A croire qu’elle ne sait que contempler ou accuser ses Bleus, la France du football cultive le fatalisme. Sur fond de destin tragique et héroïque, le sociologue Stéphane Beaud, auteur de Affreux, riches et méchants, prolonge une réflexion initiée en 2011 lorsque que paraît Traîtres à la nation ? autour de l’image des footballeurs français. Cloués au pilori suite au fiasco de Knysna, les joueurs de l’équipe de France bénéficient aujourd’hui d’une image positive, après leur élimination en quart de finale de la Coupe du Monde. En collaboration avec Philippe Guimard, l’enseignant chercheur de l’Ecole Normale Supérieure nous livre une réflexion originale et saisissante sur les rapports qu’entretient la société française avec son équipe de football. Au fil de la réflexion, le lecteur se fait apprenti sociologue et découvre en ces footballeurs une seconde nature. A prendre au sérieux.
Car si d’apparence, le champ des savoirs en France et le football sont deux univers antinomiques, l’un étant hermétique à l’autre, les deux opposés tendent à se rapprocher sensiblement pour cohabiter dans un seul et même livre. Le football en France, objet d’étude en devenir ? Pourquoi pas. Quoi qu’il en soit, c’est bien en tant que sujet d’intérêt sociologique que le spécialiste français de la condition ouvrière inaugure la voie singulière de l’interprétation qui nous manquait. Un autre regard, dit-il, sur le récit de ces Bleus tour à tour choyés et haïs. C’est aux moments les plus pathétiques de leur destin, lorsque se déclare l’irréductible hostilité de tous, que le sociologue cherche à dépasser l’espoir déchu au profit du défi objectif. Car la critique est aisée, mais l’art est difficile, la sociologie, prend ici de revers les jugements les plus établis. Comment expliquer – autrement – ce nouveau capital sympathie accordé à ces joueurs de l’équipe de France quatre ans après l’un des tournants les plus tragiques de son histoire ? Certes, dans le football comme dans tout autre sport, les résultats donnent le ton. Il n’en demeure pas moins que cela n’explique pas la précipitation avec laquelle une équipe de football tangue de manière surréaliste entre gloire et vindicte publique.
S’appuyant sur un travail empirique et construit autour d’analyses de biographies de joueurs et d’articles de presse spécialisée, le sociologue retrace le parcours de cette équipe avec pour toile de fond la mondialisation et l’entrée des clubs dans les logiques ultralibérales. Des éléments de compréhension auxquels s’entremêlent l’analyse des changements internes au sein des classes populaires françaises ainsi que l’explosion de l’écosystème médiatique. Alors ces joueurs de l’équipe de France, faut-il les aimer ? Pourquoi ces « banlieusards » « sous-éduqués » et « indignes » [1] sont-ils considérés alternativement comme de véritables fêlons de la nation à la suite d’une défaite honteuse un soir d’été, et comme la « fierté de tout un peuple » au lendemain d’une victoire acquise dans l’adversité ?
C’est à partir de 1995 que les conditions d’exercice du métier de footballeur professionnel de haut niveau se trouvent bouleversées. L’instauration de l’arrêt Bosman [2] libéralise définitivement le marché des joueurs de football en Europe. Dès lors, les équipes professionnelles peuvent librement disposer d’un effectif entièrement composé de joueurs étrangers. S’en suit l’internationalisation de plus en plus précoce des carrières. Dans ce contexte, les bleus de 1998 sont considérés par l’auteur comme la « génération charnière », celle de l’entre-deux époques : l’avant et l’après Bosman. Ayant effectué une grande partie de leur parcours dans un club français et profitant de l’ouverture internationale du marché en plein milieu de leur carrière, ces joueurs ont une histoire sociale beaucoup plus proche des générations précédentes souvent restées au pays, que celle des joueurs de l’équipe de France de 2010 et 2014, qui eux, n’ont connu que le foot business de l’après Bosman et profité très tôt de la manne financière qui s’est déversée sur le monde du football. Bien que cette jeune génération bénéficie amplement d’une nouvelle donne sur le plan salarial et patrimonial, qu’en est-il du coût induit en termes de fragilisation psychologique lié au déracinement géographique et social prématuré ?
