La Règle du jeu : Pourriez-vous nous éclairer sur cette affaire qui vous oppose à Alain Badiou ?

JAM : Pour moi, c’est déjà terminé. Le chapitre est clos. Ce garçon m’a traité de « renégat ». Il l’a fait à la dernière page d’un volume de 300 pages, venant après un autre de 300 pages. Ces deux volumes viennent de paraître à Londres, chez Verso. Ils sont consacrés par des universitaires de langue anglaise à la revue où nous écrivions, lui et moi, de 1966 à 1968, et aussi Alain Grosrichard, Jean-Claude Milner et François Regnault. Nous étions tous les cinq le « Conseil de rédaction » de cette revue de grands étudiants, basée rue d’Ulm. Elle a publié en son temps des textes inédits de Lacan, Derrida, Lévi-Strauss (une lettre où il assassinait Derrida), Althusser, Foucault, et, avec leur autorisation, des traductions de Bertrand Russell et Kurt Gödel.

Quand je suis tombé in fine sur ce qualificatif de « renégat », qu’il m’appliquait à moi, mais aussi à Milner et Regnault, j’ai vu rouge. C’était ce que Lacan appelle « l’instant-de-voir ». Le 26 février, j’ai écrit, non à l’insulteur, auquel il m’aurait été impossible de m’adresser sans l’agonir d’injures, mais à l’éditeur principal, Peter Hallward, qui avait à l’époque pris contact avec moi pour que je réponde à ses questions, et je m’y étais dérobé. Cette lettre, rédigée directement en anglais, je l’ai mise en circulation sur le net. Je disais qu’à défaut de pouvoir envoyer mes témoins à l’insulteur pour un duel qui aurait été au pistolet ou à l’épée, je l’invitais à un « duel intellectuel à mort ».

Le lendemain, commençait pour moi « le temps-pour-comprendre ». Il a pris la forme suivante : j’ai écrit et donné à La Règle du Jeu le premier chapitre d’un ouvrage intitulé Les confessions d’un renégat. J’y apparais comme un prisonnier de la Loubianka à Moscou vers 193…, attendant qu’on lui mette une balle dans la nuque pour la plus grande gloire du génial camarade Bogdan Badyou. Mes références : le roman d’Arthur Koestler, Le zéro et l’infini, et Humanisme et terreur, de Maurice Merleau-Ponty.

Beaucoup m’ont dit avoir ri. Je me voyais écrire un chapitre tous les jours pendant six mois, passant en revue sur le mode plaisant les bêtises et les méfaits du petit père des peuples, de l’Ubu soviétique de mon invention. Lacan dit bien que le temps-pour-comprendre est susceptible de se poursuivre indéfiniment.

Mais le lendemain, jeudi 28 février, « le moment-de-conclure » est arrivé sans crier gare. A 10h du matin, mail d’Alain Badiou : « Cher Jacques-Alain ». Il me remercie de lui avoir fait passer ma lettre à Hallward et le premier chapitre des Confessions d’un renégat. Il maintient le qualificatif de renégat : « “Renégat” n’est pas une insulte, c’est une description. (…) Pourquoi du reste t’offenser de cette description ? Tu me sembles plutôt devoir assumer et défendre ta renégation comme étant celle du Mal au profit du Bien. » Il termine par ces mots : « Quant au duel, n’y songe pas! Bien évidemment, je ne me bats pas en duel avec un renégat. Bien à toi, Alain »

J’ai aussitôt transféré ce message à la RdJ, et puis, au fil de la journée, quelques autres :

• le message d’une amie, 12h 21, m’annonçant que les autorités tunisiennes renonçaient à poursuivre une collègue, Raja Ben Slama, qui était sous le coup d’un mandat d’amener, et pour laquelle nous étions entrés en campagne ;

• à 13h 32, l’article de Wikipédia sur le refus du chevalier de Rohan de se battre en duel avec le jeune Voltaire, qu’il avait offensé ;

• à 15h 06, un extrait de Kant, « D’un ton supérieur nouvellement pris en philosophie » : « Que des personnages supérieurs aient des activités philosophiques, quand bien même cela conduirait jusqu’aux sommets de la métaphysique, cela doit être compté à leur plus grand honneur, et ils méritent de l’indulgence s’ils commettent une faute (difficilement évitable) contre l’École, parce qu’ils se sont en tout cas abaissés jusqu’à elle en se plaçant sur un pied d’égalité civile. Mais que des gens qui veulent être philosophes fassent les supérieurs, on ne peut en aucune manière le leur permettre, parce qu’ils s’élèvent au-dessus de leurs pairs, et violent leur droit inaliénable à la liberté et à l’égalité dans des questions qui relèvent de la simple raison.» ;

• à 16h 08, un texte en anglais sur la pratique américaine du « posting » : « A statement or accusation of cowardice would be hung in public places or be published as a handbill or appear in a newspaper.  Tame language by today’s standards, such slurs as rascal, scoundrel, liar, coward, and puppy were considered extremely disrespectful and were sure to prompt a duel
 » ;

• à 18h 59, un choix de mails reçus par moi au cours de la journée, plus le mien, invitant les collègues à laisser en paix le personnage : « On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. » A la fin était insérée une « déclaration » de François Regnault, 18h 19, témoignant que Badiou n’était pas plus un antisémite que je n’étais un renégat ;

• enfin, à 20h 06, était mis en ligne une pièce en un acte de Courteline, La peur des coups.

