Yann, bonjour…
Bonjour Bertil…
Nous en étions restés la semaine dernière à Edith Stein… Au fait de savoir trouver sa place dans le monde… A l’athéisme…
Oui. J’ai à ce propos reçu un mail très sympathique de Stéphane Zagdanski. Je profite d’ailleurs de cet entretien, cher Bertil, pour lui présenter publiquement des excuses. En effet, il y a quelques années, je l’avais malmené dans un article paru dans Elle, puis remalmené dans une revue. Franchement, je le regrette. Je n’aurais pas dû. Se faire des ennemis, bon, pourquoi pas – et c’est sans doute même vital. Mais se faire des ennemis qui pourraient, qui devraient être des amis, c’est idiot. Les raisons de ces attaques sont un peu confuses aujourd’hui : disons qu’une tierce personne, par ailleurs écrivain hystérique et mineur, avait jeté pas mal d’huile sur le feu. Je ne suis pas juif, mais dans le judaïsme, la médisance est un des péchés les plus graves. Heureusement, le pardon est quelque chose d’essentiel dans ce même judaïsme, et peut-être Stéphane me pardonnera-t-il un jour. Je considère que quelqu’un qui s’intéresse autant à Gombrowicz et aux aphorismes de Kafka ne peut que (re)devenir mon ami. Par ailleurs, Zagdanski est très proche je crois de quelques jeunes auteurs de chez Sollers, eux aussi férus de littérature, comme notamment Valentin Retz et Jean-Philippe Rossignol, qui sont à mon avis en train d’ébaucher des œuvres importantes. Bon, mais nous n’allons pas passer tout cet entretien dans les excuses et les compliments, n’est-ce pas ?
Non, ce n’est pas le genre de la maison… Quel est ce gros livre que tu caches là ?
Oh, je ne cache rien. Je n’ai rien à cacher. Seulement, je déteste, par pudeur, que les gens sachent, dans la rue, dans les cafés ou dans le métro, dans le bus, quel livre je suis en train de lire. Je trouve que cela fait un peu cuistre. D’une certaine manière, je suis gêné qu’on sache avec quel ouvrage je partage, à un instant « t », mon intimité. Il s’agit là, pour répondre à ta question, de L’Etoile de la Rédemption, de Franz Rosenzweig. Un livre majeur, accessible en français depuis seulement trente ans – ça fera trente ans pile cette année – et qui pose la question (juive) du Retour. Edith Stein se convertit au christianisme. Mais on peut voir dans sa mort, dans son choix de mort, dans son vœu de mourir auprès des siens, avec les siens, et d’une certaine façon pour les siens, à Auschwitz – je précise qu’elle avait eu l’opportunité de s’échapper – une manière de Retour in extremis. Mais ce que je dis là n’est pas tout à fait satisfaisant : car son Retour est aussi Mystère. Et si le Retour est juif, le Mystère est chrétien. Je dirai donc qu’Edith Stein est redevenue juive par le christianisme. Et qu’elle est redevenue juive à la condition d’être aussi chrétienne. Elle ne s’est pas déchristianisée à la dernière minute : mais elle est morte chrétienne ET juive. Ce qui pose un problème quasiment insondable.
Rosenzweig, lui, s’est arrêté au seuil de l’Eglise ? Il a tout arrêté au dernier moment pour rester finalement juif ?
Exactement. A la base, Rosenzweig avait été très impressionné par la personnalité d’un de ses amis, d’origine juive, converti au christianisme.
Rosenstock… Converti au protestantisme… C’est bien ça ?
Oui. Eugen Rosenstock. Rosenzweig et lui s’étaient rencontrés en 1913 lors d’un congrès. Rosenstock était historien, spécialiste de la Constitution. Par ailleurs, c’était un chrétien total, illuminé au sens rimbaldien du terme. Rosenzweig, esprit rationnel, passa une nuit entière à discuter avec Rosenstock. Cela aurait dû être un dialogue de sourds entre un juif assimilé, loin des obsessions de la question « religieuse » et un servant du Christ. Rosenstock, au petit matin, avait gagné la partie : Rosenzweig fut totalement ébranlé par la foi de son interlocuteur. Cette même foi, cette même force qui, plus tard, viendraient ébranler Edith Stein quand elle se trouva en face de la veuve de son ami converti Reinach : ce qu’elle vit sur le visage de la jeune veuve, ce ne fut pas la terreur, mais une douleur douce, dominée, sereine. Edith Stein et Franz Rosenzweig ont été fortement impressionné, eux les intellectuels par excellence, par cette chose à la fois simple comme bonjour et plus complexe que tout au monde, qui s’appelle la foi. Car cette foi habitait des êtres qui eux-mêmes étaient des intellectuels, des penseurs. Rosenstock ou la veuve Reinach, soudain, ne répondaient pas avec des arguments rationnels : ils répondaient avec leur foi, supérieure à tout, surplombant tout le reste. Rosenzweig et Edith Stein, philosophes, se retrouvent en face de quelque chose de totalement enfantin, de quelque chose d’imperturbable et d’indestructible, et qui plus est ne passe pas par le cerveau.
