Libération annonçait : « Le parquet a classé sans suite l’enquête pour viol contre DSK, mais affirme que l’écrivaine a été agressée sexuellement. » Ainsi la Justice peut ouvrir le dossier d’une plainte, mener une enquête et établir la culpabilité d’un homme sans autre forme de procès. En réalité, la Justice dit seulement que les faits que relate la plaignante sont prescrits par la loi et qu’elle classe l’affaire. Comment pourrait-elle déjà énoncer le verdict ?
Il est vrai que les juges emploient une langue juridique qui dépasse sa portée légale. La formule retenue par les magistrats semble pourtant régulière : « des faits pouvant être reconnus comme une agression », c’est-à-dire reconnus peut-être comme une agression. Oui mais, en revenant sur les faits, le parquet ajoute : « ceux-ci ne peuvent s’analyser autrement qu’en délit d’agression sexuelle. » L’affaire est jugée par un jugement arbitraire. Quelle importance ? L’affaire a quitté depuis longtemps le terrain de la loi pour gagner celui du symbole.
Le public ne doute plus guère maintenant que DSK est coupable, poussé par une espèce de démon de la jouissance, ne serait-ce que par légèreté. Pourquoi en douterait-il ? Cependant la plainte n’oppose pas qu’une femme à un homme, mais une journaliste qui voulait arracher à un homme politique sa langue de bois et lui faire avouer la vérité. Qui ne le voudrait pas ? Tous les journalistes en rêvent. Cela ne date pas d’hier.
Le phénomène fonde la presse moderne. Comment pourrait-elle s’en passer ? En 1785, quand la rumeur des orgies de la reine de France éclata en prenant la tournure d’un scandale judiciaire avec l’affaire du Collier, le public estimait qu’il était tout à fait plausible que la reine ait escroqué le cardinal de Rohan en lui faisant miroiter une nuit d’amour en échange de diamants. Le cardinal lui-même se prit à ce jeu. « Vous vous êtes traînée dans la fange et dans le vice. Vous joignez la rapine à la débauche. Vous perdez nos mœurs et nos trésors. En un mot, vous étiez le vrai monstre, la véritable hyène ! » Les journalistes ne parlaient pas alors la langue de bois, mais la langue de Racine en présentant les « nouvelles ». Sous la forme d’une brochure de la taille d’une main, facilement dissimulable, publiée sans nom d’auteur ni d’éditeur, leurs tirages atteignaient parfois la centaine de milliers d’exemplaires. Elles valaient à Paris une réputation sans pareille, avec des titres très alléchants : « Le Bordel royal », « Le Monstre femelle », « La Putain de France », etc.
Depuis lors, les archives historiques n’ont jamais livré les preuves que Marie-Antoinette se soit jamais comportée d’une manière aussi odieuse. En conjuguant l’amour à la haine, l’érotomanie alimentait le regard porté sur une femme qui devenait alors une star, au sens moderne du mot. Celle que l’on avait adorée, on ne pouvait plus la sentir ni la voir.
Toutes proportions gardées, le procès fait à Strauss-Kahn remet en jeu les mêmes données, avec les mêmes ingrédients, sauf qu’au lieu d’isoler la vie privée d’une femme, il isole celle d’un homme, en lui assignant la même sorte de portée symbolique. Ce qui est condamné à travers lui, c’est l’« ancien régime » : celui du phallocentrisme, mais également du libertinage, de la lubricité, de la violence sexuelle, etc., toutes choses que l’on reprochait jadis aux sorciers et aux sorcières de tout acabit, jusqu’au sommet de l’Etat. Le phallocentrisme ne fut que le privilège du mâle.
Il se peut qu’il adhère réellement à ce cadre, mais devenu l’image symbolique du phallus il y adhère déjà par nature, par essence, sans autre forme de procès, reconnu coupable par la décision de justice qui classe son affaire en France, par une formule qui n’est pas moins douteuse en ne laissant aucun doute. Pour juger de la vie privée, quand elle exclut le moindre regard public, on ne peut pas se fier à des éléments objectifs. Comment ne pas recourir à l’image symbolique que la vie privée renvoie ? Ne l’a-t-il pas cherchée ? N’est-il pas au moins coupable d’avoir pris le risque qu’on lui colle cette image à la peau, en mesurant le risque qu’il prenait, même si pour autant, de son point de vue, il ne faisait rien de mal sur le plan strictement légal ?
Entre les médias et les politiques, le courant qui passe ne véhicule pas que des intérêts d’audience, ni que des objectifs de vérité, il y circule aussi du désir, jusqu’au sens le plus concret. La presse restitue son roman avec les hommes ou les femmes de pouvoir ; roman d’amour, roman familial, roman qui aborde, serait-ce à son corps défendant, la scène primitive, tragique, traumatisante d’où émerge l’image symbolique en la chargeant d’une électricité terrible.
