Cette rentrée marque aussi le début de la campagne présidentielle. Un peu comme en 2012, celle-ci semble s’orienter vers une polarisation autour de valeurs plutôt que des questions économiques.

Je suis de ceux qui y voient une bonne chose. En matière d’économie en effet, les partis de gouvernement partagent – et chacun le sait sans toujours se l’avouer – à peu près les mêmes « fondamentaux » depuis au moins vingt ans : la France possède, si je puis dire, une économie de marché qui ne la possède pas en retour ; notre système est capitaliste mais il comporte en même temps, héritage historique que nous devons choyer, une bonne dose de protection sociale et de solidarité – sans compter notre si profond attachement à une conception du temps, et donc des congés, qui n’est à l’évidence pas celle des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne, et qui fait pièce, dirais-je, à l’esprit même du capitalisme. Ce système composite souffre évidemment des réformes, dans un sens ou dans l’autre, et l’on a pu, encore récemment, s’écharper à leur sujet. Il reste que les Français ne veulent plus avoir à se décider là-dessus, ou là-dessus seulement.

Cela peut n’être pas immédiatement visible mais je pense que les politiciens qui réussiront, sur le long terme, pour ne rien dire de ceux qui aideront réellement et durablement notre pays, sont ceux qui l’ont d’ores et déjà compris. La déconfiture de toutes les formations économicistes, des morts-vivants du marxisme aux béats du libéralisme, le prouve ou le prouvera. En un mot, nous comprenons enfin, et les pauvres l’ont d’ailleurs compris avant ceux qui prétendent parler en leur nom, qu’on ne se nourrit pas que de pain.

Fort bien donc… Sauf que dès lors, tout commence.

L’un des champs où les valeurs comptent le plus est évidemment celui de la laïcité. Les réactions de cet été face à l’émergence du burkini disent ce que nous sommes et ce que nous voulons être – ou n’être pas. Le dit aussi la confusion entre la défense de l’égalité des sexes d’une part, et d’autre part la laïcité, laquelle ne devrait après tout concerner que l’Etat, le fonctionnement et le décorum des institutions, et certainement pas la manière dont on s’habille dans la rue, moins encore la répartition des rôles dans le couple – et je dis cela, bien que ces maris voilant sans vergogne leurs femmes à la plage tout en s’y dénudant allègrement et en lorgnant autant que bon leur semble du côté des demoiselles d’à côté, ne m’inspirent que dégoût. Seulement voilà, ce dégoût moral qui est le mien est précisément affaire de morale, pas de législation. De culture, osons le gros mot, pas de décrets ou d’arguties juridiques.

Au-delà même du burkini, la question de l’habillement, à moins que la sécurité et la paix civiles ou encore le fondement même de notre vie commune ne soient en jeu, n’est pas une question légale : le foulard, qui peut être celui de la grand-mère bergeracoise se rendant au marché de la rue Sainte-Catherine le samedi matin, ou d’une jeune musulmane pratiquante, ne saurait être interdit, et à moins de se fonder sur une discrimination au faciès, à l’âge ou au nom, ce qui serait au mieux absurde, au pire ignoblement raciste, la loi ne pourra et ne devra jamais distinguer entre Mamie Ginette et Fatima. Que les raisons qui poussent l’une et l’autre à le porter ne soient pas les mêmes, c’est possible : et après ? La loi n’est pas Dieu, elle ne sonde pas les reins et les cœurs. De plus, cette différence est au fond discutable, vu que si les femmes se couvraient la tête en Occident jusqu’aux années 1960, c’est en partie à cause des recommandations misogynes de Paul de Tarse, et donc de principes religieux inégalitaires.

Mais tout d’abord, une nette distinction doit être faite entre ce simple foulard, qui n’attente pas en soi à nos valeurs ou en tout cas ne les attaque pas frontalement, n’insulte pas notre culture – sauf à dire que Mamie Ginette est une mauvaise Française – et ne nous met pas objectivement en danger ; et le voile intégral. Ce dernier est un crime, un attentat de tissu. Et contre celles qui le portent, quoique certaines le désirent, et contre ceux qui sont ainsi forcés de les regarder sans pouvoir communiquer avec elles face à face. Sans visage, il n’est ni société ni humanité.

