Soixante-ans après Camus, et nous voici encore et toujours à comprendre et expliciter pourquoi et selon quelle étrange logique des crimes de masse furent commis au nom de causes on ne peut plus juste, on ne peut plus nobles et louables a priori. Comment en sommes-nous venus à croire que nos révoltes pouvaient tout justifier ? Pis, comment ont-elles fait de nous des meurtriers qui, choses encore jamais vues, s’affublaient des titres de juge et redresseur de tort ? Comment la révolte, en soi légitime, en vint à nous confisquer purement et simplement la raison ?
Camus ne tarda pas à s’interroger sur ces épineuses questions. J’ai là L’homme révolté sous les yeux. Nous sommes en 1951. Six ans après la défaite du régime nazi, cinq avant le rapport Khroutchev. C’est pour lui l’heure du bilan. Le moment de jouer enfin carte sur table. Juger ? Non, mais comprendre le temps dans lequel il se trouve, le temps dans lequel nous sommes : celui du crime organisé à grande échelle. L’époque du crime de logique (l’on vient à peine d’ouvrir les yeux sur la réalité du goulag et des chambres à gaz) que Camus distingue du crime de passion (Révolution et Terreur). Mouvement irrésistible d’une part. Préméditation d’autre part. Désormais “Le crime, écrit Camus, se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme.”
Or si de tels “massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité” ont été possibles, ne serait-ce pas dû à la nature intrinsèquement mauvaise de l’homme ? Camus ne le croit pas. Camus n’est pas ce qu’on pourrait appeler un “essentialiste”. Par essence l’homme n’est ni bon (version Rousseau), ni corrompu (version Yahvé). Bref, son essence est indéterminée. Ces crimes qu’il a commis en commun ont sans doute leurs raisons ? Mais lesquelles ? S’ils n’en ont pas, alors la vie elle-même est absurde. La tentation est grande de mettre ces crimes sur le dos du nihilisme, de l’absolue atomisation des valeurs. Après tout, si tout est faux, si rien n’a de sens, tout est permis. Non seulement tout est permis mais il m’est indifférent de sacrifier ma vie et partant celle des autres : “Si notre temps admet aisément que le meurtre ait ses justifications, écrit Camus, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme”.
Mais est-ce si sûr ? C’est en tout cas la première “explication” qui nous vient à l’esprit. Pour précipiter le suicide collectif de tout un pays, de toute une nation (dans le cas de l’Allemagne nazie), pour qu’un système politique élève le crime au meurtre de masse (dans le cas de la Chine ou de la Russie), il faut en effet que la vie n’ait plus la moindre valeur. C’est en tout cas ce que le bon sens semble nous dire spontanément. “Explication” qui rejoint par quelque côté celle de Maistre que nous évoquions hier : les causes justifiant le crime ne sont probablement que prétextes, prétextes et masques derrière lesquels avance le nihilisme.
Les choses ne sont évidemment pas aussi simples. Cette philosophie de l’absurde, l’absurde “comme règle de vie” comporte en elle-même sa propre contradiction. Il me faut vivre pour dénier un sens à la vie. “Vivre est un jugement de valeur” affirme Camus, et à raison. Mon existence même suppose que vivre vaut mieux que mourir. En un mot, si je n’accordais le moindre sens à l’existence, il est probable que je ne sois plus là pour en parler. Par conséquent, déduire la légitimité du crime par l’absurde est un argument bien maigre devant l’ampleur de la cruauté.
Ce qui caractérise ces crimes est moins le désespoir d’hommes aux yeux desquels la vie n’aurait pas la moindre valeur, au contraire, il s’agit de crimes justifiés par le sentiment de révolte devant le spectacle de la folie et de l’injustice. L’homme révolté ne l’est qu’à condition de prêter à la vie un sens et des valeurs qui lui semblent être bafoués. C’est un négateur qui dit oui à la vie.
Nous verrons plus précisément demain comment Camus analyse et envisage les différentes facettes de l’homme révolté au travers l’histoire récente, le temps historial dans lequel nous sommes.
Camus n’était pas plus révolté que vous et moi, mais………il était lucide ! C’est au seul titre de cette lucidité qu’il fut (mal)traité par une gauche Sartrienne (bien ou mal)pensante qui ne voyait que par et au travers d’un communisme sectaire………Hommage à l’homme qui refusait d’être embrigadé !!!!