Attention, lecteur : cette préface n’est pas un service que je cherche à rendre à un auteur. C’est un hommage que je veux rendre à un livre.
Il est, ce livre, unique en son genre, unique dans sa forme, peut-être même dans son projet.
C’est un livre où vous pourrez vous immerger, jouer de tous les jeux de l’esprit, rêver, vous quereller avec le texte, admirer.
C’est un livre à réciter, méditer, écouter avec la troisième oreille, lire à l’endroit, à l’envers, très vite, à tâtons…
C’est un livre que j’ai lu d’une traite, longuement mais d’une traite, et avec le sentiment, toujours plus affirmé, de me trouver face à une énigme, une bizarrerie littéraire, un monstre et, en même temps, un livre absolument passionnant, qui ne se lâche plus et qui, une fois lu, ne vous lâche pas.
Ce livre n’est pas un nouvel Ulysse. Pas plus qu’il n’est un avatar de « réalisme magique », comme on fait dans la littérature-monde d’aujourd’hui. Les conventions de ce livre ne sont, en réalité, ni modernes, ni délibérément nouvelles ni, comme on disait au siècle dernier, avant-gardistes – mais ni, pour autant, archaïques, traditionnelles, canoniques. Elles sont ce qui s’énonce. Elles performent ce qu’elles annoncent. C’est un autre jeu qu’elles jouent, et qu’elles invitent à jouer, avec ce qui reste de la parole écrite.
Il y a des livres-monde, des livres-univers. La Légende d’Elias est un livre-aventure. C’est aussi, soit dit en passant, un livre d’aventures. Mais c’est, surtout, une aventure. Le livre même comme une aventure. Et, de cela, cette préface vient d’abord… vous prévenir.

Je dois tout de même signaler ici quelque chose sur l’auteur. Quelque chose d’essentiel, qui dit déjà ce que dira le livre. Avant toute chose, il est un poète.
Bien sûr, il y a des poètes qui écrivent des romans (ils sont nombreux). De même, il y a des romanciers, très bons, comme mon ami Houellebecq, qui écrivent des poèmes (ils sont moins nombreux). Mais ce n’est ni ceci ni cela. Ce livre n’est pas du tout un roman. Il ne témoigne d’aucune espèce d’allégeance au roman.  L’auteur est un poète, exclusivement un poète, et le récit qui commence ici et dont il entreprend, dans ce premier tome (il y en aura trois), l’énorme mise en place, est de part en part le récit d’un poète.
Quand ce poète avait publié son premier livre, un chant en décasyllabes, monstrueux, invendable, parfois obscur, une sorte de Divine Comédie ratée et à l’envers, Henri Meschonnic lui avait écrit ceci : « assurément vous avez le sens de l’épique – impressionnant ; allez ! je sais que vous ne vous arrêterez plus. » Quand on sait ce que le poéticien mettait sous le signifiant « épique », on comprend la portée du commentaire et du mot.
Dans la Légende d’Elias, pourtant, c’est encore autre chose. Non pas du chant, mais une ambition de parole. Non pas une ode, mais le projet d’une parole folle, presque impossible, et qui a vocation à étreindre le monde. Le temps présent, le passé, le monde, l’état de la culture, tout y passe – c’est le projet.
Ils sont rares, ces temps derniers, les écrivains tentés de reprendre ce geste par tant d’hommes esquissé à travers les âges : le geste de créer une légende ; le geste d’y suspendre la grande question de demain et la grande affirmation d’aujourd’hui. Bacqué le fait.
Il y a eu les auteurs de Sagas, islandais, norvégiens : ils étaient légion à composer des histoires de démons, de trolls, de héros et d’épées…
Il y a eu les auteurs médiévaux, genre Walter Scott.
Il y a eu ces immenses aux œuvres uniques, inclassables : Swift, Cervantès et, plus tard, des hommes qui, dans l’écriture du roman, voulurent tordre le cou au sacro-saint réalisme.
Il y a eu Joyce, bien sûr.
Il y a eu Tolkien, dont le désir inlassable de singer l’auteur de saga a produit cet étrange chef-d’œuvre, Le Seigneur des anneaux, qui a généré à sa suite un genre hallucinogène, la heroic fantasy.
Je vous rassure : je déteste la heroic fantasy, et je parie que Bacqué la déteste tout autant.
Et Elias n’est pas Bloom…

Mais qu’est-ce que, dans le fond, ce désir d’écrire une légende ?
On pourra dire qu’il y entre une part de fuite ; de déni des choses même et du réel ; on pourra dire que l’on s’y efforce, à travers le déploiement d’énormes moyens littéraires et imaginatifs, de compenser une forme de dégoût du temps présent et de son prosaïsme.
Mais je ne crois pas que tel soit le cas ici. Pour une raison très simple. Bacqué ne croit pas avoir inventé un univers parallèle. Bacqué ne croit pas à un autre monde, un autre espace, un ailleurs. Mais Bacqué croit à sa légende. Il croit que cette légende c’est nous. Et il le croit littéralement.
Et savez-vous pourquoi je le vois ainsi ?
Parce que, moi aussi, j’ai fini par croire à sa légende d’Elias. Je crois au jeu qu’elle demande. Je crois à l’aventure qu’elle narre, et qu’à beaucoup d’égards, elle est. Je crois à la fable de Bacqué.