Maintenant, les proportions que prend l’affaire en France sont bien plus réduites qu’aux Etats-Unis il y a quelques semaines. Strauss-Kahn ne risque plus 70 ans de prison. La sanction dont il admet, au fond, la valeur sur le plan moral, tout en protestant de son innocence sur le plan proprement judiciaire, ne laisse pas moins l’impression d’un malaise décidément difficile à vaincre, à cause de l’électricité même de l’image que le procès met symboliquement en jeu, et de la manière dont l’image s’est ensorcelée, en ôtant au procès au moins une part de sa légitimité. Mais sa part peut-êre fondamentale ?
Un cousin statisticien me demandait un jour de choisir entre plusieurs produits alors que je montrais de la curiosité pour un panel consommateur qu’il lançait en ligne. Je cochai CHOCOLAT, et l’avertis qu’il ne pouvait rien en conclure puisque je m’évertuais à en acheter rarement, craignant d’en galvauder le goût. Alors il m’expliqua que moi, ce n’était pas pareil, que selon la science qu’il exerçait, les personnalités comme la mienne étaient considérées comme des points aberrants. Ainsi, nulle crainte. N’oubliez pas que celui qui vous parle est une aberration de la société et continuez de faire comme si je n’étais pas là. Un jour, excédé par l’affaire Bettencourt, j’adresse à lemouvementpopulaire.fr mon message d’indigné à propos de l’usage que plusieurs ministres venaient de faire de la «cabale» et de ce qui était en jeu derrière ce détournement sémantique aussi classique soit-il, et d’autant plus! Quelques mois plus tard, le principal ministre en question réemployait le même terme dans l’objectif de convoquer la meute contre ses pourfendeurs, et bien plus que ses pourfendeurs malgré ma doléance. Seule la vérité me travaille, à tel point que j’y sacrifie tout le reste. Et c’est encore vers elle que je tendrai les joues, l’une après l’autre. Les Français se sont prononcés. Entre un homme qui entretient des relations avec des femmes dont l’activité consiste à proposer des services sexuels à 1200 € et un homme qui bat les femmes, ils ont choisi lequel des deux était l’infréquentable. C’est une tendance que de se rapprocher de ce qui nous est familier. S.-K. est aujourd’hui lâché par les lâches. Ils ont sans doute plus à perdre que moi dans cette affaire. C’est pourquoi je vais encore desserrer l’objectif jusqu’à ce qu’y entre le nez au milieu de la figure que je me suis imposée. Lorsque Victor Hugo mourut, on lui fit des funérailles nationales. À cette occasion, toutes les prostituées de Paris prirent une journée de congé afin d’aller rendre un dernier hommage à leur meilleur client. Ce monument de la littérature, ce Nez politique, ce grand homme s’il en fut consommait une putain différente chaque jour et parfois deux dans la même journée. Sur les milliers de visiteurs d’une rétrospective de Van Gogh, combien en sont sortis offusqués de ce qu’un homme avait bien pu faire à une fille de joie pour laquelle il se couperait l’oreille? Je traverse la Seine et marque un temps, songeur… Henri de Toulouse-Lautrec était-il un porc? Et ces femmes qui étaient les seules à le trouver charmant, à ne pas ricaner sur son passage, ces femmes, comment les qualifier…? Pour moi, elles ont sauvé l’âme de leur sexe. Je suis d’autant plus à l’aise pour en parler que je n’ai jamais dû payer pour faire ce genre de chose, ou si vous préférez, la chose. J’avais même cru comprendre que ceux qui étaient réduits à cela attiraient moins l’envie ou la haine qu’une certaine forme de compassion. S.-K. est aujourd’hui un homme seul. Je parierais que cela ne date pas d’hier.
Ma comparaison de deux parmi mille comportements mâles ne préconise pas leur permutation. Je pense que chacun d’eux a mérité après le temps du jugement, un temps un peu plus charitable. On peut détester un acte de Morville et en aimer un autre avec la même intensité. On peut même être d’avis que les deux sentiments procèdent l’un de l’autre. On peut se dégnosticiser avant de se diagnostiquer une double inclination propre à une seule et unique nature divisant l’homme, et non l’humanité, en deux. Et si Est-ce-K. était une énigme de type Joestarr? Un irréductible? J’entends : «Et non!» mais moi, je dis : «Et si…»
Exergue : À moins que Le Monde ne tourne plus rond…
« Puisque le sexe était sa passion, que n’en a-t-il pas fait son métier »
Barjavel
« Il faudrait aller livrer les colis au gros »
Dodo la Saumure