Du 12 au 20 février, je fus invité par les programmateurs du Festival de Téhéran à animer un atelier d’acteurs, tout comme furent invités Rui Frati (Théâtre de l’opprimé) ou encore Romeo Castelucci ou Peter Stein. A cette occasion, j’ai tenu un journal dont voici un extrait : ma dernière journée à Téhéran, le 21 février, consacrée à la rencontre avec Jafar Panahi.
Lundi 21 février 2011
Dernier jour. Sans aucun doute le plus fort en émotions.
Mais avant d’en venir à cette rencontre, il me faut rappeler un événement survenu l’avant-veille. Samedi 19 donc. Arrivant au stage le matin, Ali[1] m’indique que ce soir, je suis invité, tout comme Romeo Castelucci l’avait été en début de semaine, à parler de théâtre dans une émission de la chaîne 4 de la télévision d’État. Cette émission sera diffusée en direct me dit-il. Chemin faisant avec Ali, de la maison des Artistes où nous venons de voir « La Leçon » d’Eugène Ionesco, je lui fais part de mon désir d’évoquer le cinéma iranien et d’en profiter donc pour parler de Jafar Panahi et Marjane Satrapi. Il m’invite à n’en rien faire, m’indiquant que ce pouvait être dangereux. Nous arrivons au théâtre de la Ville, Place Azadi, où est installé le studio télé. Je suis frappé du niveau des questions de l’animateur, par ailleurs metteur en scène, et en viens à songer d’une émission de cette nature sur une chaîne publique française. Toujours est-il que je suis amené à parler de l’importance du cinéma iranien et, pour étayer mon propos, je cite Abbas Kiarostami et Jafar Panahi. L’interviewer a alors un geste d’humeur appuyé et un mouvement de revers de la main, d’une grande violence, auquel je réponds d’un sourire que je souhaite le plus naïf possible : qu’il puisse laisser à penser à mon interlocuteur que je n’ai pas saisi la nature de son agacement… Bien évidemment, Ali, traduisant, ne citera pas les deux cinéastes. Ce bref incident n’aura aucune suite mais plusieurs témoignages me confirmeront que le message est passé. Le lendemain midi, dimanche donc, P. m’indique que nous pourrons déjeuner le lendemain avec Jafar Panahi et que, bien sûr, nous devons faire preuve de la plus grande discrétion. Le rendez-vous est fixé à 13 heures, dans un restaurant éloigné du centre ville.
Nous quittons l’hôtel vers midi, en taxi. M., avec qui nous prenions le thé et que nous quittons en lui disant simplement que nous avons un rendez-vous très important pour nous, glisse à l’oreille de Christine[2] « be careful » et semble soucieuse lorsque nous la quittons. Une fois de plus, nous serons victimes des embouteillages de Téhéran et arriverons très en retard au rendez-vous.
Jafar est installé avec quatre amis et un traducteur trouvé pour l’occasion. Dès le départ, la conversation s’engage. À notre impatience de l’entendre fait écho son désir de parler. De parler de sa situation présente, tout d’abord, à propos de laquelle il n’est pas inutile de repréciser le déroulement des faits. Le 1er mars 2010, Jafar est arrêté à son domicile de Téhéran avec seize autres personnes dont sa femme et sa fille. La plupart d’entre eux a été libérée. Lui l’a été fin mai après avoir versé une caution de deux cent mille dollars. En prison, il avait engagé une grève de la faim pour faire pression sur ses geôliers et, nous dit-il, la mobilisation internationale, notamment au moment du Festival de Cannes, a incontestablement joué un rôle important. On se souvient encore de la chaise vide et du plaidoyer de Juliette Binoche assise à côté d’Abbas Kiarostami, l’ami et maître de Jafar qui, lui, était muré dans la gravité du silence. Le directeur de la prison l’a convoqué, alors qu’il poursuivait sa grève de la faim, pour l’informer de l’ensemble des protestations émises au niveau international et lui signifier, par là même, qu’il commençait à poser un problème.
Avant même d’entrer dans le vif du sujet, nous lui faisons part de notre désir de témoigner de notre rencontre tout en lui demandant s’il le souhaite d’une part et si une telle initiative ne peut lui nuire. « Parlez, écrivez, témoignez de la façon dont vous pouvez et souhaitez le faire, c’est une des conditions de ma survie. Ma situation ne peut pas être plus difficile. Le silence, c’est la mort ». Il a souvent été dit ou raconté que Jafar Panahi avait été condamné en qualité d’opposant ou sur la base d’un film qu’il s’apprêtait à tourner. Sans aucun doute. Il s’agit bien là du fond de la question mais le déroulement des faits est encore plus terrible.
