Christian de Portzamparc veut faire vivre le passé en le détruisant. C’est ce que l’on apprend dans la lettre laconique qu’il a adressé au Monde le 14 mai pour défendre le projet architectural de l’agence Sanaa à la Samaritaine, dont le permis de construire a récemment été annulé par le tribunal administratif de Paris, trop tard hélas, puisque le mal a été fait : des maisons historiques ont été détruites, malgré les alertes multiples des associations de défense du patrimoine, qui, comme souvent, font le travail du ministère de la culture à la place de celui-ci.
On ne peut être qu’éberlué et, quand on aime Paris, profondément attristé qu’un grand nom de l’architecture contemporaine française ait pu écrire ces quelques lignes.
Car M. de Portzamparc fait d’abord preuve d’une méconnaissance totale de la triste histoire de ce chantier et commet plusieurs erreurs factuelles en affirmant que « toutes les façades de qualité ont été rigoureusement conservées. Seule une face disparate sur la rue de Rivoli est transformée et unifiée en une façade ondulante, diaphane, qui apportera douceur et lumière à cet endroit de la rue » : plusieurs maisons anciennes ont également été détruites le long de la rue Baillet et de la rue de la Monnaie, dont certaines remontaient au XVIIIe siècle et même une, qu’on ne voyait pas depuis la rue (et dont la façade ne pouvait donc être « disparate »), du XVIIe siècle.
En défendant le patrimoine, il n’est pas question d’être contre la nouveauté et d’œuvrer à la « décadence » de Paris comme le laisse entendre Portzamparc mais bien de s’opposer à l’intégration du contemporain dans un lieu où il n’apporte rien, sinon, on l’a vu, d’inutiles et attristantes démolitions d’édifices historiques. Ce n’est pas le projet de l’agence Sanaa qui est ici remis en cause mais le fait que, pour le mener à bien, il ait fallu abattre des bâtiments qui étaient tout sauf inintéressants comme l’affirme l’architecte dans sa lettre. Et c’est bien là le problème. Les arguments avancés par Christian de Portzamparc pour défendre ces destructions font froid dans le dos et réveillent les douloureux souvenirs des années 1960 et 1970, lorsque, de par la France, des quartiers anciens entiers étaient sacrifiés aux spéculations immobilières et aux bétonneurs.
« Pourquoi pourrait-on ici exiger de conserver quatre immeubles aux façades hasardeusement accolées » écrit l’architecte. Détruire pour mieux construire, voilà la position de celui qui, par un doux euphémisme, parle d’adaptation plutôt que de démolition et ajoute « C’est ce qu’ont fait toutes les époques ». On ne saurait lui donner tort sur ce point. Les bâtisseurs des temps jadis, à Paris comme à Rome, ont toujours jeté bas les vestiges antiques pour élever à leur place églises et palais et le Bernin lui-même fondait les bronzes du Panthéon pour réaliser son sublime baldaquin à la basilique Saint-Pierre. Mais sommes-nous restés bloqués au XVIIe siècle ? Les mentalités n’ont-elles pas évolué depuis quatre cents ans ? Ruskin et Proust ne sont-ils pas venus nous apprendre, entre-temps, que la vraie modernité des esprits c’est tout autant d’innover – ils l’ont fait par leur écrits – que de préserver – ils l’ont fait en s’engageant pour la conservation des ruines et des vielles bâtisses qui parsèment les terres d’Angleterre et de France ?

Les immeubles de la Samaritaine en cours de démolition (Photo : Didier Rykner)
Les immeubles de la Samaritaine en cours de démolition (Photo : Didier Rykner)

