Suscitant la stupéfaction, le télescopage, à tort, entre une banale rixe sur une plage et l’« affaire du burkini » nous montre comment la vérité peut s’effacer au profit d’une pure tromperie. Pour rappel, quelques jours après la décision de certains maires de prendre un arrêté interdisant le burkini pour risque de « trouble à l’ordre public », un heurt éclate à Sisco en Haute Corse, opposant des habitants de ce village à des « membres d’une famille d’origine maghrébine » ayant « privatisé » un espace d’une plage à leur profit. Aussitôt, les médias s’embrasent, il est question de burkini, voire de terrorisme. Or, la justice démontre rapidement qu’il n’y a rien eu de tout cela et qu’il s’agit d’une violente altercation caractérisée par « une logique de caïdat, d’appropriation d’une plage, avec, de l’autre côté, une surréaction villageoise inadaptée ».

Dans La Démocratie des crédules, paru en 2013, le sociologue Gérald Bronner s’interroge sur cette forme d’emballement politico-médiatique et éclaire sur l’erreur commise. Par quels moyens des faits mensongers arrivent-ils à se diffuser dans l’espace médiatique et à emporter l’adhésion des publics au point d’infléchir une décision politique ? Selon lui, dans un contexte national tendu, l’hystérie collective provoque des fautes de perception qui entraînent des témoignages erronés et incitent à la rumeur, laquelle se partage très vite sur les réseaux sociaux. Via Internet, il existe « un marché cognitif biaisé » qui pousse les demandeurs d’information à agir comme dans la fable d’Esope, ce récit qui montre qu’auprès d’une personne déterminée à penser le pire, même la plus juste explication reste vaine. Alors que le France vit dans un très haut degré de menace terroriste, il paraît tout à fait concevable de rendre la rixe de Sisco en une expression d’un combat guidé par un islam conquérant et de le lier à la « panique morale » autour du burkini, tel que le décrit le sociologue Michel Wieviorka dans une tribune publiée sur le site Theconversation.fr.

Gérald Bronner ajoute qu’à cela se mêle un traitement médiatique proposé par des journalistes soumis à une concurrence féroce qui les oblige à diminuer leur temps imparti à la vérification d’informations et de témoignages, ouvrant la voie à de graves erreurs professionnelles. À titre d’exemple, il évoque la fameuse affaire Alègre en 2003 qui vit Djamel, un jeune travesti prétendant être le fils de Mickael Jackson et avoir été violé par Nicolas Sarkozy, se faire interviewer visage caché au journal de 20h de TF1 puis de France 2. « Pour qui n’a pas vécu cette affaire en temps réel, il saute aux yeux qu’un tel récit renvoie aux légendes urbaines (…) Mais cela n’est pas du tout apparu aux commentateurs de l’époque. Plutôt que de se montrer circonspects, comme il conviendrait en pareil cas, et de vérifier la moindre information avant de la rendre publique, les médias français, à des rares exceptions près, se sont abandonnés à cette affaire sans aucune considération déontologique » écrit le sociologue.

L’auteur explique également que si une communauté entière peut se tromper sur l’exactitude d’un fait, elle peut néanmoins voir la confirmation unanime des autres comme une preuve de la véracité de sa croyance. C’est ainsi qu’il évoque l’entretien surréaliste de Christine Boutin avec l’ancien journaliste de Canal+ Karl Zéro dans l’émission « Le Vrai Journal », un show mélangeant information et fiction. Le tournage a lieu en 2006, Christine Boutin est députée de la 10ème circonscription des Yvelines :

« Il lui demande alors à propos des attentats du 11 septembre : ‘Est-ce que tu penses que Bush peut être à l’origine de ces attentats ?’. Voici ce qu’elle répond : ‘Je pense que c’est possible. Et je le pense d’autant plus que je sais que les sites qui parlent de ces problèmes sont des sites qui ont les plus forts taux de visite. Et je me dis, moi qui suis très sensibilisée au problème des nouvelles techniques d’information et de la communication, je me dis que cette expression de la masse et du peuple, ne peut être sans aucune vérité’ » et de poursuivre « ‘Je ne te dis pas que j’adhère à cette posture, mais disons que je m’interroge quand même un petit peu sur cette question’ ».

La fausse « affaire du burkini de Sisco » est peut être à lire sous le prisme de la combinaison de ces trois éléments : la nervosité d’une population échaudée par un climat de menace terroriste, le goût des médias, lancés dans une course au clic, pour des sujets polémiques et le poids de la communauté. C’est alors que certains politiques ont trouvé dans ce fait un parfait miroir à leur discours idéologique et ont revêtu leur plus bel habit de populistes en prenant un arrêté municipal. Ce que souligne Gérald Bronner dans son ouvrage : « la tentation de complaire à l’opinion publique plutôt que de servir l’intérêt général est alors grande. C’est vrai en particulier pour ceux qui assument des mandats locaux les mettant en contact quotidien avec les populations, leurs décisions entraînant une responsabilité juridique lourde à assumer. Ce n’est donc pas un hasard si ces élus font souvent corps avec leurs électeurs pour demander que soit appliqué, à tout propos, le principe de précaution ».

Jouant sur ce sentiment, le maire de Sisco a annoncé, comme d’autres, vouloir maintenir son arrêté « anti-burkini » pris au lendemain de l’altercation sur la plage et ce malgré la décision du Conseil d’Etat de le suspendre. Interrogé par Le Monde, Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris I, explique que ces arrêtés « tomberont sauf si les maires avancent la preuve que dans leur commune il y a des éléments locaux, objectifs, circonstanciés de trouble à l’ordre public ». Ce qui reste à démontrer.