Le titre est un chiffre, écrit comme un chiffre : 7, et non Sept. Le titre du nouveau roman de Tristan Garcia est le chiffre magique 7, celui qui jalonne nos contes de fées (les bottes de sept lieues, Blanche-Neige et les sept nains) et nos lectures de jeunesse (Tintin et ses 7 boules de cristal), celui qui régit notre temps (les sept jours de la semaine) et balise notre culture occidentale (les sept merveilles du monde, les sept péchés capitaux, les sept couleurs de l’arc-en-ciel). Ce ne sont que quelques exemples. Intituler un roman 7 n’est pas anodin. Le titre promet une trame serrée et une construction rigoureuse. Promesses tenues.

7 est-il un roman ? Pas sûr… Mais 7 n’est pas un recueil de nouvelles, même si la lecture des six premiers textes qui composent l’ouvrage peut le laisser penser. Il s’agit de six histoires qui semblent indépendantes, mais au fil desquelles des motifs ténus s’entrecroisent. Une drogue donne accès à un « moi » antérieur ; un rocker entend sur des rouleaux gravés quelques siècles en arrière des mélodies à venir ; la plus belle femme du monde est le pendant radieux d’un admirateur défiguré ; une militante révolutionnaire vit sous deux régimes politiques simultanément ; les extraterrestres sont parmi nous ; le communautarisme se vit sous cloche. Six histoires étonnantes, que l’on peut lire comme des inventions romanesques, des contes fantastiques ou des déclinaisons philosophiques. Dans tous les cas, le lecteur a l’intuition que ce sont des textes qui cachent et dévoilent. Et soudain, page 315, on se rend compte que la septième histoire occupe pratiquement la moitié du livre. Que cette histoire, intitulée « La Septième », est elle-même subdivisée en sept moments différents (mais en huit chapitres).

Reprenons… 7 est un « roman » construit sur sept histoires (6+1), dont la septième est bâtie en chausse-trappe, puisque le chapitre inaugural est en fait le début du septième et dernier chapitre de cette ultime partie (bouclons la boucle : ici, c’est 8-1). Quoi qu’il en soit, nous retombons sur nos pieds, c’est bien le chiffe 7 qui règle l’ensemble.

Nous retombons si bien sur nos pieds que dans le dernier versant du roman (celui, donc, qui s’intitule « La Septième »), les six premières histoires, qui nous semblaient vaguement disparates, acquièrent une cohésion infrangible. L’ouvrage a ses fondations, ses dépendances. Et il est bâti à chaux et à sable.

Que trouve-t-on, dans « La Septième » ? On y trouve une histoire de recommencement et d’immortalité, qui n’est pas sans rappeler le film de Harold Jamis Un jour sans fin, dans lequel Bill Murray semblait condamné à revivre éternellement le jour de la marmotte, et le roman de Kate Atkinson Une vie après l’autre (1), dans lequel Ursula Todd vivait, mourait, naissait à nouveau le même jour, et tentait désespérément d’empêcher que la deuxième guerre mondiale ait lieu. Dans le roman de Tristan Garcia, la septième histoire a pour héros un personnage dont nous ne connaissons pas le nom, qui invariablement – ou presque – se met à saigner des litres de sang lors de sa septième année, que l’on emmène au Val de Grâce pour des examens, et qui rencontre, invariablement encore, un infirmier nommé Fran, qui attendait la venue de « l’enfant qui saigne ». Ces saignements sont le signe de l’immortalité, et les sept chapitres nous offrent sept versions de la vie de cet enfant, qui devient homme, rencontre une jeune fille nommée Hardy, en tombe amoureux, et…

A chaque nouvelle naissance, le personnage garde en mémoire ses vies antérieures, ses erreurs et ses succès. Il enrage lorsqu’il est bébé, parce qu’il doit attendre d’apprendre à marcher, à parler, à déployer ses ailes. Les sept vies que Tristan Garcia imagine ne sont jamais un recommencement : les temps changent, parfois radicalement, parfois de façon très ténue. C’est la guerre, ou la vie banale d’un couple heureux. C’est la maladie qui frappe, ou, puisque l’on sait déjà ce qui va arriver, les études de médecine qui sont choisies pour tenter de contrer la maladie. C’est le renoncement, ou la colère. On tue, ou l’on se fait tuer. Et tout recommence… Lors de la sixième vie de « l’enfant qui saigne », l’enfant devenu adulte est écrivain. Et le lecteur renoue avec les six histoires du premier versant de livre.

