En ce chaud début d’après-midi, la rue Mouffetard, si animée à d’autres heures, semblait plongée dans une sieste profonde. Toutes les boutiques, à l’exception du bougnat et du marchand de tabac, étaient fermées. Des bâches d’un vert passé recouvraient les fruits de la mère Tétard, des filets protégeaient d’éventuels voleurs la marchandise du droguiste, les étalages roulants des charcuteries, des boucheries, du poissonnier étaient tirés à l’intérieur des boutiques. La rue paraissait élargie. De rares passants faisaient ressortir le vide et le silence de la rue.
Deux heures sonnèrent au clocher de Saint-Médard. Lucette sortit par une petite porte peinte en vert foncé conduisant aux étages de l’immeuble dont la crémerie occupait le rez-de-chaussée. Pour rejoindre le boucher, elle avait troqué sa blouse de fonction contre une courte robe fleurie. Les couleurs un peu vives du tissu s’accordaient avec la blondeur de cette belle fille qui personnifiait si bien le printemps parisien dans toute sa gouaille joyeuse. Elle frappa trois petits coups avec le heurtoir de bronze à une très belle et très ancienne porte de bois sombre renforcée par d’énormes clous qu’aucune rouille ne paraissait pouvoir attaquer, qui s’ouvrit aussitôt, sans le moindre grincement. Lucette s’engouffra prestement par la porte entrouverte qui se referma sur elle.
– Enfin toi !
Des bras vigoureux se refermèrent sur Lucette qui, surprise et endolorie par la brutalité de l’étreinte, poussa un cri.
– Arrête, tu es fou !… Tu me fais mal !
Victor, sans tenir compte des protestations de Lucette, enfonçait sa bouche sentant la viande grillée du déjeuner et le vin dans son cou, puis entre ses seins qu’il palpait comme il devait palper un boeuf pour apprécier la qualité de la bête. Un jour, d’ailleurs, voulant complimenter Lucette sur la beauté et la douceur de sa peau, il lui avait dit au plus fort de leur étreinte amoureuse :
– Ah ! quelle belle viande !…
Au lieu d’agacer Lucette, cela l’avait considérablement excitée.
C’est elle qui insistait pour qu’il ne lave pas le sang de ses mains avant de la caresser. Une fois, elle avait failli devenir folle de plaisir quand, pressé par le temps, il l’avait bousculée sur le billot de la boucherie sans même prendre la peine d’écarter la viande sur laquelle il était en train de travailler et, lui relevant la jambe à hauteur des épaules, l’avait besognée avec une force qui faisait trembler la lourde table. Elle avait éprouvé, au contact de cette chair morte d’où montait une odeur fade et à celle vivante, chaude, de l’homme sur laquelle roulaient des gouttes d’une sueur âcre et salée une volupté jamais atteinte. Depuis, quand elle croisait des bouchers, aux vêtements, aux mains et quelquefois au visage poisseux de sang, portant d’énormes quartiers de viande saignante, elle éprouvait un orgasme rapide qui lui laissait les jambes molles.