Mais suivons un instant la « logique » de Portzamparc et faisons « constamment revivre » le passé avec lui : pour cela, détruisons ce qu’il reste du centre historique de Rouen, avec ses dizaines de maisons médiévales à colombage si disparates, de taille différente, un peu tordues et bariolées, puisqu’elle sont, comme les maisons de la Samaritaine, « un ensemble composite agglomérant plusieurs dimensions de fenêtres répétitives, sans recherche d’aucune ligne unificatrice ». Ah de l’ordre là dedans ! Il faut faire du neuf pour préserver l’ancien. Vite du verre, du béton et, surtout, de l’unité (et, par pitié, aucun ornement d’aucune sorte, pas même une petite poignée ouvragée, infâme goût bourgeois et réactionnaire !), vite un architecte contemporain, vite un Portzamparc ! Mais on ne plaisante pas longtemps car, derrière les mots de Portzamparc, se cache, en réalité, la conviction de nombre de ses collègues les plus éminents et c’est bien là la chose inquiétante : qu’un architecte de ce calibre, puisse, sous couvert de défendre le passé comme le futur de l’architecture des villes, écrire une telle déclaration de guerre au patrimoine. Dans le raisonnement de Portzamparc, toute façade qui ne présente pas une qualité architecturale exceptionnelle peut, si le progrès des temps modernes le commande, être sacrifiée sur l’autel du renouveau. Ainsi, puisque 80% au moins de Paris se compose de bâtiments tels que ceux qui ont été détruits à la Samaritaine, rasons les immeubles anonymes du Marais et du Quartier latin, le bon sens l’exige : leurs façades sont si insipides.
Mais rappelons plutôt à Portzamparc ce qu’il n’aurait jamais dû oublier. Le futur ne se bâtit pas contre le passé mais avec lui, c’est-à-dire, en architecture, à côté de lui, comme le firent Pei au Louvre avec sa pyramide ou Nouvel avec son Institut du monde arabe, assez loin de Notre-Dame pour ne pas brusquer cette vénérable dame gothique, assez proche d’elle pour créer un dialogue éloquent entre orient et occident, modernité et passé. Et sans empiéter sur le XVIIe ou le XVIIIe siècle, qui, depuis les travaux d’Haussmann, est loin de fleurir à chaque coin de rue de la capitale comme on voudrait nous le faire croire.
Et, redisons-le contre le sempiternel épouvantail de la « ville-musée » qu’on oppose immanquablement à ceux qui osent encore, face à la doxa du moderne à tout prix, défendre le patrimoine, la modernité ce n’est pas faire du neuf à tout bout de champ, partout et n’importe où. On rappellera aux entrepreneurs empressés d’empocher leur hôtel de luxe et aux architectes en mal de se mesurer à Le Vau, Gabriel et à la Samaritaine de Jourdain et Sauvage que la modernité qu’ils prétendent défendre, s’est incarnée, à l’échelle de l’urbain, avec deux villes du XXe siècle : New York et Chicago, où les gratte-ciels ont, pour la première fois, déchiré le ciel et consacré une esthétique nouvelle. On admire encore l’unité de ces skylines aux mille doigts dressés, massés les uns contre les autres. C’est là, devant le défilé ininterrompu de centaines d’immeubles et non pour une façade rideau posée dans Paris comme un cheveu sur la soupe, que l’on peut parler, comme M. de Portzamparc, d’harmonie. A l’échelle d’une métropole, ce n’est pas un bâtiment isolé, sans rapport aucun avec le bâti environnant, qui fait la beauté moderne. S’il ne respecte pas son environnement, au mieux il paraît incongru, au pire il défigure totalement un quartier. C’est la formule « tour Montparnasse », qui semble prédominer encore en France : un édifice de deux cents mètres de haut, planté comme un piquet au milieu des toits d’ardoises parisiens. A cet égard, si la façade proposée par Sanaa n’a rien d’horripilant, rappelons tout de même à l’architecte que celle-ci contrevenait à la loi puisqu’elle dépassait la hauteur maximum autorisée par le PLU de Paris pour les bâtiments nouveaux, limitation qui sert, justement, à assurer un minimum de continuité entre les différents édifices, cette « unité » et cette « harmonie » que défend Portzamparc. Et puisque l’architecte s’est, dans sa tribune, lancé sur les terres incertaines du beau et de l’esthétique, permettons-nous de lui rétorquer que le projet de Sanaa, malgré ses qualités de luminosité et de transparence, ressemble à cent autres de par le monde tandis que les maisons qui ont été détruites, de telles constructions n’existent qu’à Paris, même si elles ne sont pas le fruit du geste créatif d’une grande agence internationale. Elles font le cachet si particulier de la ville.
