En 1997, Arundhati Roy obtenait pour son roman Le Dieu des Petits Riens le Booker Prize. Depuis, elle n’a cessé de faire fructifier son prix pour la cause des droits de l’homme et de la démocratie en Inde.
Si elle abandonna le roman, ce fut de toute évidence pour répondre à une urgence, à une fièvre politique, d’engagement, qui l’habite depuis longtemps et à laquelle elle ne pouvait répondre sous cette forme d’expression littéraire, rejoignant ainsi son compatriote prix Nobel de littérature, Vidiadhar Surajprasad Naipaul, pour qui la grande époque du roman fut le XIXe siècle avec Balzac, Hugo, Dumas, Dickens, Tolstoï et Dostoïevski – pour ne citer que quelques-uns des plus grands. « Aujourd’hui, ce n’est qu’un jeu pour lequel on a plus ou moins de talent ou d’habileté. Le roman n’est plus la forme intellectuellement fondamentale de notre époque », déclarait-il au moment de l’attribution de son prix Nobel de littérature en 2001.
Avec ses deux derniers ouvrages L’écrivain-militant (Folio-documents) et La Démocratie : notes de campagne. En écoutant les sauterelles 1, Arundhati Roy est devenue une conscience politique aux yeux du monde et d’abord de l’Inde, en ce début de XXIe siècle. Ses dénonciations sont des écrits de combat, de rage ou de fureur, devant les ravages que font les mensonges d’État, quand ce ne sont les crimes d’État.
Elle a décidé de ne rien taire de ce qu’elle sait des crimes et des actes racistes et xénophobes, de la corruption du système judiciaire, de tant de scandales, voire d’atrocités qui se déroulent dans « la plus grande démocratie du monde », devant lesquels les gouvernements dans le meilleur des cas se taisent, dans le pire y participent, en en étant les complices consentants. Ces accusations sont terribles. Arundhati Roy le sait, c’est pourquoi elle a décidé de se faire la porte-voix de ces millions de victimes de la corruption à la taille du pays, qui se passe à tous les échelons de la société et dont sont si souvent victimes les classes les plus misérables comme les dalits ou les adivasis, cette caste tribale des premiers habitants de l’Inde. Massacres de musulmans impunis, juges, magistrats, chefs locaux, hommes et femmes d’affaires, responsables politiques corrompus, pressions et terreurs exercées sur les paysans pauvres pour les exproprier, fanatisme d’un certain nombre de nationalistes hindous… Dans son livre La Démocratie : notes de campagne, Arundhati Roy écrit : « Il nous faut relever la tête et débattre de toute urgence de stratégies de résistance, livrer de vraies batailles, infliger de vrais dommages. Nous devons nous rappeler que la Marche du sel de Gandhi n’a pas seulement été un grand spectacle politique, mais un coup énorme porté aux fondements économiques de l’Empire britannique 2. »
La femme d’action qu’elle est, sait que l’Inde ne peut plus continuer ainsi dans l’impunité la plus totale à faire ce qu’elle veut et qu’il ne peut pas ne pas y avoir un changement fondamental dans la politique du sous-continent. « Mais le temps presse. En ce moment même, le cercle de violence se referme. D’une manière ou d’une autre, le changement viendra. Qu’il soit sanglant ou merveilleux dépend de nous 3 .» L’intellectuelle engagée a conscience que l’Inde se trouve en face d’un choix capital pour son avenir et l’avenir de la démocratie, elle sait aussi que Gandhi a montré aux Indiens la voie de la résistance pacifique mais inflexible. Cette voie-là (mais aussi cette voix) est-elle à jamais perdue ? Que sera l’Inde de demain ? Misera-t-elle uniquement sur l’économie et sur sa peur paranoïaque de l’étranger et d’abord du musulman (bien que celui-ci ne soit pas un étranger s’il est né en Inde).
Ces écrits de combat ont une force singulière, quasi mystique et leur auteur serait sans doute fort étonnée qu’ils soient qualifiés de mystiques, mais elle le serait moins si elle savait que ce qualificatif fut celui que Péguy employa notamment dans l’affaire Dreyfus pour qualifier le combat que lui-même et Bernard Lazare (et beaucoup d’autres) menèrent pour la réhabilitation d’un capitaine juif. Les appels d’Arundhati Roy, ses dénonciations, ses colères homériques devant tant d’indifférence des pouvoirs publics, n’ont apparemment rien de mystique au sens religieux mais tout au sens d’une mystique de la politique.
Dans ces deux livres majeurs à tant d’égards, Arundhati Roy consacre en particulier dans le premier, La Démocratie : Notes de campagne, un chapitre de la plus grande importance à la question du génocide « Négation et approbation du génocide », qui est la reprise d’une conférence prononcée en 2008 à Istanbul, lors du premier anniversaire de l’assassinat de Hrant Dink, rédacteur en chef du journal Agos publié en arménien et en turc. Cet homme tenta de réveiller la conscience turque avec un courage qu’il paya de sa vie. À partir du souvenir du combat de ce journaliste engagé pour rappeler la mémoire du génocide arménien de 1917, Arundhati Roy analyse en second lieu le « génocide » qui, selon son propre mot, eut lieu contre la communauté musulmane au Gujarat en 2002, après qu’un incendie criminel ait tué dans un wagon de train cinquante-trois pèlerins hindous. L’intellectuelle dénonce l’orchestration des représailles, qui coûtèrent la vie à deux mille musulmans massacrés en plein jour par des milices fascistes avec l’approbation tacite du gouvernement du Gujarat mais aussi de Dehli. Elle assimile ce crime ni plus ni moins à un génocide, conformément à la définition de la convention des Nations Unies pour la prévention et la répression de celui-ci.