Au début de leur liaison, Victor s’était amusé de ce qu’il appelait « ses lubies ». Maintenant, parfois, cela lui donnait envie de l’envoyer « se faire voir ailleurs ». Mais il revenait toujours à de plus aimables sentiments : Lucette avait un cul et des seins comme il les aimait. Du plus loin qu’il se souvenait, il n’en avait jamais vu d’aussi gros et fermes, à la fois. Imaginez des tétons aux pointes d’un rose si tendre qu’on aurait dit du veau, et se dressant à la moindre caresse, débordant largement des deux mains réunies, et quelles mains ! Des mains de boucher, au sillon si confortable que plus d’une fois il y avait glissé son sexe. Quant au cul !… Ah ! Ce cul !… Il aurait fallu que le boucher fût poète pour lui rendre un hommage digne de son opulence, de sa douceur, de sa fermeté, de sa blancheur, de son parfum. Le cul de Lucette sentait la crème fraîche, la paille de la litière, le foin dans la mangeoire. Charme supplémentaire, le moindre coup, si léger fût-il, y lassait une trace émouvante. Et c’est souvent que Lucette, par jeu ou par punition, recevait de son amant des fessées ou des fouettés avec la large ceinture de son pantalon qui faisait passer ses fesses du rose le plus tendre au rouge le plus vif. Il l’entraîna dans un coin mal éclairé de la remise où étaient posés de vieux matelas et des coussins recouverts de tissus indiens. Sur les murs humides, des gravures aux couleurs violentes représentaient des divinités hindoues. Dans la terre d’un pot de fleurs veuf de sa plante, brûlaient des bâtonnets d’encens. C’est dans cet endroit que Victor se réfugiait pour échapper aux criailleries de sa femme et lire à la lueur de la bougie des ouvrages sur l’Orient. Le désir profond de cet homme était d’aller en Inde.
Il avait lu d’innombrables ouvrages sur ce pays, ses moeurs, ses coutumes, ses religions. Il pouvait citer sans erreur les noms de provinces et de villes : Ahmedabad, Madura, Yanaon, Lucknow, Assam, Madras ou Pondichéry. Il vouait à la mémoire de Ghandi un immense respect. Il sentait bien ce qu’il y avait d’incongru de la part d’un boucher dans cet amour pour un pays qu’il l’eût, du fait de sa profession, rejeté dans la caste des intouchables. Mais il refusait de s’arrêter à ce qu’il appelait des détails.
Sa femme et ses amis s’étaient tellement moqués de sa « manie » que, peu à peu, il avait tu ses désirs de voyages et cessé de commenter ses lectures. Il avait mis longtemps avant d’oser en parler à Lucette. À sa surprise et à son grand plaisir, elle l’écouta avec une attention passionnée, l’étourdit de questions, lut les livres qu’il lui conseilla et rêva avec lui de ce pays lointain. Ils s’inscrivirent à des cours du soir pour apprendre l’anglais afin de se débrouiller dans ce pays aux langues et aux dialectes multiples. Portés par leur rêve, ils faisaient de rapides progrès. Tous les deux à l’insu de leur entourage mettaient de l’argent de côté en vue du grand voyage. Car Victor avait été si convaincant que Lucette avait fait sien le rêve de son amant. Le moment venu, ils se faisaient fort de convaincre leurs familles respectives d’accepter leur départ.
Depuis la dernière visite de Lucette, le boucher avait apporté un élément nouveau à la décoration de son refuge : il avait tendu au-dessus de sa couche un large tissu indien fixé aux poutres de la remise par des clous qui retombait en plis lourds autour de l’espace délimité. Le confort de l’endroit était encore accentué par un vieux tapis chinois acheté au brocanteur installé près de la place de la Contrescarpe.
Quand il écarta le rideau ainsi formé et qu’il fit découvrir à Lucette le charme et l’aspect tente de nomades du désert de « leur » coin, elle battit des mains comme une enfant et se jeta dans ses bras pour le remercier.
La lueur des bougies faisait ressortir le rose des tissus. Pour fêter ces transformations, le boucher avait disposé sur un plateau, lui aussi indien, une bouteille de champagne et deux verres. Ils burent lentement avec sérieux, en se regardant dans les yeux. L’odeur entêtante du jasmin les enveloppait, et avait réussi à faire disparaître l’habituelle odeur écoeurante de la remise. Victor déshabilla sa maîtresse avec une lenteur dont il n’était pas coutumier. Quand enfin elle lui apparut, si grasse, si blanche, éclairée par la flamme dansante des bougies, il resta accroupi à ses pieds comme en adoration.
Elle ébouriffa d’un geste taquin sa sombre chevelure.
– Déshabille-moi, toi aussi.