Tribune parue ce jeudi 8 décembre dans Le Monde.
Douze visages. Douze noms dont certains ont été nominativement appelés, comme on le fait pour des condamnés, avant d’être exécutés. Douze symboles, pleurés dans le monde entier, de la liberté de rire et de penser assassinée. A ces douze, à Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, à Bernard Maris, à tous les autres, à ces martyrs de l’humour qui nous ont fait si souvent mourir de rire et qui en sont morts, eux, pour de bon, le moins que nous devons est d’être à la hauteur de leur engagement, de leur courage et, aujourd’hui, de leur héritage.
Aux responsables de la nation, il incombe de prendre la mesure de la guerre qu’ils ne voulaient pas voir mais où les journalistes de Charlie, ces chroniqueurs et caricaturistes qui étaient, nous le savons désormais, des sortes de reporters de guerre, des Robert Capa de la planche à dessin et du crayon, s’étaient, depuis des années, portés en première ligne. C’est le moment churchillien de la V° République. C’est l’heure d’un devoir de vérité implacable face à une épreuve qui s’annonce longue et terrible. C’est celle où il faut rompre, une bonne fois, avec les discours lénifiants que nous servent depuis si longtemps les idiots utiles d’un islamisme soluble dans la sociologie de la misère et de l’exaspération. Et c’est le moment ou jamais, surtout, d’un sang-froid républicain qui fera que, tout en regardant le mal en face, l’on s’interdira de s’abandonner aux funestes facilités de l’état d’exception. La France peut – et doit – dresser des digues qui ne soient pas les murs d’une forteresse assiégée. La France doit – et se doit – de mettre en œuvre un antiterrorisme sans pouvoirs spéciaux, un patriotisme ressourcé mais sans Patriot Act, une gouvernementalité qui, en un mot, ne tombera dans aucun des pièges où manquèrent se perdre les Etats-Unis de l’après 11 septembre. Les mots du Secrétaire d’Etat John Kerry qui se trouve avoir été, il y a dix ans, l’adversaire malheureux mais honorable du piètre antiterroriste George W. Bush ne nous y ont-ils pas implicitement invités ? Cet hommage rendu en français aux douze martyrs français de ce que l’on appelle, outre-Atlantique, le Premier Amendement, ce « Je suis Charlie » repris dans le même français que le bouleversant discours du Président Roosevelt, le 8 novembre 1942, sur les ondes de Radio-Londres, n’a-t-il pas eu la double vertu de souligner, certes, la dimension épocale de l’événement mais d’adresser, aussi, à la nation sœur une discrète mise en garde contre la toujours possible tentation de la torture, de Guantanamo et de la biopolitique liberticide ?
Aux citoyens que nous sommes, il appartient de surmonter la peur, de ne pas répondre à la terreur par l’effroi et de s’armer contre cette hantise de l’autre, cette loi des suspects généralisée, qui sont, toujours ou presque, le fruit de pareils ébranlements. A l’heure où j’écris, la sagesse républicaine semble l’avoir emporté. Ce « Je suis Charlie » inventé au même moment, et comme d’une seule voix, dans toutes les grandes villes de France signe la naissance d’un esprit de résistance digne de ce que nous avons connu de meilleur. Et les incendiaires des âmes qui prêchent sans relâche la division entre Français de souche et de papier, les fauteurs de troubles qui, au Front National et ailleurs, voyaient déjà dans ces douze exécutions une nouvelle divine surprise attestant l’inexorable avancée du « Grand Remplacement » et notre lâche soumission aux prophètes de la « Soumission » en sont visiblement pour leurs frais. La question, néanmoins, c’est : jusqu’à quand ? Et il est essentiel qu’à la « France aux Français » de Madame Le Pen et des siens continue de répondre, le temps de l’émotion passé, « l’Union Nationale » des Républicains de tous bords, de toutes obédiences et de toutes origines qui sont, dans les heures qui ont suivi le carnage, bravement descendus dans la rue. Car l’Union Nationale c’est le contraire de la France aux Français. L’Union Nationale c’est, de Caton l’Ancien aux théoriciens du Contrat social moderne, une belle notion qui, parce qu’elle est parente de l’art de la guerre juste, ne se trompe finalement jamais d’ennemi. L’Union Nationale c’est l’idée qui fait que les Français ont compris que les tueurs de Charlie ne sont pas « les » musulmans mais l’infime fraction d’entre eux qui confondent le Coran avec un livre des supplices – et cette idée, oui, doit impérativement survivre à ce sursaut citoyen magnifique.