Remontant dans un passé récent (de la fin du siècle dernier), A. Roy évoque bien sûr les génocides du Congo, du Rwanda et de Bosnie, mais aussi celui de 1984, en Inde, perpétré contre les Sikhs, coûtant la vie à trois mille d’entre eux.
L’intérêt critique de ses analyses comme de ses jugements tient aussi au fait qu’elle remonte aux recherches historiques les plus poussées sur la question, à commencer par Raphaël Lemkin, qui inventa le terme en 1943, en pleine Guerre mondiale et en plein Holocauste. Il écrit dans son livre Axis Rule in Occupied Europe : « De nouveaux concepts nécessitent de nouveaux mots. Par génocide, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique. »
A. Roy compare cette définition à celle qu’en donnèrent cinquante ans plus tard Frank Chalk et Kurt Jonassohn dans The History and Sociology of Genocide : Analyses and cases studies (Yale University Press, 1990). Pour ces chercheurs, le génocide est « une forme de tuerie unilatérale dans laquelle un État ou tout autre autorité vise à détruire un groupe humain, tel qu’il est identifié par l’auteur du massacre, lequel détermine également les critères d’appartenance à ce groupe. »
Cette nouvelle définition, bien plus large, permet à la militante des droits de l’homme d’élargir considérablement la portée du génocide à l’Indonésie de Suharto, au Cambodge de Pol Pot, à l’Union Soviétique de Staline, à la Chine de Mao et la liste est sans fin….
Ce constat établi, Arundhati Roy avoue trouver encore plus juste le mot d’extermination, dont la portée lui paraît plus propre à définir par exemple l’extermination (parmi tant d’autres génocides d’Indiens) des Indiens Pequot (tribu de Pequot) du Connecticut en 1637. Puis, elle aborde la question génocidaire dans toute sa problématique, et en premier lieu sa négation par les peuples qui en sont coupables. Au cours de ce chapitre, l’intellectuelle hindoue se montre pour le moins agacée par le statut si « privilégié » acquis par la Shoah, qui en fait non pas un génocide, une extermination parmi d’autres, mais l’extermination par excellence, celle qui serait au-dessus de toutes les autres, qui aurait en quelque sorte acquis la palme du martyre, c’est-à-dire du martyre théologique. En fait, cette excellence, cette unicité, tant revendiquée par les uns et tant contestée par d’autres, n’a pu qu’octroyer une place secondaire aux génocides perpétrés contre les Tziganes, les Slaves, mais aussi les homosexuels, les communistes et les francs-maçons, même si pour ces dernières catégories il s’agit bien d’une volonté d’extermination au sens donné par Chalk et Jonassohn.
Arundhati Roy en vient à aborder la politique de l’État d’Israël dans les territoires occupés, qui s’oppose totalement aux raisons qui ont permis sa création. Mais qu’en est-il de l’Histoire même de l’Inde depuis sa libération – et que dénonce avant tout l’auteur de ce livre ? Ceux qui combattirent et combattent les totalitarismes, qu’ils soient de droite ou de gauche, supportent mal qu’un peuple qui fut victime de l’une des pires exterminations de l’Histoire, puisse être coupable de crimes, de tortures, d’humiliations à l’encontre d’un autre peuple qui occupe la même terre.
L’essayiste et romancière n’oublie pas de rappeler que l’Inde et Israël se sont rapprochés assez récemment, alors même que l’Union indienne avait voté contre la création de l’État juif en 1948, mais elle rappelle aussi que le premier génocide du XXe siècle n’est pas celui des Arméniens, mais des Hereros, « massacrés par les Allemands en Afrique du Sud-Ouest [Namibie] au début du XXe siècle » sur ordre du général Lothar von Trotha en 1904.
Ce qu’elle dénonce, ce sont plus les oublis ou les approximations de l’Histoire en réalité que le statut particulier de l’extermination des Juifs, bien qu’il y ait assurément une question morale et éthique majeure nous interdisant d’oublier, à nous Juifs, ce qui, indiscutablement, favorisa la solution sioniste lors du vote historique de 1948. À vouloir l’oublier, les Israéliens ne risquent-ils pas, comme le leur rappelait leur mauvaise conscience en la personne du philosophe sioniste contestataire Yeshayahou Leibowitz, de perdre leur âme – comme les Indiens et les Hindous, à oublier d’où ils viennent et qui fut leur libérateur ?
Dans les pays à gouvernance totalitaire, il est un fait frappant que les victimes, dès qu’elles opposent la moindre résistance, sont taxées de terroristes.
Avec L’écrivain-militant et La Démocratie : Notes de campagnes, Arundhati Roy nous donne deux livres de la plus grande importance qui permettront de jeter un nouveau regard sur la première démocratie du monde, qui oublie si souvent les idéaux sur lesquelles fut construite sa libération et qui sera demain avec la Chine et sans doute le Brésil, l’une des trois plus grandes puissances. Mais qu’elle n’oublie pas l’héritage de Gandhi qu’elle porte en elle et qui se rappellera à elle tôt ou tard.
1 Gallimard, « Du monde entier », trad. de l’anglais (Inde) par Claude Demanuelli.
2 La Démocratie : Notes de campagne. En écoutant les sauterelles, trad. par Claude Demanuelli, Gallimard, 2011.
3 Ibid, p. 83-84.