La réponse du Premier ministre Manuel Valls à la morgue anglo-saxonne était chose saine. Pour la gauche américaine, une musulmane n’a d’intérêt que si elle se voile. La naïveté des descendants du Mayflower les pousse à vouloir des étiquettes bien propres et des gens non moins propres sur le front desquels ils peuvent aisément les coller. Or, n’en déplaise à ces invétérés puritains, beaucoup de musulmanes ne veulent pas du voile et sont en fait très heureuses de vivre dans un pays où on ne les force pas à le porter, où en théorie ne s’exercerait pas sur elles la pression moralisatrice de bigotes serviles ou, pis, d’hommes aux yeux desquels le sexe féminin est là pour se soumettre – et qui d’ailleurs le disent.

Il est bon, juste et approprié que le Premier ministre, que tous les républicains défendent ce qu’est la France, c’est-à-dire aussi les progrès sociaux et culturels qui ont fait abandonner massivement aux jeunes femmes de l’après-guerre et même d’avant, la nécessité de se couvrir le chef, reléguant cette habitude au rang des coutumes ou des simples choix esthétiques, la séparant d’une quelconque crainte, de la superstition ou de la coercition sexuelle.

Et pourtant, le rejet systématique et qui a évidemment pris le burkini pour prétexte, de toute idée de liberté de conscience dès lors que la conscience en question a le malheur d’être « religieuse », ou « croyante », une certaine intransigeance laïcarde en somme et parfois confinant au pur et simple racisme, d’ailleurs dénoncée pour cela par Caroline Fourest ou Bernard-Henri Lévy peu suspects de partager l’odieuse complaisance d’un Plenel, a fait ces dernières semaines plus de mal que de bien à notre idéal laïque. Bien sûr que le refus inverse, celui de voir combien liberté de conscience et liberté religieuse ne sont pas absolument coextensives, nous dissimule dangereusement la réalité de l’impérialisme islamiste et la présence sur notre sol de ses étendards, au nombre desquels est le burkini. Seulement, savez-vous quoi ? Il y a des combats qui peuvent se mener hors des hémicycles, et même, ô miracle, sans nouvelles dépenses budgétaires : par exemple, on peut éduquer à l’école sans changer la loi, on peut aussi forcer les familles et les communautés religieuses à admettre un socle commun de valeurs qui n’excluraient pas formellement le « foulard » mais impliqueraient à terme son abandon volontaire et naturel par les personnes concernées. Il s’agit d’être offensif, mais sans se perdre dans des enfantillages où l’essentiel, faire des Français et des Françaises, se perdrait aussi.

A ce propos, l’idée du Front National d’interdire dans l’espace public tout signe religieux est aussi dangereuse qu’absurde. Relevons d’ailleurs qu’elle est la preuve ultime d’un changement de paradigme dont chacun devrait se pénétrer : le Front National n’est pas le fascisme d’aujourd’hui, à la différence de l’islamisme qui, lui, l’est bel et bien. Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen a remplacé un autre totalitarisme, le communisme, pour lequel l’individu doit courber l’échine devant la loi du collectif. Communisme, c’est comme-un, disait Pol Pot. Que tout le monde s’habille donc pareil, que personne n’ose exposer sa différence ou son appartenance : nous appartenons à un corps qui nous dépasse tous et devant lequel s’effacent et se nient pour se dépasser toutes les particularités.

Nous ne vaincrons la nouvelle idéologie lepéniste qu’en comprenant à quel point son mal est ainsi une dérive de la gauche, non pas de la droite – et qu’à tout prendre, oui, l’islamisme a plus à voir avec la vieille « droite des valeurs » que ce parti qui s’en prend désormais aux religions, catholicisme compris. Il n’en est pas moins dangereux, haïssable et digne d’être combattu : sachons seulement bien ce que l’on combat.

J’ai parlé d’absurdité. Tout d’abord, qu’est-ce qui justifierait, moralement, une telle prohibition de la religion dans l’espace public ? La religion mais pas les autres convictions « philosophiques » ? Et pourquoi donc, je vous prie ? J’aurais le droit de porter un t-shirt du Che mais pas une kippa ? Ah ! me direz-vous, qu’on interdise aussi le Che ! Mais vous rendez-vous compte qu’à ce train-là tout y passera, et qu’il n’est pas du ressort d’un Etat de droit d’ainsi chercher à contrôler la manière dont les gens s’habillent ? Leur imposerez-vous après ça de ne pas employer certains mots, certaines expressions, qui pourraient trahir des convictions théologiques plus ou moins refoulées ? Leur demanderez-vous des comptes des livres qu’ils transportent sous le bras ? Interdirez-vous les affiches de films à sujet « religieux » ? Et puis, je vous le demande, que vous fait, foncièrement, la kippa du juif observant ? Que vous fait cette médaille de baptême ou cette croix ?