A ceux d’entre nous, enfin, qui ont pour foi l’islam, il revient de clamer très haut, et en très grand nombre, leur refus de cette forme dévoyée et abjecte de la passion théologico politique. Les musulmans de France ne sont pas, comme on le dit trop, sommés de se justifier : ils sont – et c’est, là aussi, l’exact contraire – appelés à manifester leur fraternité concrète avec leurs concitoyens massacrés et, ce faisant, à éradiquer une fois pour toutes le mensonge d’une communauté d’esprit entre leur dévotion et celle des massacreurs. Ils ont la belle responsabilité, devant l’Histoire et devant eux-mêmes, de crier, à leur tour, le « not in our name » des musulmans britanniques conjurant, en août dernier, l’amalgame avec les égorgeurs de James Foley : mais ils ont également celle, plus impérieuse encore, de décliner leur nom, leur vrai nom, de fils d’un Islam de tolérance, de paix et de douceur. Il faut libérer l’Islam de l’islamisme. Il faut dire et répéter qu’assassiner au nom de Dieu c’est faire de Dieu un assassin par procuration. Et l’on espère, non seulement des savants en religion tel l’imam de Drancy Chalghoumi, mais de l’immense foule de leurs fidèles, le courageux aggiornamento qui permettra d’énoncer enfin que le culte du sacré est, en démocratie, une atteinte à la liberté de pensée ; que les religions y sont, aux yeux de la loi, des régimes de croyance ni plus ni moins respectables que les idéologies profanes ; et que le droit d’en rire et d’en débattre, comme celui d’y entrer et d’en sortir, est un droit de tous les hommes. C’est sur ce chemin difficile, mais ô combien libérateur, qu’avançaient ces consciences de l’Islam que j’ai eu l’honneur de croiser du Bangladesh à la Bosnie, à l’Afghanistan ou aux pays du printemps arabe – et dont je veux, aussi, rappeler ici les noms : Mujibur Rahman, Izetbegovic, Massoud, les héros et héroïnes de Benghazi tombés, telle Salwa Bugaighis, sous le feu ou les couteaux des frères en barbarie des assassins de Charb, Cabu, Tignous et Wolinski. C’est leur message qu’il faut écouter. C’est de leur testament trahi qu’il faut, sans délai, s’emparer. Ils sont, même morts, la preuve vivante que l’Islam n’est pas voué à cette maladie diagnostiquée par celui de nos poètes et philosophes, Abdelwahab Meddeb, qui nous manquera le plus cruellement dans les temps sombres qui s’annoncent. Islam contre Islam. Lumières contre Djihad. La civilisation plurielle d’Ibn Arabi, Rûmi et des traités d’optique d’al-Haytham contre les nihilistes de Daesh et leurs émissaires français. C’est le combat qui nous attend et que, tous ensemble, nous allons mener.
Charlie Hebdo : Et maintenant?
par Bernard-Henri Lévy
8 janvier 2015
Douze symboles, pleurés dans le monde entier, de la liberté de rire et de penser assassinée.
Tous ceux qui, à un moment ou un autre, ont estimé qu’allaient trop loin ces amoureux de l’Homme, critiques tendres ou vaches des petits et grands travers des femmes, des hommes et de la vie, portent une lourde part de responsabilité dans l’assassinat de ce qui était devenu l’âme immortelle de la France à une époque où beaucoup d’entre nous n’imaginions pas que cet état d’esprit pût refroidir, flétrir, et choir comme une bouse dans la boue, incapable de résister à sa propre nature ni un grand soir, ni un petit matin.