Portzamparc les condamne pourtant d’une sentence envenimée : leur pittoresque serait « bien sérieux, triste et lourd ». C’est un non-sens. Quoi de plus léger et dépouillé qu’une vielle façade parisienne ? Blanches, avec leurs empilements de nombreuses fenêtres rectangulaires, sans aucun des ornements baroques d’Italie ou de l’éclectisme chargé des immeubles haussmanniens, « sans rien qui pèse ou qui pose », ce sont ces alignements immaculés et de pierre blonde qui ont séduit et continuent de séduire les visiteurs de Paris, qui ne manquent pas d’être étonnés par la découverte, au détour d’un boulevard ou d’une longue avenue, de ces petites rues étroites où l’on respire encore l’air qu’humaient Molière ou Balzac. Et quoi de plus pittoresque et même, dans une certaine mesure, moderne, que ces quelques façades enserrées dans l’architecture de fer et de lave émaillée de la Samaritaine construite par Jourdain à la fin du XIXe siècle ? Elles sont un peu, pour l’architecture, ce qu’était à la littérature « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » de Lautréamont. Nous voilà bien loin de la banalité que leur reproche le lauréat du prix Pritzker 1994.
Enfin, M. de Portzamparc, c’est, au contraire, en préservant les témoignages les plus banals du passé qu’on respecte l’identité d’une ville. Ce qui fait Paris c’est autant, sinon plus, au regard de l’histoire de l’habitat, ces successions de façades disparates que l’Opéra de Garnier ou le palais du Louvre. Pour la faire vivre, il ne faut pas cesser de bâtir en effet. Mais pourquoi bâtir dessus, pourquoi construire à la place et faire un pied de nez aux générations d’architectes illustres ou anonymes dont la mémoire subsiste dans les édifices qu’ils ont élevés et qui ont inventé, au fil des siècles, le Paris que nous connaissons et (à votre exception peut-être) aimons tous ? Construisons mais à côté, la capitale ne manque pas totalement d’espaces vierges et le Grand Paris ouvrira bientôt de nouvelles perspectives. Faisons de La Défense un New York des années 2000, densifions ce qui demeure, pour l’instant, un maigre bosquet de tours sans rapport, que les architectes en fassent une vraie ville, qu’on rénove les banlieues en déshérence au lieu de vouloir élever une tour en forme de pyramide aplatie (la tour Triangle, 180 mètres de haut) à la porte de Versailles pour faire de l’ombre à la tour Eiffel et à l’ « unité », encore une fois, de Paris ? Mais, hélas, de la même manière qu’ils ont abandonné le respect pour l’histoire de leur métier et le patrimoine qui l’incarne, les grands architectes de notre temps ont, le plus souvent, oublié l’urbanisme, ne pensant plus leurs bâtiments que comme des œuvres indépendantes (on parle désormais à longueur de temps de « geste » architectural) au mépris de toute pensée globale de la ville et de l’urbain.
On est attristé, aujourd’hui, devant l’incurie qui affecte toujours plus les témoignages de l’histoire, de la culture et de la beauté du passé parisien, face à l’inaction du ministère de la culture et la complicité de la Mairie dans de nombreuses opérations (elle a notamment détruit la piscine Molitor, inscrite aux monuments historiques, ainsi que les fontaines originelles de la place de la République et soutient les projets de démolition des Serres d’Auteuil, pourtant également protégées au titre des monuments historiques) mais, en lisant Christian de Portzamparc, on pleure surtout d’avoir perdu des alliés précieux dans ce combat difficile pour la préservation du patrimoine, petit ou grand : les architectes, qui devraient être les premiers concernés et ses premiers défenseurs, et, en particulier, ceux qui ont voix au chapitre, qui, comme Portzamparc, semblent désormais ne guère se soucier de l’une des plus grandes richesses en danger de la France, ces témoignages de deux mille ans de culture et d’intelligence qui, s’ils sont anciens, ne seront jamais passés.

2 Commentaires

  1. Beau réquisitoire, absolument véridique, mais vous oubliez de dire quelques éléments essentiels: ce type d’architecte dont vous parlez est absolument, et tout simplement, vendu aux promoteurs, ou à leurs amis politiques; ensuite, en dehors de toute considération esthétique, c’est la nature de la ville, sa division parcellaire, qui est détruite. Nous avons affaire à une entreprise de destruction de la démocratie, à de simples questions, bourgeoises, d’enrichissements personnels.

  2. cher Tancrède bravo pour ce magnifique article !inutile de te préciser mon accord total avec toi. ta cousine, charlotte