Un autre problème, déjà présent en vérité dans la mise en place fort bancale de la loi sur les « signes religieux à l’école » est le caractère insaisissable de cette notion de signe. Un signe est par nature arbitraire : c’est par accident qu’un certain type de calotte est devenu un signe d’adhésion au judaïsme et Sainte-Beuve, que Nadar photographia avec le même couvre-chef, n’avait rien d’un juif orthodoxe ; interdisez la kippa, elle sera remplacée par la casquette, le borsalino, la toque de fourrure, le béret ou le chapeau-melon, qui n’ont pas, intrinsèquement, de valeur religieuse moindre. Interdirez-vous alors tout chapeau ? Le signe religieux peut être équivoque : interdirez-vous tout port de la barbe sous prétexte que les popes, les salafistes et beaucoup de juifs orthodoxes la portent ? Lorsque le burkini aura été banni, les femmes musulmanes qui ne veulent pas exhiber leur corps se baigneront habillées, comme nombre de personnes pudiques ou trop pâles pour affronter directement l’éclat du soleil : interdirez-vous aussi les t-shirts à la plage et les bandanas ?

Interrogé en 1905 sur l’interdiction du costume ecclésiastique, Aristide Briand, rapporteur de la loi répondait ceci, que « le silence du projet de loi au sujet du costume ecclésiastique […] n’a pas été le résultat d’une omission mais bien au contraire d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru à la commission que ce serait encourir, pour un résultat problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements ». Et voici comment il poursuivait : « La soutane une fois supprimée, […] l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus la soutane, mais se différencierait encore assez du veston et de la redingote pour permettre au passant de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen. »

Je demande : interdirez-vous aussi cela ? Mais jusqu’où irez-vous donc ? Faire porter l’uniforme partout, à toute heure du jour et de la nuit, pourvu qu’on soit dans un « espace public » ?! Pol Pot ne rêva jamais plus doux rêve, la société-caserne, la société du comme-un : c’est en vérité le contraire, et de la démocratie, et de la laïcité, laquelle ne vise justement qu’à empêcher la mainmise d’une église ou de plusieurs sur les institutions et les consciences, non pas à contraindre ces dernières.

Il est bon que pour une fois l’on questionne les valeurs et les fondements de notre ipséité républicaine plutôt que de faire semblant de s’opposer sur des questions de cumul des mandats dont tout le monde se moque, ou d’impôts auxquelles personne ne comprend rien. Exigeons seulement de nos hommes politiques qu’ils considèrent respectueusement ces principes sacrés et ne se mettent pas, comme ils l’ont trop souvent fait faute de probité mais aussi de culture, à les vider de toute signification dans le vain et vil espoir d’obtenir quelques suffrages.

Un commentaire

  1. « Il s’agit d’être offensif, mais sans se perdre dans des enfantillages où l’essentiel, faire des Français et des Françaises, se perdrait aussi. »

    « faire des Français et des Françaises » ? Au nom de quoi ?

    « Les races conquérantes les plus habiles ont compris la nécessité de ne pas heurter les croyances de leurs sujets et de respecter leurs institutions. Les Français, au contraire, essayent de transformer les sociétés indigènes avant même d’avoir assis leur conquête. Ils professent que les institutions, les croyances, les langues même, entretiennent l’hostilité des indigènes contre le nouvel état de choses, et que pour obtenir leur sympathie ou leur résignation, il n’y a qu’une méthode efficace : l’assimilation. »

    « Pénétrée de cette idée consacrée par la Révolution, qu’il existe une formule absolue pour faire le bonheur des peuples, formule indépendante des temps et des lieux, la France s’attribue la mission d’en hâter l’avènement chez ses sujets. Elle est persuadée que sa gloire et ses intérêts sont également liés à la réalisation de cet idéal et l’assimilation morale des races les plus hétérogènes sur lesquelles elle a étendu sa souveraineté lui apparaît non seulement comme le but, mais surtout comme le moyen de sa domination. »

    https://postcolonialbrittany.wordpress.com/2016/04/26/tractatus-politico-philosophicus-2/

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