Après nous avoir attisés le mois dernier avec la diffusion en avant-première du morceau «You Want It Darker», dont nous avions dit la splendeur dans La Règle du Jeu, Leonard Cohen nous délivre enfin, sous le même titre, son quatorzième album studio. Quiconque persisterait à croire que les chanteurs à textes se contentent de gratter leur guitare devra définitivement réviser son jugement à l’écoute de cet opus réalisé avec une confiance inébranlable dans la musique, et dont les arrangements sont superbement peaufinés. La production du fils de l’artiste, Adam Cohen, est savamment ficelée, au service de neuf chansons plus que dignes du poète juif montréalais. Lequel reste fidèle à son caractère désenchanté, pessimiste, irrévérencieux envers les dieux, déchiré entre sa quête de sagesse et ses faiblesses.

Le thème de l’amour est souvent abordé, comme dans la ballade «Treaty» où l’artiste, las, perd ses espoirs: «Seul l’un d’entre nous était authentique et c’était moi» . Le lent «Leaving The Table» parcourt toute la carte des sonorités romantiques, avec nappes de synthétiseur, guitares languissantes, solo simple et efficace malgré des paroles de rupture chantées par un Leonard Cohen qui préfère partir brutalement afin d’abréger les souffrances: «Je quitte la table / Je suis hors jeu.»

N’allons cependant pas croire que le poète, chéri par les femmes (on se souvient de son album intitulé Death of a Ladies’ Man, de 1977) ait perdu sa capacité à aimer. Tout comme avec l’Eternel, le chanteur est toujours partagé entre la fascination et la désillusion. Il faut dire que l’élégant charmeur sait parler à ses muses lorsqu’il est épris: «If I Didn’t Have Your Love» est une déclaration d’amour certes musicalement classique mais particulièrement riche en images poétiques. Le titre le plus sensuel de l’album est sans aucun doute «On The Level» où le chanteur, confronté à la tentation, affronte (non sans mal) ses démons: «Ton parfum fou partout / Tes secrets devant mes yeux.» Les fruits défendus ont une saveur exquise et se retenir face à eux demande tellement d’efforts… A quatre-vingt-deux ans, Leonard Cohen confesse qu’il a résisté, certes, mais en devenant plus amer que jamais à l’égard de la morale religieuse: «En tournant le dos au diable, j’ai tourné le dos à lange.» Le vieux loup, qui a déclaré avec malice lors d’une interview en 2014 qu’à son âge il s’était résolu à se remettre à fumer, ne contredit pas vraiment l’auteur-compositeur qui sous-entend ses regrets.

Les choeurs féminins en arrière-plan, dus à l’épatante Dana Glover, évoquent le chant mélodieux de ces Sirènes qu’Ulysse dut affronter en introduisant de la cire dans les oreilles de ses guerriers pour les empêcher de succomber à l’appel.

L’interdit et le danger – on le sait bien–   ne font qu’exacerber le désir, et l’abstinence devient alors un exploit: «Ils devraient remettre une médaille à mon coeur de t’avoir laissée», confie, sur fond blues, le poète à l’objet de ses fantasmes. Peut-être que l’artiste, converti au bouddhisme depuis les années 1990, aurait préféré avoir la force morale du prince Gautama Sakyamuni, qui allait devenir Bouddha en se retirant dans la forêt et qui resta impassible face à toute forme de désir sous l’arbre Bo, atteignant ainsi la paix profonde de l’illumination totale.

Seulement voilà, Leonard Cohen est un être de chair et de sang et justement, il n’est pas en paix. Il a, de plus, toujours eu une conception très personnelle de la religion : il n’a jamais abandonné le judaïsme, dans lequel il est né, et s’est souvent appuyé sur des références chrétiennes pour écrire ses chansons. Si certains mécréants ont ressenti quelques appréhensions à la fin de leur vie, quémandant un prêtre à leur chevet pour recevoir le pardon, ce n’est pas le cas de notre auteur qui se dit prêt à mourir, persistant et signant dans son scepticisme et ses provocations envers son meilleur ennemi, Dieu, quel qu’il soit.

L’un des chefs-d’œuvre de l’album est le morceau «It Seemed The Better Way», où les chœurs de la congrégation juive Shaar Hashomayim de Montréal, déjà présents dans le premier titre «You Want It Darker», réapparaissent pour accompagner la voix grave et profonde de l’artiste. Leonard Cohen a enregistré l’album à Los Angeles mais tenait à retrouver le son des choeurs de son enfance. Il a donc choisi les chanteurs de la synagogue montréalaise où il récitait le kaddish à l’âge de neuf ans avant d’y célébrer, quelques années plus tard, sa Bar Mitzvah. Les chœurs masculins, pour changer des voix féminines auxquelles l’artiste est coutumier, ajoutent une rare puissance émotionnelle.

Au soir de sa vie, l’enfant qui a vieilli expose ses déceptions dans cette ambiance liturgique qu’il connaît si bien : «Cela sonnait comme la vérité / Mais ce n’est plus vrai aujourdhui.» Le violon se lamente dans cette atmosphère religieuse et mélancolique où les métaphores bibliques dominent : «Mais maintenant il est bien tard / Pour tendre l’autre joue», «Soulève ce verre de sang / Essaie de dire les grâces.» Le chanteur a perdu sa perception innocente des prières. Cohen, lui dont le nom signifie, on le sait, «prêtre» en hébreu, joue avec les notions religieuses avec d’autant plus d’aisance qu’il en connaît les codes. Son éclectisme spirituel n’est pas le résultat de lubies ou d’un parcours chaotique, mais bien le fruit d’une inlassable curiosité intellectuelle et artistique. Sa culture dans le domaine a toujours été riche et maîtrisée, et maniée avec des doigts de druide rock’n’roll pour concocter une poésie nouvelle. Il représente avec Bob Dylan, dont il a salué les mérites lorsque le Nobel de littérature lui a été attribué, un type rarissime de musiciens à l’éblouissante créativité poétique, multipliant les expériences littéraires dès l’époque de leurs débuts, lorsque tous les rêves étaient permis et que la haine était bannie.

Dans cet album mêlant, sur quelques titres, instruments traditionnels et percussions électroniques sans jamais perdre sa cohérence, Leonard Cohen prouve qu’il ne s’est pas le moins du monde embourgeoisé, toujours prêt aux voyages comme dans l’irrésistible «Traveling light» aux accents tziganes. Sur des thèmes mélodiques d’une classe irréprochable, il reste cinglant envers les dieux, la nature des hommes, les femmes et, surtout, lui-même. Alors, quoi qu’il se murmure sur la santé fragile de l’attachant dandy, il n’empêche qu’artistiquement the man is not dead.


You Want It Darker, Leonard Cohen, Sony

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