A propos du livre de Jean-Paul Dollé, Haine de la Pensée (Editions Libres Hallier).[i]

Longtemps les philosophes ont prétendu transformer le monde : l’heure est peut-être revenue de tenter de l’interpréter. Longtemps Révolution a signifié haine de la théorie : sans doute passe-t-elle aussi désormais par un retour à la pensée… Voyez ceux qu’ici même [ii] on baptisait « nouveaux gourous ». Tous ont au moins ceci de commun qu’ils relisent Platon et Aristote, commentent Kant et Heidegger, sans pour autant renier leur pari politique d’autrefois. Voyez Jean-Paul Dollé, l’un d’entre eux : c’est en remontant aux origines de l’énigme occidentale, en arpentant les sombres plages de l’errance métaphysique, qu’il entend fonder le projet de changer la vie, de casser l’Histoire. Étrange et farfelu détour, diront les notaires de la politique. Idéalisme et régression, clameront les censeurs marxistes. Le mieux est de lire les textes et d’en confronter la lettre à l’esprit des problèmes du jour. On y verra la plus austère, la plus archaïque des méditations produire dans les débats qui nous concernent les effets les plus concrets et les plus spectaculaires

Soit par exemple la question, rebattue jusqu’à la nausée, de la nature du capitalisme. Dans ses premiers livres déjà [iii], il inversait la démarche classique en montrant que le Capital c’est moins un mode de production qu’un régime de circulation ; moins un système nouveau d’extorsion de la plus-value qu’une manière inouïe, aliénante t perverse, de distribuer des signes et d’échanger des « semblants ». Il expliquait qu’à cet échange, à cette universelle circulation, il faut un espace homogène, un champ neutralisé, glauque et morne désert où tout équivaut à tout, où rien ne diffère de rien ; et il voyait l’essence du monde moderne dans la constitution de cet étal, de ces demeures du rien, faites d’aspérités arasées et de singularités gommées. De sorte qu’aujourd’hui,  dans Haine de la pensée, il peut dénoncer avec brio quelques uns des poncifs contemporains. Par exemple l’idée dune « crise » du mode de production capitaliste : qui dit crise dit contradictions ; or les contradictions ne tranchent plus guère dans ce vaste chantier d’indifférence qu’est devenue l’économie de Marché. Par exemple aussi les pesantes dissertations sur les classes et les luttes de classes : qui dit classe dit antagonisme ; or l’antagonisme tend à se fondre dans ce monde flasque et mou que le Capital a dévasté. Ou encore les vertueuses indignations des humanistes contre les technocrates : les uns et les autres sont, au même titre, les serviteurs blêmes et décervelés d’un univers désenchanté et consumé  par la technique. Première thèse de Dollé : dans le grand froid boréal qui pétrifie le monde moderne, le capitalisme n’est rien d’autre que la réalisation du nihilisme.

S’il réalise le nihilisme c’est qu’il a une origine. Et c’est cette origine muette, recouverte par la redondance bavarde du soliloque capitaliste, occultée par le dialogue stérile du Capital et de son ombre, que Dollé, d’un livre à l’autre, s’attache à débusquer. Question naïve : d’où vient que c’est en Occident, à deux millénaires de distance, que naît un certain maniement du discours baptisé philosophie, et une certaine gestion des choses baptisée capitalisme ? Réponse, inattendue, mais décisive : c’est que l’un est effet de l’autre, que les choses y sont effet de discours, que le capitalisme est, tout simplement, le stade suprême du platonisme. Qu’est-ce que le réel du Capital, ce réel désincarné, universel parce qu’échangeable, sinon l’exacte réplique des idées platoniciennes, déprises de leurs qualités secondes et de la luxuriance du concret ? Qu’est-ce même que le monde moderne, ce lieu plan et sans frontières où s’éploient à l’infini des lois d’équivalence, sinon le miroir et le reflet de l’espace dévitalisé, proprement identifié, que Descartes et Galilée substituaient à l’antique cosmos ? Le devenir-monde de la vérité, le devenir-raison du monde qui, d’Aristote à Hegel, hantaient la métaphysique, où s’accomplissent-ils mieux que dans la logocratie capitaliste ? Marx, en un sens, n’avait pas tort quand, de la philosophie, il annonçait la fin prochaine ; nos ministres non plus, qui songent à en proscrire la forme actuelle d’enseignement. Car aujourd’hui le monde entier parle la langue philosophique ; le capital dans son ensemble est modelé par sa grammaire ; rien n’existe, autrement dit, qui ne soit avatar du socratisme.