On l’aura compris, 7 est un « ouvrage » au vrai sens du terme, comme on le dit d’un « ouvrage d’art ». Tout tient debout, solidement. Mais 7 n’est pas qu’une construction d’ingénieur, rigoureuse et sans âme. On connaît Tristan Garcia, on sait son talent d’écrivain, et sa malice à toujours surprendre. Ses livres paraissent tous différents – des nouvelles sur le sport, un roman de science-fiction, un singe qui raconte son histoire, l’apparition du SIDA dans les années 80… – à quoi il faut ajouter un traité philosophique et une passion raisonnée pour les séries télévisées (2). En 2013, il a publié Faber (3), un roman apparemment générationnel dans lequel le diable était à l’œuvre… le diable, ou le petit démon qui est en chacun de nous. L’action de Faber se déroulait en grande partie dans la ville fictive de Mornay, ville que l’on retrouve dans 7. Malicieusement, Tristan Garcia répond, par personnage interposé, aux critiques qui lui sont faites régulièrement sur l’incohérence (mais non ! la cohérence !) de son œuvre d’écrivain :

« Lorsque, à l’occasion de rares entretiens à la sortie de L’Existence des extraterrestres, on m’interrogea sur la cohérence de mon travail, embarrassé, j’affirmai haïr l’autofiction, la mise en scène de soi et je fis mine de répondre que j’étais attaché à un idéal de construction du monde en littérature et plus généralement en art […]. J’espérais qu’un autre que moi, le lecteur, puisse venir habiter, et découvrir enfin l’architecture invisible du monde ». (p. 527)

7 est le sixième jalon de l’œuvre littéraire de Tristan Garcia, si l’on entend « littéraire » au sens strict, en excluant les essais. Là encore, voyons-y un clin d’œil. Ce jeune écrivain – il est né en 1981, considérons-le comme encore jeune ! – a toujours un coup d’avance, au moins un. Je ne serais pas surprise qu’il soit un excellent joueur d’échecs, ou de bridge, voire de go. Il possède, en tout cas, le vrai talent du romancier : celui qui consiste à emmener le lecteur dans un monde non pas personnel mais particulier, résolument intime et partagé. Il y a, sans doute, dans les romans et nouvelles de Tristan Garcia, un pan autobiographique crypté. L’élégance de l’écrivain consiste justement à transformer l’égocentrisme en aventure humaine immédiatement partageable, puis à la dépasser, pour toucher l’humaine condition dans ses fondements. « L’enfant qui saigne », dans 7, est un petit garçon de sept ans, qui atteint donc l’âge de raison. Un peu plus tard, dans notre vie plate et banale, ce sont les jeunes filles qui saignent, et atteignent, nous dit-on, à l’immortalité en acquérant le pouvoir de donner la vie. La faculté – la malédiction ? – d’immortalité du personnage central de 7 est appelée « singularité ». Or, on sait que ce terme de « singularité » est employé aussi en cybernétique, dans les domaines de l’intelligence artificielle, et ouvre sur la perspective de machines qui pensent, induisant un changement radical de paradigme dans la civilisation. Tristan Garcia crypte peut-être – sans doute – son œuvre romanesque selon une clé personnelle, philosophique et prospective. Ce qui rajoute(rait) un niveau supplémentaire de lecture. Mais le plaisir ne se compte pas en degrés de perception. Le plaisir que l’on prend à lire 7 est celui de l’envoûtement et du lâcher-prise. De la surprise acceptée comme un cadeau. 7 est une des belles et bonnes surprises de cette rentrée littéraire.


 

Notes

(1) Kate Atkinson, Une vie après l’autre (Life after life), Grasset, janvier 2015.

(2) Selon l’ordre des allusions dans l’article : En l’absence de classement final, nouvelles, Gallimard, 2012. Les Cordelettes de Browser, Denoël, 2012. Mémoires de la jungle, Gallimard, 2010. La Meilleure Part des hommes, Gallimard, 2008. Forme et objet, un traité des choses, PUF, 2011. Six feet under, nos vies sans destin, PUF, 2012. NB : Tristan Garcia codirige la collection sur les séries télévisées aux PUF.

(3) Faber, le destructeur, Gallimard, 2013.