La misère incurable? C’est eux. Les maladies tout autant invétérées? Encore eux. L’impuissance, l’infécondité? Toujours eux. Même les semelles trouées, c’est eux. Ils appartiennent au monde de l’invisible, au monde souterrain du mal. Ils sont la manifestation terrestre des mauvais esprits. Ils portent en eux une puissance maléfique. Regardez d’ailleurs comme ils sont étranges, insensés, biscornus ! Regardez leurs yeux ; leurs yeux qui bougent tout le temps ; leurs yeux rouges qui ne voient bien que la nuit venue ; leurs yeux qui redoutent le jour. Regardez leurs corps délavés, blafards, pâles, décrépits, lépreux. S’ils ont été créés ainsi, s’ils sont aussi anormaux, c’est que des lois de la nature ont été violées ! C’est connu : ils sont la semence de l’impossible et de l’interdit. Ils sont le fruit de l’inceste ou de l’adultère. De toutes les façons, il faut conjurer, purifier, exorciser le mal qu’ils incarnent. Leur sacrifice est un pré-requis indispensable, une libation obligée pour expier les malheurs, se concilier avec les dieux et rétablir ainsi l’ordre naturel des choses.
Et puis, il est prouvé que la consommation d’un breuvage concocté à partir de leurs restes est un orviétan efficace dans le traitement de certaines maladies graves, comme l’impuissance ; l’impuissance, cette peste qui se glisse malicieusement dans votre corps et dans votre esprit. Oui, tout le monde le sait : si le placenta du chien guérit les névralgies, si l’ongle de l’élan protège contre l’épilepsie, si la corne de rhinocéros broyée soigne l’ulcère, seule l’absorption d’une mixture associant la sève de leurs cervelles écrasées, la pelure de leurs bras moulus, l’écorce de leurs jambes ébouillantées, guérit de l’impuissance ; cette mixture, cette potion est magique, elle est source de puissance. Absorbez-en une dose et vous serez « blindé » à jamais, indestructible, invincible, puissant, tout-puissant.
La rumeur, le brouhaha, la clameur, la foule, la meute. La meute et la poussière ; la meute qui cherche une victime expiatoire à son impotence quotidienne. Hérissement de la fourrure. Bouffée d’animosité, de fiel, d’hostilité. Emportement. À mort ! Et voilà la foule enfiévrée, avinée de démence, qui gesticule, se signe, implore à la fois la volonté du très haut et du tout puissant, l’ultime volition de la coutume ; la foule qui vocifère, parle en désordre. À mort ! La haine est tirée. La foule qui avance en bande, la colère dans les tripes, la foule en fatras de haine. À mort ! La foule, et chacun dans la foule, le corps castré par la misère, l’esprit échoué dans l’obscurité des temps, l’espérant de vie insignifiant, zéro, le destin funeste ; et chacun dans l’anonymat de la foule qui hurle, meugle plus fort que son voisin. A mort ! La foule hystérique, exaltée, la meute en transe, fauve affamé de chair, le corps ventru de boue et de haine, la meute les crocs dehors, prête à charcuter, broyer, dépecer, déchiqueter. À mort ! Pestilence de cadavre. Le sang comme la poussière. Un homme mordra la poussière. Parce qu’il est différent, parce qu’il porte une différence invariable, irrévocable, définitive, sans appel. Parce que sa peau fait peur ; parce que la couleur de sa peau suscite la frayeur, la terreur. Parce qu’il a « le sang noir et la peau blanche » ; parce qu’il est faux blanc et faux noir ; parce qu’il est Albinos.