• Entretemps, à 16h 57, La Règle du Jeu avait accordé un « droit de réponse » à Claude Badiou, fille d’Alain Badiou : « Si tant est que le droit de réponse en soit un ici, je me permets ce court mot, chose que je ne fais normalement jamais, ne me mêlant pas des choses publiques de mon père, bien assez « grand » pour cela. Mais JAM, votre texte est tout simplement infamant – et le procédé de l’écriture auto-flagellatoire si facile -, les photos qui l’accompagnent encore plus. L’on ne sait par quoi il est dicté, mais certainement pas par l’intelligence qui est la vôtre. Allons donc ! Quant au « message de réconfort » de votre ami Marco Mauas… Comment pouvez-vous attraper la queue de cet ignoble troupeau confondant antisémitisme barbare et condamnation d’un gouvernement utilisant sans vergogne la souffrance ignoble qu’a subi son peuple pour justifier celle qu’il fait aujourd’hui subir à un autre ? Cette lâcheté vous entache. Vraiment. »

Le vendredi 1er mars, parmi les décisions que j’annonçais au Champ freudien international, il y avait celle-ci : « Les Cahiers pour l’Analyse reprendront leur parution, interrompue en 1969. Le n°11 paraîtra au premier trimestre 2014. Seront invitées à participer, sous une forme à définir avec chacune, les personnalités suivantes : Alain Grosrichard ; Jean-Claude Milner ; François Regnault. » La page était tournée. Cependant, il y a encore eu un rebond hier dimanche.

Samedi, je suis parti pour Barcelone, pour participer, comme je le fais chaque année depuis 13 ans, à la Conversation clinique de l’Institut du Champ freudien en Espagne, qui réunit près de 400 praticiens venus de tout le pays. Six cas cliniques sont publiés à l’avance. Ils sont commentés à raison d’une heure par cas. On intervient de la tribune et de la salle. Trois cas le samedi après-midi, trois le dimanche matin.

Hier matin, le cas présenté par Laura Canedo était celui d’un obsessionnel qui venait d’avoir trente ans. Il se sent envahi par « des bêtises » qui lui prennent trop de temps. Il se sent à la remorque de ses deux frères, dont il est le cadet, « pistonné » par eux dans son activité professionnelle. Après le divorce de ses parents, il a été attrapé dans le discours de sa mère. Celle-ci allait jusqu’à lui donner des leçons sur les femmes, lui disant : « Una copa es una copa, y un vaso es un vaso. » Une coupe est une coupe, et un verre est un verre.

J’insiste sur le caractère tautologique de l’ontologie maternelle. Je rappelle le dit antidialectique de l’évêque Butler, « Everything is what it is, and nothing else ». Et dans l’élan, j’ajoute : « Un renégat est un renégat. En somme, la mère est badiouïste ». Eclat de rire général.

Des exemples du syndrome badiouïste sont aussi apportés de la tribune et de la salle. Le badiouïsme est né. C’est un trouble envahissant de la relation au langage : la confusion des mots et des choses. Le trouble est associé à un autoritarisme à la Humpty-Dumpty ou à la Ubu roi. La croyance à l’univocité linguistique nourrit l’intolérance dans les relations sociales : mépris généralisé des autres parlêtres comme étant des êtres équivoques, portés à « se renier ». Rigidification, voire mortification du sujet ; son enfermement progressif dans une position de « Grandiose Self » (Heinz Kohut), étendue à l’ensemble de la personnalité. Voir sur ce sujet l’entrée « Moi-plaisir purifié » du Dictionnaire international de psychanalyse d’Alain de Mijolla, Calmann-Lévy, 2002, tome 2, p. 1043, et l’entrée « Grandiose Self » dans l’édition anglaise de ce dictionnaire, gale.com, qui existe au format eBook.

[Read more: http://www.answers.com/topic/grandiose-self#ixzz2MYVGaEbS]

Deleuze remarquait que le sadisme et le masochisme sont deux entités cliniques qui doivent leur nom à un littérateur. Il en va de même du badiouïsme. Cette trouvaille, qui est collective à la différence de la fameuse ”causalité métonymique“ qui passionne les universitaires convoqués par Peter Hallward, est une sublimation. D’une lamentable histoire qui dure depuis un demi-siècle est donc sorti un concept utile, qui a chance de rester en clinique.

Lundi 4 mars 2013, 11h 00

germina-badiou-philosophie-et-evenementLa philosophie et l’évènement, Alain Badiou avec Fabien Tarby, Germina — Livre d’entretiens, qui rend justice à la grandeur de cette pensée (qui domine la planète Terre avant de conquérir la galaxie).

Un commentaire

  1. « La croyance à l’univocité linguistique nourrit l’intolérance dans les relations sociales », dit JAM. Ce n’est pas faux. Mais à l’opposé, aequivocus, j’ai envie, par certain contresens, de le traduire par « tout se vaut » : donc, laissons-les faire, ces bons capitalistes qui mettent la planète en coupe réglée, qui bientôt nous vendrons l’air que nous respirons, puisque les autres ne valent pas mieux qu’eux. Alors le psychanalyste se fait silencieux et pose sur le monde et les autres un regard bienveillant et désengagé.