« Lors de mon emprisonnement, j’ai été interrogé par un homme qui m’a demandé quelles étaient les personnes que je voyais lorsque j’étais à l’étranger. Je réponds qu’il m’est impossible de me souvenir de tous les gens que je vois, qu’en tant que cinéaste, je suis amené à voir beaucoup de monde.
– Oui, mais les Iraniens que vous avez vus à l’étranger ?
– Je réponds en indiquant les personnes que j’ai pu rencontrer. Et ma condamnation a été établie à partir de mes propos. Au motif que j’étais en contact avec des personnes opposées au régime et donc que je pouvais être considéré comme un activiste dangereux ».
Le processus employé vise donc à ce que la victime puisse quasiment se désigner coupable et soit prise au piège de ses propres mots. Processus pervers de toutes les dictatures.
Depuis fin mai, Jafar vivait dans l’attente d’un jugement, tombé le 20 décembre. Depuis, ayant fait appel, il attend encore.
« Je vis là la pire des situations. A tout moment, l’on peut venir me chercher pour me jeter en prison. Je me refuse à téléphoner à mes amis, de peur de les mettre en danger et leur demande, pour les mêmes raisons, de ne pas parler de moi. Certes, je pourrais partir à l’étranger. D’ailleurs, probablement, ma mise en liberté, en résidence surveillée, répond à cet objectif. Je suis sûr qu’ils fermeraient les yeux sur mon départ mais je ne le ferai pas. Ma place est ici. Tout d’abord en tant que cinéaste, je veux et dois filmer l’Iran et les Iraniens dont je connais la façon de penser, la manière de marcher, de manger, de respirer. C’est même la raison pour laquelle je travaille toujours avec des acteurs amateurs, je cherche des visages et des corps anonymes. L’image de l’acteur reconnaissable empêche, de mon point de vue, de se projeter dans la fiction. Et, lorsque j’ai voulu travailler avec des acteurs, je m’engueule avec eux au bout de quatre jours ».
Là encore, je vois dans cette façon de faire un désir de témoigner au plus proche du réel, de la réalité sociale de son pays.
« Je ne fais pas des films politiques, reprend-il, mais des films qui parlent de la réalité sociale ».
Puis : « L’autre raison pour laquelle je ne peux partir c’est ceci : que je le veuille ou non, je suis devenu, malgré moi, un symbole et, si je partais, tout le sens de mon travail serait perdu et je laisserais dans le désarroi tous ceux qui, ici, mènent un combat pour que la vie change. Enfin, je pourrais aussi faire repentance, par exemple en posant pour une photo avec Ahmadinejad mais cela, je ne le ferai jamais. »
Le repas est délicieux mais j’avoue ne pas y prêter grande attention. Par contre, lui nous raconte que la nourriture tient une place importante dans sa vie et, parlant de Paris, évoque son goût pour les moules.
« Il y a peu, j’ai reçu un message d’un ami parisien me disant que, dès que je pourrai ressortir, nous irions ensemble manger des moules ». Il sourit.
Jafar, Christine et moi-même sortons fumer une cigarette. Leslie[3], qui ne fume pas et qui au cours de ce séjour, aura subi plus que jamais les effets d’un tabagisme passif, reste à l’intérieur avec un des amis merveilleux de Jafar qui lui fait part de son immense fatigue, à toujours devoir ruser et se battre.
Jafar me demande si je connais les cigarettes iraniennes et s’éclipse un court instant. Il revient avec une cartouche de Bahman, ces petites cigarettes très fines que fument les personnages de « Sang et Or ». L’un des personnages dit qu’elles sont trop fortes, il a raison, mais je continuerai à les fumer jusqu’à la fin de la rédaction de ce journal. Avant de retourner à table, je lui dis que je laisserai un paquet sur ma cheminée que nous fumerons à son prochain passage en France. Il sourit de nouveau.
Nous reprenons la conversation et, enhardi par la complicité qui a commencé de s’installer, je lui demande si le pouvoir, malgré tout, ne laisserait pas s’installer certains espaces de liberté relative pour une classe d’artistes, d’intellectuels, d’hommes de théâtre et ne jouerait pas, à cet égard, un rôle ambigu. Si j’ose poser cette question, c’est qu’à plusieurs reprises, j’ai pu avoir cette sensation, soit dans le cadre du festival, soit lors d’invitations chez des Iraniens. Je ne sais si le traducteur a traduit toute ma question mais je sens que je l’ai heurté.
