Quatre ans après la chute de Kadhafi, la Libye semble sombrer dans le chaos. Vous qui avez conseillé Nicolas Sarkozy à l’époque, éprouvez-vous des regrets ?
Aucun. Car Kadhafi c’était, déjà, le chaos. C’était, déjà, l’absence d’Etat. Et c’était, en plus, une dictature féroce. Alors, après, c’est vrai qu’on ne construit pas une démocratie en un jour. Il y faut du temps. De la patience. Cela suppose du sang, des larmes, souvent des retours en arrière. Et la Libye en est, certes, encore à ce stade. Mais regardez la France. Il y a fallu vingt-cinq ans pour conclure 1789. Presque un siècle pour arriver à la République. Alors, j’aurais aimé, bien sûr, que les choses aillent plus vite dans cette Libye à la libération de laquelle j’ai tant oeuvré. Mais qu’un pays délivré de décennies de tyrannie en passe par cette période de trouble et de tumulte était sans doute, hélas, inévitable.
La gauche reproche à l’ancien président de ne pas avoir assuré le « service après-vente » à Tripoli. A-t-elle tort ?
Là aussi, les choses doivent être nuancées. C’est vrai qu’il y a eu défaillance. C’est vrai qu’on a eu tort de croire que l’affaire était réglée sous prétexte que le dictateur était défait. Et c’est vrai qu’on a là une nouvelle illustration de ce « messianisme démocratique » qui est l’une des illusions les plus nocives de la modernité et qui consiste à croire que la démocratie tombe du ciel, comme ça, du jour au lendemain, par une espèce de providence. Mais à qui la faute ? Il ne vous a pas échappé que « l’ancien président » a perdu les élections en France juste après avoir gagné la guerre en Libye ? Donc ce « service après-vente » c’est à lui, mais aussi à la gauche, qu’il incombait et que, d’ailleurs, il incombe toujours…
L’État islamique s’implante dans la région de Derna mais aussi à Benghazi. La Libye ne risque-t-elle pas de devenir un « hub » terroriste ?
Tout est possible. Mais vous avez, aussi, l’autre face de la réalité dont je regrette que l’on parle si peu. Les habitants de Benghazi qui mettent le feu au QG des Frères Musulmans. Les femmes de Tripoli qui descendent dans la rue pour défendre leurs droits. Ou encore les révolutionnaires de Misrata qui, à l’heure où nous parlons, assiègent Daech à Syrte et le combattent. Eh oui ! Ça ne colle peut-être pas avec l’image préfabriquée des « milices-de-Misrata-alliées-aux-islamistes » mais c’est pourtant l’information de ces dernière semaines : ce sont eux, les gens de Misrata, qui font le boulot et vont au corps au corps avec les coupeurs de tête… La bataille est rude. Sans merci. C’est, comme dans le reste du monde arabe, un combat entre deux islams – le radical et le modéré. Mais je continue de penser que la société civile libyenne est, comme elle l’a prouvé à chacune des élections qui ont eu lieu depuis 2011, majoritairement opposée au jihadisme et que, si nous l’y aidons, elle en triomphera.
Il y a aussi les passeurs de migrants qui menacent de déstabiliser toute la Méditerranée…
Oui. Mais, là encore, arrêtons cet « haro sur la Libye » des gens qui ne réfléchissent pas plus loin que le bout de leur nez. Car les passeurs partent de Libye, d’accord. Mais ils ne sont que le bout de la chaîne, son dernier maillon en quelque sorte. Et, en amont, il y a quoi ? Les pauvres gens qui fuient la misère du Sahel. Les réfugiés syriens qui fuient les bombes de Bachar al Asad. Les Erythréens qui n’en peuvent plus de la dictature. Bref, c’est trop facile de se voiler la face et de transformer en « problème libyen » cette migration massive, tragique et, pour l’heure, sans solution qui est un des phénomènes majeurs auquel l’Europe et le monde sont confrontés…
Certains se demandent s’il ne vaut pas mieux un pouvoir fort, voire dictatorial, dans certains pays plutôt que le désordre généralisé. Vous n’êtes pas d’accord avec cela ?
Bien sûr que non. Car prenez la Syrie, qui est l’exemple même de ce « pouvoir fort, voire dictatorial ». Est-ce que le désordre y est, pour autant, moins « généralisé » ? Vous savez bien que non ! D’ailleurs, menons la comparaison jusqu’au bout. D’un côté, vous avez le pays où il y a eu intervention – donc la Libye : et c’est, en effet, le désordre généralisé. De l’autre, celui où il n’y a pas eu intervention – c’est-à-dire la Syrie : et c’est le même désordre généralisé ; mais avec, en plus, 200 000 morts ; et, en prime, non pas deux poches djihadistes, mais Daech souverain dans la moitié du pays. Raison supplémentaire de ne pas regretter la guerre de Libye et d’espérer, toujours, une intervention internationale pour secourir les résistants syriens.
Entretien avec Frédéric Gerschel pour le Parisien.
Sur la Libye, Bernard-Henri Lévy ne regrette rien
par Bernard-Henri Lévy
29 avril 2015
Entretien avec Frédéric Gerschel pour le Parisien.