Ah oui mais la semaine dernière, tu m’avais dit qu’Edith était devenue chrétienne par la lecture de sainte Thérèse d’Avila.
C’est vrai. Il n’empêche que le véritable détonateur fut cet épisode que je viens de dire. Nous avons donc Rosenzweig, le philosophe, qui perd le combat, qui perd le match contre Rosenstock, l’homme qui apporte la parole de la Révélation. Celle de la Parole christique, s’entend. S’engage alors une lutte à mort par lettres interposées. Une véritable lutte de Jacob avec l’Ange, où Jacob serait Rosenzweig et où l’Ange serait Rosenstock. On a l’impression que ce que veut Rosenzweig, s’est se « purger » une bonne fois pour toutes du christianisme, de l’hypothèse du christianisme en lui, pour devenir juif. Pour redevenir juif. C’est passionnant : car il y a là une imbrication intime des deux Révélations, la juive et la chrétienne, et c’est par le biais de l’hypothèse, même fictivement entretenue, même virtuellement envisagée, qui permet techniquement le Retour. « Je reste juif » dira Rosenzweig le jour de Kippour, dans une synagogue de Berlin, en 1913 – synagogue que j’ai tenté de retrouver, en face de la Postdamer Platz, mais qui semble avoir été détruite. Il reste ce juif qu’il va lui falloir dès à présent devenir vraiment. Il reste et restera ce juif qu’il n’avait été que de manière « nue », sans l’habit de l’étude. Il va remédier à cela en créant une école d’études juives. La très grande force de Rosenzweig, c’est, une fois qu’il a décidé de rester juif, de ne plus jamais se laisser impressionner par le monde alentour, qui est le monde sécularisé des chrétiens. Ni impressionner, ni intimider, ni influencer. Il renonce ainsi à l’Histoire. A fortiori, à la Raison dans l’Histoire. Il devient l’anti-hégélien par excellence. Cela se sent, avec une grande puissance, dès les toutes premières lignes de L’Etoile de la Rédemption. Quelle est cette civilisation, hurle Rosenzweig, faite de dates et de philosophie, de chronos et de systèmes universels, où la mort est partout présente, partout vainqueur ? Surtout, L’Etoile essaie de sortir le lecteur des ornières d’un simple match de boxe, sans le moindre intérêt philosophique ni théosophique, entre le christianisme et le judaïsme. Le problème n’est pas de savoir si l’un est plus légitime que l’autre, plus « vrai », ou si le second est la continuité logique du premier : ils coexistent, mais ne se rejoignent qu’à l’infini. Ils sont deux points de vue qui peuvent mutuellement se penser, mais qu’on ne peut penser en même temps, dans la même phraséologie. Ils sont deux modes parfaitement incompatibles de saisir le mot « Révélation ». Pour Rosenzweig, l’enjeu est de retrouver la possibilité de regarder, de voir, de saisir, de penser le monde avec des lunettes juives. Or, ce monde est christianisé, ce monde est chrétien. Il ne s’agit pas tant de déchristianiser la réalité, ce qui serait vain, que de regarder judaïquement cette réalité – qui se trouve être chrétienne. Il y a là, si l’on veut, une petite révolution copernicienne qui s’opère. Depuis deux mille ans, le christianisme regardait le judaïsme avec ses lunettes chrétiennes, à présent c’est le judaïsme qui va regarder le christianisme avec ses lunette juives. Et, ce qui est formidable, il va peut-être même, ce judaïsme, se regarder lui-même ! Non plus avec les lunettes chrétiennes qu’on lui a prêtées, mais avec des lunettes juives ! Rosenzweig propose donc une manière de Retour au carré : un Retour juif au judaïsme.
Propos recueillis par Bertil Scali le mercredi 11 janvier 2012.
Cher Yann Moix,
Je vous adore. Sous votre dureté apparente, quelle tendresse.
Embrassez Zagdansky pour moi (je ne le connais pas), il ne peut pas ne pas vous faire signe.
C’est dans cette double négation que se trouve notre affirmation à la vie. (Kafka)
David Nahmias