A cette histoire sociale des bleus, le chercheur en sociologie adjoint une morphologie des différentes générations de joueurs et révèle, au regard de témoignages, une certaine homogénéité du groupe champion du monde en 1998. « Héritiers des Trente Glorieuses »,  la génération Zidane, Djorkaeff et consorts ont pour la plupart grandi dans les citées « mélangées » des années 1970-1980. Tandis que celui du Mondial en Afrique du Sud apparaît plus hétérogène et dépeint la fracture sociale actuelle de la société française. Les grévistes de Knysna sont en effet un groupe socialement très clivé avec un fort poids des « joueurs de cité », issus de la paupérisation des banlieues initiée dans les années 1990 et dont les normes de vie sont totalement éloignées de celles de leurs coéquipiers plus âgés. Car cette équipe, rappelons-le, fut le théâtre de la coexistence de joueurs compris dans une tranche d’âge très large et que très peu de milieux professionnels connaissent. Les résultats n’étant pas au rendez-vous, ces contrastes d’habitus sociaux se traduisent par des conflits internes.
C’est ensuite à partir de ces désaccords au sein de la vie de groupe, que l’on plonge dans les transformations que subit la relation entre les footballeurs du monde moderne et la sphère journalistique. Les repères théoriques et pratiques du journalisme d’hier sont désormais inadaptés. C’est sous les diktats de l’urgence et du marché que les lois de l’information changent au risque de la manipulation et du bidonnage. La conception traditionnelle du métier de journaliste sportif vole en éclats avec l’arrivée de nouveaux médias sur le web. Soumis à un régime concurrentiel féroce et à la « religion du direct », il faut désormais pour les journalistes déployer des astuces repoussant les limites de l’imagination pour décrocher la moindre information auprès de joueurs toujours plus – ou moins bien ? – entourés. Le sociologue évoque alors la détérioration des liens entre des joueurs qui incarnent la figure du parvenu et des journalistes à partir des premiers emballements médiatiques et notamment de la Coupe du Monde 1986 au Mexique couverte par moins d’une vingtaine de journalistes – pour 22 joueurs français ! – à aujourd’hui où plus de deux cents professionnels suivent l’évènement. Dominique Le Glou, qui a vécu l’intégralité de cette période, témoigne : « Il y a vingt ans, le contact était direct, puis sont apparus les attachés de presse, les directeurs de communication, les chargés d’image, les directeurs de conscience […] il y a vingt ans, vous partagiez une bonne bouffe et deux jours non-stop avec le champion. Aujourd’hui, c’est cinq minutes entre deux portes… […] Nous sommes passés à la phase du « bon vouloir des sponsors ». Pour avoir un sportif en direct dans une émission, c’est un peu comme pour les émissions de show, il faut qu’il y ait quelque chose à y vendre. La logique marchande nous rattrape même dans ce domaine ». Entre information cloîtrée et surenchère médiatique, il en résulte des tensions structurelles parmi des sportifs complexés face à des obligations de communication grandissantes et les élites politiques et médiatiques au regard condescendant.
De la « défaite sportive et morale » à la reconquête de l’opinion, il n’y a qu’un pas. Comprendre sa logique, c’est d’abord en restituer sa genèse, en déployer les plis internes, mais aussi tenter de comprendre son évolution dans le débat intellectuel. Pour cette raison, tant sa parole est rare, la réflexion de Stéphane Beaud se fait des plus précieuses.
[1] Dans son ouvrage, l’auteur emploie ces termes en référence à la surenchère verbale récurrente dans la presse pour désigner les joueurs de l’équipe de France.
[2] L’arrêt Bosman est une décision de la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) rendue le 15 décembre 1995 relative au sport professionnel. Il porte ce nom en référence au litige qui opposa le footballeur belge Jean-Marc Bosman à son club du FC Liège. Son club lui refusant son transfert vers le club français de Dunkerque, le joueur a porté l’affaire devant la CJCE en contestant la conformité des règles régissant les transferts au regard du droit communautaire. La CJCE donne raison au footballeur en considérant que le règlement de l’UEFA, qui instaure des quotas liés à la nationalité, est contraire aux principes du Traité de Rome sur la libre circulation des travailleurs entre les Etats membres.