Cette  seconde thèse est décisive parce qu’elle éclaire peut-être enfin le statut de ce qu’on appelle, ces jours-ci, « l’impensé » de la pensée marxiste. Dollé montre aisément que s’il ne manque pas, chez Marx, de fines et belles pages sur l’épopée des commencements du Capital, il n’y en a guère, en revanche, sur l’odyssée de ses origines ; que s’il énonce pertinemment les lois de la machine capitaliste, c’est un peu à la manière de ces savants positivistes qui jamais de leur objet d’étude ne risquent une mise à la question et qui jamais ne tentent d’en sonder, mieux que l’histoire, la généalogie. Silence têtu et persistant qui, on s’en doute, n’est pas gratuit mais suppose de bien puissantes raisons: tout simplement le fait que, cette origine du Capital que le marxisme se défend d’interroger, se trouve être celle-là même qui, secrètement, l’anime; qu’en faisan le procès de l’une on ferait le dangereux procès de l’autre ; que le matérialisme dialectique est, lui aussi, un pur produit du déclin de la philosophie… Qu’est- ce par exemple que la société sans classes sinon la réalisation pratique du rêve métaphysicien d’avènement de l’universel? Qu’est-ce qu’une politique marxiste sinon la promesse millénaire de cette transparence à soi et de cette ultime réconciliation dont les philosophes pensaient qu’elle finirait par réduire l’écart entre Réel et Vérité? Qu’est-ce même que la « théorie » dans ce cadre, sinon l’idée, platonicienne encore, que le réel n’est pas nécessairement obscur et qu’il suffit d’un bon langage, « vrai parce que tout-puissant », pour en lever les voiles… La démonstration se retourne, qui valait pour le Capital : essentielle complicité qui va plus loin, on le voit, que les pauvres analyses gauchistes sur la restauration du capitalisme en URSS.

Ce n’est pas tout, et Dollé fait un pas de plus dans la description de ces avatars du déclin de la métaphysique. La pensée, dit-il  à peu près, a ceci de tragique que, toujours et à son insu, elle frôle l’abime de son contraire ; que toujours, et comme malgré elle, elle risque de verser dans la tentation totalitaire. Non pas que comme le dit Glucksman; les camps soviétiques par exemple soient l’effet direct et inévitable de la rationalité matérialiste; ni, comme le croient certains marxistes, que l’Etat fasciste ou nazi procède mécaniquement des impasses du capitalisme; mais, plus généralement, que l’horizon de la réduction du monde à l’Universel des philosophes, c’est la grande plaine ravagée, murée en son insignifiance, que laboure l’impérialisme ; la flasque étendue, sans arêtes et sans frontières, que communistes et libéraux empruntent au modèle cartésien a vite fait de devenir le chantier monstrueux d’un projet totalitaire de dévastation de la planète. Capitalistes et marxistes pensent : or penser c’est donner un sens, un ordre à ce qui passe et, à ce sens, à cet ordre, ployer le destin du monde. Capitalistes et marxistes, de l’Universel, font leur emblème : or l’Universel c’est cette machine qui arraisonne sauvagement tout ce qui, des êtres et des choses, est rebelle à la Raison. Bien connu depuis Foucault que la volonté de vérité est une police du sens ; bien connu que les « grands renfermements » en sont de dignes effets ; classique aussi que la technique, dont on sait la fonction mortifère, en procède en droite ligne. Mais Dollé ajoute ceci : que le destin mondial de la pensée, à l’époque du capitalisme et de son double marxiste, pourrait  bien être la mort absolue haussée au rang d’objectif de l’humanité.

Quand il dit que cette mort absolue est la limite de la pensée, c’est au sens strict qu’il faut l’entendre. Son ultime avatar bien sûr, mais aussi la borne de son exercice. Quand il dit qu’en son contraire elle risque toujours de se muer, il faut entendre ce paradoxe qu’elle ne peut, de ce contraire, produire la théorie. Penser c’est penser le Bien, et il n’y a pas de pensée du Mal. Le Mal hait le discours et on ne peut rien dire de lui. Ce qui concrètement signifie qu’une analyse politique de l’Etat nazi par exemple est une gageure intenable et constamment vouée à l’échec : en deçà du vrai et du bien le nazisme, qu’on le veuille ou non, demeure un impensable ; que la réflexion marxiste sur le phénomène stalinien n’échappera pas de sitôt à son actuelle indigence : le goulag dépasse les mots et condamne la réflexion au bavardage stérile ; qu’aucune analyse des origines de la guerre de 14 n’est réellement et profondément convaincante : toutes piétinent au seuil même de l’horreur et jamais n’en rendent compte que ce n’est pas un hasard non plus si le problème même du pouvoir reste depuis Platon le point faible des philosophes :  le pouvoir en son essence nie la parole de l’autre et il n’y a pas par conséquent de théorie possible de cette essence. Face à la barbarie autrement dit la philosophie désarme ; face à la haine de la pensée, la pensée même abdique. Rude constat pour un philosophe dressé à « l’oser savoir » kantien ; amère résignation  pour un militant formé a la rigueur althussérienne. Au terme de son errance, au comble de la détresse, face à cet indicible qui nécessairement la borde, la connaissance pourrait bien n’avoir d’autre recours que celui du silence et de la démission.

