’y aurait plus que des amateurs, ou des profs de guitare. Tuer la guitare, c’était jouer comme Hendrix. Après Hendrix, il fallait inventer un autre instrument. Un instrument ne demande qu’à être tué. Qu’à être épuisé par quelqu’un. Il ne s’appelle pas « instrument » pour rien. Un instrument, cela doit être passager, éphémère : comme une vie. Une guitare, un piano, cela ne demande qu’une chose : d’être essoré par le génie qui va avec. Un instrument attend cette rencontre : il a le trac. Il sait qu’après avoir joui comme jamais, un homme, un seul, va l’épuiser à jamais, le tuer, caresser son être, atteindre son essence, et le rendre caduc jusqu’au jugement dernier. Ceux qui ont joué de la guitare avant Hendrix étaient la salle d’attente d’Hendrix. Les guitares s’impatientaient. Elles s’ennuyaient un peu. Elles se préparaient pour lui. Des musiciens, souvent très bons, tentaient de leur donner du plaisir, de leur donner un sens. Elles aimaient bien ces caresses : mais le plus souvent, elles simulaient. Elles attendaient le coup du siècle ! Le cador des cadors. Leur Dieu. Leur maître. Elles attendaient de pouvoir jouer le rôle d’esclaves : qui allaient les soumettre définitivement ? Pour qui allaient-elles être capables de se suicider ? Pour Jimi. Pour Jimi Hendrix. Une guitare qui vit sa vie de guitare après Hendrix, je veux dire : une fois Hendrix mort (et enterré), cette guitare-là n’a plus rien à espérer de grisant de la vie. Comparant la guitare à la philosophie, je compare un instrument à un domaine : mais c’est que pour moi, pour moi Hegel, la philosophie n’est pas un art (il serait fou de comparer la guitare et la littérature, par exemple : seule la musique serait « comparable » – si tant est que cela ait un sens – à la littérature) ; la philosophie n’est pas, non plus, une science. La philosophie n’est pas autre chose qu’un instrument : instrument qui, précisément, nous aide à comprendre ce qu’est l’art, ou nous aide à appréhender ce qu’est la science. C’est un instrument : j’en ai joué, moi, comme Hendrix a joué de la guitare. Jetez toutes les guitares, elles ne servent plus à rien. Jetez toutes les philosophies : elles seraient redondantes, pas au niveau, elles seraient en trop, de trop, superflues, superfétatoires – dans le meilleur des cas, elles seraient des redites (même et surtout sous forme de déni, de négation, de dénégation, elles seraient des redites, des doublons, des mimes, des sosies). Après Hendrix, la guitare ne peut que s’ennuyer. Après moi, la philosophie ne peut que se tromper. Après moi, il n’y aura plus place que pour des idéologues : c’est-à-dire des « hommes relatifs » (Sartre – oui, je cite Sartre, ce prof !, ce prof de philo). Heidegger ? Il a voulu retourner à la guitare sèche, à la mandoline, à l’Etre, aux Grecs. Ce n’est pas une avancée philosophique : c’est une épidémie étymologique.
Ma philosophie, dit Hegel, est prolongeable (elle vaut pour tous les temps : avant moi, pendant moi, après moi) : toute philosophie après moi sera sa prolongation. Le seul qui m’ennuie (dit Hegel), c’est Rosenzweig. Marx ne m’ennuie pas : c’est mon meilleur élève. C’est un disciple. Il me chicane sur des points précis, mais ça ne va pas plus loin. Marx ne me fait pas peur : c’est ma philosophie avec une barbe. Nietzsche, c’est un poète. Un fou. Non, non, celui qui m’inquiète (qui me met hors de moi, qui se situe hors de mon système), c’est Rosenzweig. Il a commencé par m’étudier. Dans les moindres détails. Il a fait sa thèse sur moi. Il a même étudié le Christ sous mon angle, sous mon égide, avec mes outils. On peut dire que c’est grâce à moi, dans un tout premier temps, qu’il a repoussé le judaïsme, qu’il a renoncé à être le juif qu’il était. J’aurai empêché son retour le plus longtemps possible. Mais il s’est passé quelque chose. La réalité a fini par me faire concurrence dans son esprit. La souffrance a modifié des données dans son cœur, dans son être. Il a dressé contre ma philosophie son anti-philosophie. A mon système, il a opposé un anti-système. Il me résiste bien. Il parvient à me résister encore. J’avoue que je ne l’avais pas vu venir. J’étais dans le Tout : on me dit qu’il est dans le Vrai. C’est prétentieux de sa part, je trouve. C’est arrogant. Le Vrai, c’est le Tout. Point. Il n’y a guère à revenir là-dessus. Je ne supporte pas qu’on morcelle mon Tout. J’ai passé ma vie à bâtir ce Tout. Cette totalité, parfaitement pensée, définitivement dite, Rosenzweig, en un seul petit livre de 700 pages (de rien du tout) voudrait en faire un puzzle ? Emietter mon Tout ? Casser mon Tout ? Faire de mon Tout un Tout partiel, un Tout fragmenté, démantibulé ? C’est une horreur – et c’est une hérésie. Le post-hégélianisme, ça n’existe pas. Ou plutôt si : mais c’est encore de l’hégélianisme. Rosenzweig, mon ami, tu es trop porté sur la mort humaine : tu vois les choses par le petit bout de la lorgnette. Ton point de vue est trop étriqué. Ton prisme, je le comprends : c’est le feu de la guerre, et la terreur de tomber dans une flaque, sous une pluie de balles, d’obus. Mais c’est