 

* * *

La colère de la terre, vous connaissez – n’est-ce pas ?
Elle se prépare depuis l’Islande et ce petit volcan islandais dont j’avais moi-même, à l’époque, il y a deux ans maintenant, souligné le soulèvement colossal et insignifiant, colossal parce qu’au départ insignifiant, comme dans les scenarii de science fictions, les grands récits antiques, les cataclysmes bibliques.
Il était, ce petit volcan, plus petit que celui qui, en 79 de notre ère, détruisit Pompéi, Herculanum, Stabies.
Plus petit que le Laki dont l’éruption, en Islande déjà, fit de l’année 1783 une année de cendres à l’échelle de la planète.
Il était minuscule, presque dérisoire, comparé au terrible Tambora qui explosa à la fin du XIX° siècle en Indonésie, dont les particules firent plusieurs fois le tour de la terre avant de parvenir à se disperser et dont la puissance, égale à cent fois la charge d’Hiroshima et Nagasaki réunis, fit près de 100 000 victimes.
Nous avons tous ressenti le vent de l’aile de cette colère quand ce volcan de rien du tout, qui dormait depuis 187 ans, s’est mis à cracher un peu de ses entrailles, s’est livré à cette éructation de feux, de gaz et de roches pulvérisées et a suffi à clouer au sol des milliers d’avions, à semer la confusion dans l’ensemble des économies développées, à paralyser les uns, à affoler ou méduser les autres – voilà qu’à l’image de ce qui s’est produit, depuis, avec la fameuse « crise financière », ce ne sont plus les flux de capitaux mais les flux de communication et de circulation des hommes et des biens, qui se grippaient et devenaient comme un sang qui se fige.
Qui est le plus fort, demanda le petit volcan, de vous ou de mon nuage de cendres?
Qui est le plus malin de ma poussière furtive, presque invisible et dont nul ne se hasarde, d’une heure à la suivante, à prédire la course lente et folle – ou de vos bataillons de vulcanologues et autres météorologues qui n’ont rien vu, rien prévu, et qui, aujourd’hui encore, malgré toute leur science, leurs techniques, leurs dispositifs de prévention et d’intervention, leurs observatoires géants, en sont réduits à scruter le ciel comme les augures romains le vol erratique des oiseaux ?
Qui aura, qui a, le dernier mot : l’Homme, autoproclamé maitre et possesseur de la nature, projetant d’en contrôler jusqu’aux intimes soubresauts de la terre et rêvant même, tel le chimiste Almani de la « Nouvelle Justine » de Sade, de devenir lui-même volcan et d’épouser, du volcan, le sein vomisseur de flammes – ou bien moi, tout petit volcan, qui, avec mes abîmes atomisés, mes déjections infernales, puis mes poussières nomades et en suspension mais capables, si vous n’y prenez garde, d’avaler vos avions tel l’Etna Empédocle, viens juste vous rappeler que la Nature existe, qu’elle résiste, que nul n’a le pouvoir ni de la mettre en demeure, ni de la réduire absolument ni, à force d’arraisonnement, d’y faire croître le désert ?
Les jeux sont-ils faits, autrement dit, sont-ils aussi faits que le donnent à penser les certitudes de la technoscience, entre les merveilleux outils susceptibles d’usiner, transformer et, en principe, domestiquer et pacifier le réel et ces autres Forges où les Anciens croyaient qu’oeuvrent, au pied des volcans, les ouvriers d’Héphaistos – ces Cyclopes monstrueux mais qui étaient aussi, et en même temps, les gardiens paradoxaux de l’Etre ?
Silence, disait le volcan.
Silence, c’est moi qui parle.
Que plus personne ne bronche ; que vos machines volantes soient, jusqu’à nouvel ordre, interdites de ciel ; que chacun d’entre vous reste à la place exacte où il était à l’instant où a commencé mon éruption de soufre, de nitre et de bitume (Sade encore). Et personne, en effet, ne bougea. Et la planète, en effet, retint son souffle le temps que le volcan se taise. Et un frisson nous parcourut, tous, à l’idée d’une puissance qui dictait, soudain, sa loi.
Sous le volcan, non pas certes la plage, mais la nécessaire patience des choses.
De la gorge brûlante du volcan, un message d’humilité et un appel à la mesure.
Béni était le volcan. Heureux, le chaos qu’il fomentait. Empedocle, cette fois, resta droit dans ses sandales.
Eh bien c’est cela, peu ou prou, que raconte Bacqué. J’avais, quelques jours avant l’éruption, fini la lecture de la Légende. J’avais lu son histoire de terre entrant en guerre contre les hommes qui la hantent, en vomissant leur passé. Nous y étions. Nous y sommes. Actualité de la fable. Le réel épousait la fable, la précédait, la répétait, s’y mesurait. C’est ainsi. Et il est bien émouvant de voir notre poète préparer lentement, comme on affûte ses pinceaux, les grandes touches de sa Légende vraie et de nourrir son dialogue philosophique, le vrai, sur la possibilité même que la terre pense et l’imminence du désastre.
Rien n’est moins païen, bien sûr, que ce désastre.
Si la terre vomit ou, plus exactement, s’apprête à vomir son passé, si Bacqué nous dit que l’homme a rompu son contrat avec elle, s’il insiste que l’homme, pour d’amples, profondes et subtiles raisons a décidé de ne plus habiter le monde, ni sa terre, ni sa mémoire, il le dit dans la langue d’Aristote plus que de Paracelse.
Vous verrez.

