On vient de trouver Boris Viandes pendu à un crochet de boucher dans le grenier de sa modeste demeure. Nous le savions accro à la viande, mais à ce point-là…
Près de lui, ce court message : « Ne pleurez pas. Mourir, c’est comme un steak trop cuit, c’est déplaisant sur le moment, mais le lendemain on n’y pense déjà plus. »
La Rédaction venant de recevoir une lettre de Boris postée la veille de son geste irréparable, nous vous en donnons ci-après la teneur en version intégrale non expurgée.
« Messieurs et chers confrères, trouvez les quelques minutes qu’il faut pour me lire et vous me comprendrez.
Très jeune, j’avais la passion des animaux mais, au-delà des nounours, minous, girafes et autres peluches infantiles, celle qui a très tôt marqué ma vie affective, c’est cette vache hilare qui figurait sur un petit fromage triangulaire et crémeux qui faisait les délices de mon « quatre heures ». Je la sentais à la fois maternelle et sensuelle et cela déclencha chez moi une réelle passion, un culte qui ne fit que croître avec les années. Je créai même un site : www.vachilar.com.
J’étais sur le point de me trouver anormal quand je découvris que la religion hindoue avait sacralisé l’animal de mes obsessions ! Je venais tout simplement de rejoindre neuf cents millions de fétichistes reconnus…
Cela décida de la nouvelle orientation de mon existence.
Freiné dans mes études par la peur d’en savoir trop, la vocation bouchère m’apparut d’autant plus comme une évidence que la vache continuait d’être ignorée, sinon méprisée, telle Io, vache mythologique emprisonnée à perpétuité derrière les grilles de mots croisés.
Ma décision fut vite prise. Puisqu’il y avait des avocats commis d’office, il y aurait un avocat commis boucher et ce serait moi !
Tablier blanc le matin, rouge le soir, enseigne aux deux couteaux croisés, bouchère pas gênée de vivre aux crochets de son mari, tout semblait réuni pour satisfaire ma passion bovine : la route du rumsteck était ouverte…
Mon amour pour la vache put alors s’exprimer dans le plaisir que j’éprouvais à la manipuler, même si elle m’arrivait en pièces détachées, découpée suivant le pointillé, si bien illustrée dans l’Almanach du boucher urgentiste.
Mais elle restait belle, écarlate, offerte sans abandon ; la voir, la sentir, la toucher, la goûter et même l’entendre chuinter de plaisir sous la lame qui l’écartelait, était un festival de tous les sens, à la limite de l’arrache-cœur…
La vie allait donc suivre son cours sur le sentier non balisé des plaisirs secrets et authentiquement charnels.
C’est ce que je croyais jusqu’au jour où elle arriva…
J’étais seul à la boutique ; elle entra avec assurance comme si elle se sentait déjà chez elle. Je me frottai les yeux ; j’avais devant moi la femme bovinoïde de mes rêves adolescents.
Un regard doux mais inexpressif, des cils à n’en plus finir, des lèvres brouteuses qu’animait un sourire herbivore, un cou splendide où l’on imaginait volontiers une cloche des alpages, des seins haut pendus, témoins d’une lactation généreusement offerte.
C’était à ne pas y croire et pourtant, avec une lenteur d’une sensualité contagieuse, elle s’approcha de moi. D’un seul coup, la cote de mes bas morceaux afficha une nette tendance à la hausse. Elle était la traduction en chair vivante de mes plus obscurs fantasmes. Aucun mot ne fut nécessaire. La chambre froide où je l’entraînai devint le plus torride des enfers, au grand dam du thermomètre plutôt conçu pour travailler dans le négatif.
Elle se dénuda. Ce fut la naissance de Vénus ou, mieux encore, la reconnaissance de Vénus Bovidus. Je retrouvais, comme en un puzzle réussi, tous les morceaux de choix qui m’étaient passés entre les mains, toutes ces composantes charnelles qui font le bonheur des hommes ! Les muscles, inertes sur le tranchoir, retrouvaient ici tout leur tonus et leur aptitude à la crampe que nous allions bientôt tirer ensemble…
Je la pris donc avec toutes les options de la rôtisserie du diable et à tous les niveaux de cuisson : crue, saignante, à point, bien cuite, à la broche et saisie en aller-retour, histoire de redonner tout son sens au mot « tournedos ».
Ayant épuisé le catalogue des pièces de choix et pénétré ses intimités les plus moelleuses, me vint à l’esprit cette pensée du philosophe : « La valeur d’un trou dépend essentiellement de la matière qui l’entoure » et là, la matière noble c’était la viande, sublimée par le désir, Viande avec un V comme Vie et comme Victoire…
Ma Vénus bovine vibrait de tout son être ; je l’autorisai à beugler son plaisir.
Toute confite de gratitude, elle me remercia pour mes bons et aloyaux sévices, puis se dirigea vers la porte.
Je tentai de bondir pour la retenir mais fus cloué par la voix autoritaire de la bouchère :
« Boris, tu t’es encore endormi sur le rôti, réveille-toi, y a une cliente ! »
Effectivement il y avait une cliente qui eut la malencontreuse idée de prononcer la phrase la plus anti-aphrodisiaque qui soit : « Je voudrais du mou pour mon chat. »
Rien de tel pour tuer un rêve. Le mien fut foudroyé. Impossible de lui survivre.
Alors, adieu…
Boris, avec un B comme Barbaque ou comme Bidoche…
P-S : Ne crachez pas sur ma tombe, elle n’y est pour rien.