Ils étaient pour la plupart des citoyens « effroyablement » ordinaires, des  bons pères de famille, bons sous tous rapports, chrétiens pratiquants assidus à toutes les messes du dimanche.  Et pourtant, armés de gourdin, de machettes, ils vont s’acharner pendant trois mois – d’avril à juillet 1994 – sur leurs voisins Tutsi, avec une violence inouïe, une cruauté innommable, suppliciant femmes, enfants, hommes et vieillards. Avec une normalité banale.  Ils ne tuaient pas, ils « travaillaient », disaient-ils.

Mais comment devient-on ce bourreau monstrueux,  boucher de ses voisins ? Comment devient-on ce bras qui porte la machette, qui se lève sans pitié pour frapper, découper,  éradiquer hommes, femmes, enfants et vieillards ? Comment devient-on un génocidaire rwandais, un interahamwe ordinaire ? Mystère insondable de la barbarie humaine? Ou alors rationalité irrationnel du basculement de l’homme vers l’inhumanité, mécanisme identifiable, décelable, explicable ?

Le génocide contre les Tutsi du Rwanda fut précédé par un temps long de maturation,  de préparation ; un temps marqué, rythmé par une propagande intensive de haine, une propagande totale,  minutieusement pensée. Le génocide extermine  d’abord avec les mots ;  la liquidation est d’abord sémantique, idéologique et ensuite seulement physique. La machine de mort est en premier lieu une vision du monde, une idéologie globale, l’idéologie du génocide.

Au commencement du génocide contre les Tutsi du Rwanda, il y a un système de pensée essentiellement raciste, agrégat de trois idées simples : la négation de l’humanité des Tutsi, la sacralisation binaire des différences en communautés ethniques biologiques, la réduction de la démocratie au droit de la majorité d’écraser la minorité. La fonction de cette construction idéologique ? Polir les esprits, corrompre la raison, attaquer la capacité de penser, miner l’intellect,  envahir l’intériorité de chaque Hutu, l’assujettir à la haine,  la nourrir de haine,  atteindre l’affectivité individuelle et collective, annihiler toute velléité de libre arbitre, créer une dynamique de meutes, exalter la rage contre l’infâme ennemi désigné, les Tutsi.

« L’ennemi principal, précise un document de l’armée rwandaise de l’époque, daté du 21 septembre 1992, est le Tutsi de l’intérieur et de l’extérieur. »  Et un haut dignitaire de l’Eglise rwandaise, un évêque, Monseigneur Phocas Nikwigize, d’ajouter, de clôturer radicalement les Tutsi dans le champs de mal : « Le Hutu est  simple est direct mais le Tutsi  est fourbe, sournois, mauvais par nature. » Mais alors, que faire de cet ennemi, cet ennemi, condensé de tous les fantasmes, cet ennemi qui serait à la fois un être de rien et de l’avoir, du pognon ; un être vétille et doté d’un pouvoir insaisissable, mû par une volonté inlassable de domination, une soif infinie de pouvoir ; que faire de cet ennemi,  par-dessus tout, maitre de la jouissance, secret et magie de ses femmes Tutsi ; cet ennemi déclaré source ontologique, existentielle du manque à être du Hutu ; cet ennemi à la fois fascinant à l’obsessionnel et chargé de toutes les abjections, de tous les maux de la terre? Oui, que faire de cet opposé ? Le journal Kangura répond en illustrant la couverture d’un de ces numéros par la photo d’une machette accompagnée de la légende suivante : « Quelles sont les armes que nous utiliserons pour venir à bout définitivement des Inyenzi

En assimilant le Tutsi aux inyenzi, aux cancrelats, insectes associées à la saleté, quelle est l’intentionnalité de cette torsade doctrinale haineuse ? Contester l’humanité de tous les Tutsi, les rejeter, les refouler hors du monde. Oui, mais encore ?  Préparer leur extermination. Cette animalisation n’est nullement fortuite, elle prépare le passage à l’acte ; elle préfigure la certitude de la transgression ultime, la cruauté à venir, la violence totale, la chasse au facies à travers bananeraies et marais.