L’exécution sommaire des Infidèles de Charlie Hebdo marque un tournant décisif dans l’avancée progressive du djihadisme, en l’espèce, islamiste. S’en prendre à des personnalités aussi aimées des Français que pouvaient l’être Charb, Cabu ou Georges Wolinski, est la démonstration que les commanditaires de ces meurtres ne redoutent plus les représailles qu’un tel processus est censé entraîner, ou ce qui est plus révélateur encore, ne tiennent plus compte de ce que représenterait, au plan international, le retournement d’une partie influente de l’opinion mondiale qui, jusque-là, se montrait réceptive aux Allahu akbar geignards des damnés atterrants.
Deux raisons peuvent expliquer ce virage. D’abord, le sentiment que la partie est jouée, que le triomphe de l’ennemi est acquis, que les mesures de rétorsion qui pourraient affaiblir l’armée présupposée dormante des musulmans d’Europe ne feraient que donner un coup de latte à l’avorton du Califat mondial. Un baroud d’honneur, en somme… L’autre raison, nous la localiserons au pôle de logique opposé. Où la persévérance, que dis-je, la persistance de l’État islamique face à une coalition internationale placée sous le commandement du chef d’état-major interarmées américain, Martin Dempsey, aurait pu engendrer, parmi les forces du Désaxe, un excès de confiance. Convaincus du fait qu’ils sont en train de l’emporter sur l’Occident, plus rien ne les arrêterait. Une certitude renforcée par ce sentiment, rationnellement évalué, heureusement contenu, certainement pas écarté, qu’éprouve l’avant-garde arriérée d’être soutenue par une minorité subjectivement pléthorique de francophonophobes qui, depuis le début de la semaine, attendent la fin de la course poursuite pour savoir s’ils devront ou non porter le deuil, serviteurs volontaires de la Cause ne différant en rien des frères Kouachi sinon au niveau de l’emplacement que Ducon leur a réservé dans Son jardin aux soixante-dix mégères, — pas une de moins, pas une de plus, prenez vot’ tour, bande de paumés! — Un tel cas de figure me paraît plus plausible. Il nous obligerait à lutter autrement contre un autre ennemi, avant que le cœur social crevé dans notre corps ne fasse de nous des loques, ou pire, des cloques prêtes à éclater.
Comment lutter? Tout simplement, peut-être, en arrêtant de reculer face à la brute qui marche vers le pied d’une pente représentant pour elle le sommet d’une côte, et sa promesse de basculement irréversible. J’aimerais, tout comme Jeannette Bougrab, limiter mes accusations au PIR de l’extrême gauche, mais ma mémoire me l’interdit. Je sais qui a contraint Charb de devoir présenter ses justifications publiques. Je sais devant qui s’aplatissent au quotidien tous ceux qui sont bien tardivement Charlie. Dubitatifs ils furent, dubitatifs ils seront, à l’instant même où nous baisserons la garde, de la bonne foi du Charbonnier qui retourne à la mine explosive, le visage impassible, et ce malgré les appels implicites au châtiment divin que profère contre lui un tas d’ordures qui, pour sa part, ne connaîtra jamais l’honneur d’avoir été mis sur le grill.
Nous le savons. Nous savons tous, ici, que le Grand Charb n’aurait jamais dû avoir à prouver, traîné devant les juges postrévolutionnaires de la République, autrement dit, devant nous tous, qu’il n’était pas un Dieudonné se servant de l’humour comme d’un alibi pour assouvir sa haine, lui que l’on n’a jamais vu frayer avec la gent SS, lui qui, avec ses pères et frères, aimait à étriller les têtes de con sans distinction aucune, animé par ce seul sentiment, presque naïf tant le credo humaniste qu’il charriait débordait de son pessimisme : l’espoir de les faire réfléchir.