un point de vue que je trouve étroit. C’est un prisme qui me semble étriqué. Tu n’as pas, avec ta baïonnette et ton casque lourd, pensé à oublier ton corps : il te rappelle tellement à l’ordre, avec sa peur indétachable, qu’il te fait dérailler. La mort est beaucoup trop subjective pour moi, ou plutôt : ce que je lui reproche, à la mort, c’est qu’elle est trop individuelle. C’est toujours trop quelqu’un qui meurt. La mort est trop personnalisée : elle n’est pas spécialement pertinente. La mort ne sert pas mon propos. La peur non plus. La mort est hors sujet. C’est bien beau, de mourir, et de souffrir, mais franchement : je ne vois pas le rapport. Je ne vois pas l’intérêt ! L’individuel, c’est un réservoir à épanchements : il empêche l’univers d’être Vrai. Je ne peux pas m’occuper de chacun. La philosophie ne se préoccupe pas des emplois du temps. Je ne vais pas m’arrêter de penser parce qu’une grand-mère est en train de claquer ! C’est embêtant, ce cas par cas : c’est comme une mouche qui agace, dans mon bureau d’Iena.
Après Hegel, on peut dire que la philosophie est morte : parce qu’elle a tout recouvert. Une philosophie qui est devenue elle-même Tout, le Tout, se dilue. Elle n’est plus une matière : elle est toute la matière ; elle a fait feu de tout bois. Elle a fait feu du bois de Tout. Il faudrait se demander ce qu’Hegel a laissé a ses successeurs, comme os à ronger. Dans Hegel, l’Absolu existait encore, sous sa forme mystique, sous son allure divine : le christianisme est inclu dedans ; la philosophie de Hegel contient le christianisme. C’est une philosophie dont le but ultime est d’affirmer la toute-puissance de l’Etat, mais le christianisme conduit à cet Etat ; et Dieu est un moyen de parvenir, parmi tous les autres, à la philosophie du Droit, la plus haute qui soit, l’ultime, l’aboutissement. Tout ce qui n’est pas philosophie du Droit, c’est-à-dire fondement de l’essence de l’Etat, n’est qu’une philosophie annexe, secondaire, anecdotique : une philosophie incomplète. On aurait même ou faire mourir la philosophie avec Kant, mais Hegel, génial continuateur de Kant (en même temps que son contradicteur numéro un) a poussé tellement loin la systématisation, et l’importance de son système fut telle, dans « l’histoire des idées », que c’est à lui qu’on laissera le soin de fermer définitivement la porte. Depuis Hegel, la philosophie est morte : il n’y a plus que des philosophes. Et même : il n’y a plus que des professeurs de philosophies. Et même : il n’y a plus que des professeurs de philo. Et même : il n’y a plus que des profs de philo. Oui, la philosophie, celle qui avait fini, malgré tout, par changer le monde, n’est plus depuis Hegel que de la « philo ».
Kant avait déjà poignardé la philosophie : il en avait fait une simple délimitation méthodologique, un champ pour d’autres voies de la connaissance. Il l’avait réduite à une définition de possibilité d’étude pour que d’autres disciplines que la philosophie, dans le cadre épistémologique par elle défini, déblayé, puissent tranquillement, légitimement s’appliquer. La philosophie kantienne est une philosophie qui s’efface devant toutes les autres disciplines : elle n’est que préliminaire, elle fait le ménage avant l’arrivée des convives (de luxe, de qualité). Hegel continue Kant en faisant mine de ne pas s’en apercevoir : tête baissée, avec tout son génie, il enfonce le clou ; il élève le débat : il élève surtout la Raison. Et il est possible que Hegel n’ait pas eu besoin de son Système philosophique totalisant, totalisateur, pour nous délivrer ses thèses inédites, fulgurantes, sur la famille, la société civile, les ouvriers, la bourgeoisie, ou l’Etat. Pour Kant, l’absolu, c’est quelque chose qu’on ne peut pas penser : Dieu est ailleurs, il n’habite pas notre « entendement ». Le monde de Dieu ne réside pas dans l’intelligence humaine : seule l’intelligence humaine habite (dans) l’intelligence humaine. Ca fait comme des poupées russes. En nous, il y a l’équivalent de ce que le divin recèle de moral, d’éthique, mais c’est en nous qu’il faut le chercher, le trouver : l’actionner. Pour Kant, nous sommes enfermés en nous : la raison est ce que nous avons de plus puissant et de plus limité, de plus précieux et de plus déprimant. De plus puissant, car elle nous permet de dégager des lois universelles, de plus limité car elle ne nous permet pas de nous arracher à l’extérieur d’elle-même pour penser Dieu (elle agit ainsi comme un trou noir). De plus précieux car nous n’avons qu’elle pour penser notre condition, et devenir meilleurs, et devenir humains (ce qui est le but de toute vie). Démoralisant, parce que nous ne serons jamais que ce ne pouvons être : le petit déclic qui viendrait nous faire dévier de ce que la raison permet, autorise, prévoit, le petit déclic, l’impulsion (comme l’intuition, comme tout ce qui plus généralement est irrationnel) viendrait nous rendre hors-sujet à nous mêmes, exotiques à nous-mêmes, et comme étrangers, faisant de nous des êtres prompts à nous étonner nous-mêmes de nous-mêmes, ce petit déclic n’existe pas.