D’autant que si elle ne peut pas dire le Mal, elle ne peut rien non plus contre lui et n’a rien à opposer à la sarabande infernale de nos pulsions de mort. Historiquement, les non-barbares cèdent toujours devant la barbarie : elle échappe à leur prise et contourne leurs énoncés. Jamais une démocratie n’a résisté à un fascisme montant : le fascisme ne raisonne pas et n’entend rien à l’ordre du discours. Que peut la dialectique face à la violence de Calliclès ? au jeu de la violence c’est Calliclès qui triche et gagne. Que pouvait Husserl quand, en 1935, il sommait la raison occidentale de riposter à l’hitlérisme ? Hitler n’entendait rien à la langue de la raison, le chaos de sa déraison était l’impensé même du temps… Toute notre histoire, en fait, est là pour le prouver : on ne lutte pas contre l’irrationnel nazi par un sursaut de la raison, un héroïsme du logos. Se trompent de cible et de stratégie ceux qui, ces jours-ci, opposent l’héritage des Lumières à ce qu’ils croient être un retour du spiritualisme. Dollé, lui, n’est pas loin de penser que les Lumières et la Raison sont aujourd’hui des idées réactionnaires et que, face au danger réel qu’est la barbarie capitaliste, elles n’aident pas plus à lutter qu’elles ne permettent de réfléchir.

Que faire alors, comme disent les politiques? Faut-il se laisser aller aux vertiges du désenchantement?  s’enivrer des vapeurs méphitiques du ressentiment et du pessimisme ?  jouer les générations perdues et les orphelins de l’Histoire ? Dollé, manifestement, s’y refuse. D’où une dernière thèse qui couronne l’ensemble : si le Mal n’est pas pensable, il est en revanche représentable ; s’il n’est pas de l’ordre du discours, il est de l’ordre du poème ; ce que le discours ne dit pas, l’Art à sa façon l’exprime ; et c’est probablement dans la représentation, dans le poème, dans l’art, qu’il faut chercher le salut et le remède à nos égarements. Les origines de la guerre de 14 ? Oubliez un instant les historiens et relisez L’Homme sans qualités. La tragédie de la guerre d’Espagne ? Méditez  le Guernica de Picasso ou telles pages de L’Espoir de Malraux.  Le goulag et le stalinisme ? Soljenitsyne en apprend plus que bien des doctes traités. Les phénomènes de pouvoir : tout est dit dans Shakespeare, sous la figure du scélérat. On sait la part d’enfer, le lot de malédictions que sublimaient naguère les gargouilles de Jérôme Bosch ; sait-on le pouvoir d’exorcisme, la force cathartique qu’aurait, contre la barbarie, une pensée empruntant sa ressource à l’art, et à la poésie son énergie ?  Ce n’est pas encore un programme, tout au plus un mot d’ordre : réhabiliter le philosophe-artiste et le style de la fiction ; penser dans la forme du mythe et du simulacre tant décrié.

Tout s’éclaire à partir de là. On comprend mieux, par exemple, l’ambigüité centrale du livre, que résume à soi seul le titre dont il s’orne : il faut haïr la haine de la pensée s’il est vrai qu’elle signifie la victoire de la barbarie et la dévastation de la terre ;  mais il faut aussi bien la pratiquer s’il est vrai que, contre la barbarie, il n’y a de rempart et de recours qu’hors de la sphère de la pensée et de son cortège de raisons. On comprend également le sens du slogan proclamé de retour à la philosophie : non pas cette philosophie dévoyée, et exilée d’elle même, qui traîne le monde vers son destin, celui du nihilisme achevé ; mais une philosophie inouïe quoique parfaitement archaïque, une philosophie à inventer même si on retrouve la trace à l’orée de notre déclin, chez les Présocratiques. Et on comprend enfin en quel sens un tel projet peut toujours se prévaloir d’un « désir de révolution » : ce retour aux sources du déclin, en amont de notre errance, parce qu’il annonce une rupture avec toutes les fausses rébellions, parce qu’il fait table rase de tous les semblants et impostures, débouche sur la plus rude, la plus héroïque, des définitions de la révolte.


[i] Texte paru dans le Nouvel Observateur, en octobre 1976, à propos du livre de Jean-Paul Dollé, Haine de la Pensée (Éditions Libres Hallier).

[ii] Nouvel Observateur, Gérard Petitjean, Document de la semaine (« les nouveaux gourous »)

[iii] Désir de Révolution (1973) ; Voie d’accès au plaisir (1974)