« Non, bien sûr que non, vous n’êtes ici qu’en position de touriste ».
J’en conviens sans peine et demande au traducteur de reformuler jusqu’au bout ma question.
« Aucun espace de liberté qui permette d’éviter une explosion sociale n’est pensé par le pouvoir en place, enchaîne-t-il. Ce sont les gens et seulement les gens qui créent ces espaces, tels des pirates. Ne pensez pas avec votre logique d’occidental. Ici, rien n’est rationnel. Pour avoir une idée de ce qui se passe, il vaut mieux évoquer un système de type soviétique auquel se superposerait l’usage de la religion qui n’est qu’un outil aux mains d’un pouvoir dictatorial ».
Nous faisons part de notre désir d’organiser à la rentrée à Nanterre, une rétrospective de ses films et il évoque encore des désirs de cinéma. Tel celui de cette adaptation en un long plan séquence, à l’intérieur duquel il insérerait des flash-back de la pièce de Dorfman, « La jeune fille et la mort » écrite en 1991, qui relate la rencontre d’un couple avec celui qui fût le tortionnaire de la femme quelques années auparavant, au moment de la dictature militaire en Argentine.
« Je voudrais faire un film qui ne sorte jamais d’un immeuble et cette pièce correspond à ce que nous vivons ».
Ou cet autre projet, bouleversant, d’un homme qui raconterait à la caméra une histoire, un projet de film, et prendrait tout le temps du récit avant que la caméra ne nous montre qu’il est seul, totalement seul, dans une pièce.
Café, dessert. Christine lui demande ce que font ses enfants.
« Mon fils est étudiant à l’université de cinéma et n’a pas le droit de passer ses examens. Ma fille a pu récemment partir en Europe pour suivre des études de littérature ».
Lueur, seul moment peut être avant que l’on se sépare où je sens que l’émotion n’est pas maîtrisée.
Un homme quitte le restaurant avant nous et lui fait un cadeau. Sur le pas de la porte, des jeunes viennent le saluer avec chaleur et affection. Nous faisons quelques photos et nous séparons lorsque Christine lui dit : « j’espère que la bêtise humaine va s’arrêter et que vous serez bientôt libre pour refaire du cinéma ». Jafar n’écoute pas la fin de la phrase, nous serre la main et s’éloigne, en direction de sa voiture garée sur le trottoir d’en face.
Adieux aux amis. Nous restons là sur le trottoir à attendre un taxi. Voir ses films constituait une leçon de cinéma. Mesurer la force, la clarté de son engagement est une leçon de vie, de courage, de dignité.
Nous retournons à la maison des artistes où nous devons retrouver une partie du groupe qui a participé au stage. Je me sens las, et submergé par leur désir que notre rencontre se prolonge d’une manière ou d’une autre. Lors de toutes ces expériences du même genre, stages en Afrique, en Équateur… ou ici, je me trouve confronté au même problème. Nous représentons incontestablement un espace de liberté et de désir. Pourtant, je n’ai jamais tenu un discours trompeur laissant croire que ce stage déboucherait sur un spectacle bien que ce soit le désir d’Ali et d’autres ici. Les bons sentiments ne peuvent être à la base des réalisations à venir. Je suis mal à l’aise face à l’aspiration suscitée et à toutes ces marques d’affection. Peut être la solution consisterait à faire venir un groupe d’acteurs en France et à répéter avec eux un spectacle en Farsi. Je pense à « Phèdre » que je souhaite monter à l’automne 2012. Dans ce cadre-là, penser à Ramona, Hooman, … mais voir également en France, des amis en contact avec l’Iran afin d’établir une distribution, parallèlement à la distribution française et dans le même décor, faire une version iranienne.
Une fois de plus, impossible de payer l’addition. Nous quittons la maison des artistes. Sur le seuil, embrassades. T. a un verre d’eau à la main et nous dit que lorsque nous partirons, elle jettera de l’eau sur nos pas, et que surtout, nous ne devrons pas nous retourner. Ce que nous faisons. Lorsqu’une centaine de mètres plus loin, nous arrivons sur le trottoir, tous trois les yeux humides, je me sens désemparé. Certes, je ne me suis pas retourné. Mais, depuis huit jours, mon esprit est là-bas. Je ne peux oublier cette rencontre. Leslie me dira plus tard que ce rituel se retrouve aussi dans la tradition juive.
Jean-Louis Martinelli
[1] Ali Razi, programmateur de la partie internationale du Festival de théâtre de Téhéran.
[2] Christine Citti, actrice.
[3] Leslie Thomas, administratrice du Théâtre des Amandiers.
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