Après Claude FRANCOIS, Michael JACKSON et Roman POLANSKI je m’attendais à lire les émucubrations de Mr MOIX sur Dorothée ou Chantal GOYA.
Que nenni, voilà que ce grand Philosophe de YAN s’attaque à ROSENZWEIG !
C’est qu’il se met à la lecture le jeune homme…
…Pour en arriver à une conclusion GRANDIOSE ; « La philosophie est encore l’une des rares disciplines où la réflexion peut encore être rempart contre les passions irrationnelles de toutes sortes qui guettent l’homme »
Merci Mr MOIX nul n’y avait pensé avant vous, décidemment vous ètes un acteur majeur de la pensée comptemporaire, mais définitivement dans la catégorie grand comique.
Si j’ai bien compris :
1) On règle ses comptes à la philosophie grâce à Rosenzweig et Sartre.
Au passage, je note que vous parlez de la philosophie comme si elle était une personne. Ce qui représente un flagrant délit d’anthropomorphisme, aggravé par votre comparaison entre la philosophie et la guitare sur laquelle il y aurait beaucoup à redire.
2) On réduit la philosophie à Hegel, Kierkegaard, Marx, Sartre et Kant. Le méchant dans l’affaire semble être Hegel et son absolutisme qui ne serait que l’affirmation que la seule religion qui vise l’universel c’est le christianisme.
Soit ! Pour quel résultat ?
Allez-vous rendre Hegel responsable de la Shoah ? S’il y a un auteur chez qui on peut retrouver des pages plus qu’ambiguës sur les juifs, c’est bien Nietzsche. Lisez-le attentivement. Vous serez effaré par ses propos.
De plus, vous laissez entendre que Rosenzweig reproche à Hegel son système totalisant qui écrase tout sur son passage, le judaïsme y compris. Pourtant, le Christ, figure centrale chez Hegel, est juif et c’est en tant que tel qu’il se présente pour rappeler la LOI aux juifs.
Sans le Judaïsme, pas de Christianisme et pas d’Islam aussi.
Si le monothéisme constitue grâce au Judaïsme un bond formidable pour l’humanité. En effet, les hommes cessent de croire en des divinités multiples et protéiformes pour accéder à l’absolu (Tiens ! l’absolu n’est-ce pas ce que vous reprochiez à Hegel ?). Les hommes deviennent intelligents et adultes. Ils s’éveillent à une certaine rationalité par le travail interprétatif sur le texte sacré. N’est-ce pas ce qu’encourage la tradition juive dans toute son excellence? Constamment confronter la réalité au texte sacré par un commentaire sans cesse renouvelé, revivifié et qui évite tout dogmatisme ?
Malheureusement, le revers de la médaille c’est qu’il n’y a pas un monothéisme mais des monothéismes. Tous se prétendent absolus dans leurs lectures extrêmes de leurs textes sacrés, alors qu’ils découlent de la même source: le judaïsme.
Alors de deux choses l’une.
– Ou bien le judaïsme est la seule religion digne de ce nom et les autres ne sont que des excroissances ratées. Je vous laisse tirer par vous même les conséquences d’une telle position !
– Ou bien aucune religion ne peut prétendre à l’absolu et elles sont condamnées à vivre ensemble, à se reconnaître et à se respecter. Je vous laisse deviner l’ampleur de la tâche.
Si, il y a une autre solution : la disparition de la religion purement et simplement. Pas sûr que ce soit la meilleure option car l’athéisme peut être aussi bête et stupide que les divagations des religieux.
Par conséquent, je pense que face à cette complexité, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La philosophie est encore l’une des rares disciplines où la réflexion peut encore être rempart contre les passions irrationnelles de toutes sortes qui guettent l’homme.