Tout repose, ici, sur un ordre, millénaire, et c’est sans doute ce que Bacqué a eu le plus de plaisir à inventer, car le récit en est drôle, acide, troublant : celui des Dicteurs. Une famille, il y a mille ans, est à l’origine de la catastrophe.
C’est la famille d’un Sage, un très grand sage, si avisé, si puissant, qu’il bouscule les savants aristotéliciens le splus brillants, dont son ami, le moine qui deviendra le pape Sylvestre II.
Un très grand Sage, donc, et non un magicien de pacotille.
Un génie de la pensée – quelques noms me viennent, mais j’aime autant les taire – qui aurait fait, dès l’enfance, l’expérience d’un regard parfait sur le monde et qui en aurait tiré une phrase, une seule, faite de terre, ou de mots, mais cela ne reveint-il pas au même puisque le monde, dit-on, a été créé avec des paroles ?
Harr, tel est son nom, fuit sa première terre.
Dans sa seconde terre, sa terre de refuge, il perd sa femme qui lui donne deux fils : un homme d’esprit, comme lui ; un homme de puissance, comme il n’est pas.
Esaü ? Jacob ? Bacqué le bibliste y pense forcément. Et forcément, encore, quand le fils haineux tue son frère ; crée l’ordre millénaire des Dicteurs ; assigne à ses successeurs, pour seule tâche,  de conjurer cette hauteur, cette grandeur de l’esprit, qui fait l’autre versant de l’humanité ; leur fait sécréter, enfin, des fictions dont l’unique fonction sera d’empêcher l’accès à cet au-delà de la Pensée et de l’intelligence pleine.

Cela, c’est le passé.
Mais cette légende s’inscrit dans le bel, le vivace aujourd’hui.
Et, aussi, dans demain – entre deux rires brefs et caustiques, la figure d’un avenir trouble, héritant de cet ordre des Dicteurs et qui menace.
Surgit un jeune lord écossais, John Stuart Bute, vivant à Paris et tentant d’être poète.
Flotte comme une réminiscence d’un autre Narrateur, double idéalisé de l’auteur, qui porte quelques uns des stigmates transmis par la race des Dicteurs et qui découvre, peu à peu, ces portes de l’enfer où nous rôdons tous, un peu, désormais.
Cette Légende d’Elias est un texte épique.
Bien sûr, la dimension épique sera plus insistante encore dans le tome 2, dont j’ai eu la primeur.
Mais, dès à présent, dans les deux grandes séquences narratives de ce premier tome, l’auteur monte à un degré de violence et de puissance très étonnant.
Théâtre… Chant… Cinéma, parfois…. Philosophie, aussi… Ambition de livre total… Tous les genres mobilisés… Et mobilisés contre ce qui voudrait l’empêcher d’advenir : notre désespoir contemporain ; notre postmodernisme accablant, épais ; notre redoutable complaisance à l’égard de notre propre médiocrité. Alors, furieusement, le chant se débat. Alors, fiévreusement, il invente et chante son monde. Alors, désespérément, il tente d’en finir avec le désenchantement du monde, fût-ce en réenchantant le désenchantement, en lui assignant une origine, un mythe primitif, un commencement maléfique.
Entrer dans cette lecture, c’est entrer dans une aventure qui se joue à plusieurs. Pascal Bacqué, on le voit bien, ne cherche pas, dans cette légende, un objet de plaisir narcissique, c’est-à-dire purement « littéraire ». Il veut une légende qui travaille, qui serve à d’autres quelui, qui opère, qui se vive. Prenez cette clé. Entendez ce chant. Laissez vous guider dans les méandres de cette aventure qui dit la chute, les ténèbres, mais aussi l’injonction à vivre et à découvrir, dans la vie, ce qui ne meurt pas. La Phrase.

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  1. « Il y a eu les auteurs de Sagas, islandais, norvégiens : ils étaient légion à composer des histoires de démons, de trolls, de héros et d’épées…
    Il y a eu les auteurs médiévaux, genre Walter Scott.
    Il y a eu ces immenses aux œuvres uniques, inclassables : Swift, Cervantès et, plus tard, des hommes qui, dans l’écriture du roman, voulurent tordre le cou au sacro-saint réalisme.
    Il y a eu Joyce, bien sûr.
    Il y a eu Tolkien, … »

    L’anaphore (substantif féminin), du grec ἀναφορά, anaphora (reprise, rapport), est une figure de style qui consiste à commencer des vers, phrases ou ensembles de phrases ou de vers, par le même mot ou le même syntagme (extrait de Wikipédia)