La chasse au facies… L’idéologie du génocide crée son vocabulaire, son discours, son langage. Un langage biologique. C’est qu’elle cherche sa légitimité dans la chair. Alors la singularité de chaque rwandais sera incarcérée dans un corps collectif fantasmé classé sous l’étiquette de Hutu ou de Tutsi. La différence physique est désormais ordonnée destin ; la fatalité biologique des différences physiques, réelles ou imaginaires, cornée pour justifier en amont le crime. Mais voilà, le profil du Tutsi est parfois vague, difficile à différencier de celui du Hutu d’en face. Cette indéfinition du facies est gênante ; elle fait de la cible à la fois un étranger et un semblable à soi, un ennemi d’autant plus dangereux et haïssable qu’il est ressemblant, congénère,  proche dans la langue et la culture.  La question obsessionnelle ? Comment débusquer cet ennemi du dehors et du dedans ? Sur les barrages de la mort, la carte d’identité nationale qui matérialise les appartenances ethniques servira de document de vérification en cas de doute, de soupçon, de flottement.

Car il s’agit bien de séparer le monde en deux,  d’un côté, « Nous » – Hutu, peuple légitime car majoritaire, peuple costaud, tout puissant par la multitude, peuple démocratique car seule la force du nombre fait la démocratie, peuple premier sur cette terre qui doit se serrer les coudes, et  de l’autre coté, « eux », ces cafards, minoritaires, ces étrangers aux origines douteuses, hamitiques, abyssiniennes.  L’alternative génocidaire, eux ou nous, est ainsi posée. Et les idéologues du génocide, la rhétorique sanglante,  de vociférer : cette race de Tutsi doit être éradiquée, son destin est d’être exterminée ; et la seule manière d’être au monde du Hutu, du bon Hutu, du Hutu authentique est de les tuer tous !

Le mot d’ordre sera colporté par les médias officiels et apparentés. La Radio Télévision des Milles collines, « radio machette », peut se déchainer, appeler ouvertement à longueur de journées « le peuple à sortir avec machettes, lances, flèches, houes, pelles, râteaux, clous, bâtons, fers électriques, fils de fers barbelés, pierres, pour tuer, dans l’amour et l’ordre, tous les Tutsi, ceux qui ont des longs nez, qui sont grands et minces », à « tuer même les nourrissons » jusqu’à ce que « les fosses soient pleines ».

Face à ce discours abominable, monstrueux, faisant de l’extermination des Tutsi,  la norme sociale, quelques Hutu résistent, refusent de se laisser entrainer. Mieux, dans le secret de leurs maisons, ils choisissent de faire refuge, de protéger plutôt que de massacrer. Au risque de leur vie. Mais beaucoup d’autres font le choix inverse : ils ne composent  pas ;  ils témoignent de leur coopération avec ferveur, avec jouissance. Ils adhèrent. Pourquoi ? La lâcheté ? Les facilités de la condition du bourreau face à sa victime ? La volupté de faire le mal ? La jouissance d’exercer sa puissance sur plus faible que soi ? La nuit de la raison ? L’effondrement du sens pilonné par l’idéologie du génocide?

L’idéologie du génocide travaille à déshumaniser le groupe cible, à réfuter son humanité. Elle l’insulte, le dégrade, l’avilit, le roue de coups verbaux, le désigne à l’effacement. La victime est un inyenzi, un cancrelat. La justification morale est là, et si le dispositif administratif de l’extermination est en place, l’exécution du génocide peut commencer. Le génocidaire, en groupe assemblé, est d’ailleurs prêt depuis bien longtemps; il attend avec impatience, l’esprit obscur, bouillonnant, anonyme dans la meute, le coup d’envoi, les ordres,  la main fixée sur la machette ; il veut frapper dans les corps comme on frappe dans les bananeraies, participer à la mise à mort de ces Inyenzi. Rongé par la gangrène de la haine, l’humanité en abîme, annulée, meneur ou suiveur,  il veut « travailler», appliquer le programme, affirmer sa toute puissance dans l’avilissement de la souffrance de ses victimes. Raturer la vie dans la liesse.  C’est qu’il y a belle lurette que l’humanité  a déserté son souffle : à force d’humilier, d’insulter, de dégrader, de mettre à part, de déshumaniser ou d’accepter la déshumanisation de l’autre, sans états d’âme.

2 Commentaires

  1. Aidez nous pour que cela ne se répète pas.Le monde évolue, la tactique du mal aussi.
    S’il faut aider les Rwandais il faut le faire sans parti pris et punir les coupables sans partialité d’aucune tendance.

  2. Ca m’étonne que personne n’ait réagi à votre article. Vous décrivez l’image des Tutsi chez les Hutu. Au fait comment sont les hutu aux yeux des Tutsi? Question de curiosité.