Au début, je croyais à une plaisanterie. Un mauvais concours de circonstances. Une énième et maudite loi des séries. Personne. Personne ! À chaque fois que j’ai évoqué ce nom immense : Joseph Brodsky – ces derniers temps, j’ai rencontré le même silence pantois… malchance ? Complot ? Pour moi : une catastrophe. Comment peut-on ne pas connaître Joseph Brodsky ?

Encore hier soir, je dînais avec une personne que l’on ne peut pas accuser d’illettrisme. Un réalisateur de films très irrégulier. Matricule désordre/tendresse. Je vous parle d’un temps. Nous discutions de poésie… J’ai cru souffler son nom comme un charme incontestable. Un astre fameux et oublié de l’oubli. 

Dire « Brodsky », n’est-ce pas comme dire « Mozart » ?

J’ai cru que l’apparition de son nom serait aussi triomphale qu’évidente, accueillie par des hourras ! des Oh !; des Ah ! Oh, Brodsky, quelle merveille… Quel phénomène d’intelligence… d’élégance… de sophistication… de flamboyance… de style visionnaire… Oh, Brodsky, Brodsky… que niet.

J’ai cru, sincèrement cru, que le nom de Joseph Brodsky, hier soir, à la table numéro 24 de la brasserie Lipp, ferait l’effet d’un chofar tonitruant, d’un tapis volant tissé d’ondes d’or et d’argent ; maître et oracle pour une planète passionnée d’irrévérence et de beauté critiques, la planète entière, bien sûr… Mais dans quel monde vit-on ?

Il semblerait bien qu’une bonne partie de nos contemporains aient oublié Joseph Brodsky. J’espère que certains lecteurs seront choqués par mes propos. Ils sont malheureusement basés sur des faits réels, si vous me passez l’expression, et, comme à mon habitude, je n’exagère qu’à peine. 

Oublier Brodsky, ne plus le lire, serait une erreur, une faute et un outrage. 

Heureusement que ce n’est pas moi qui dirige la police dans ce pays…

Brefs rappels des faits – correction – récapitulatif – justice – vendetta ? – donc, pour cet esprit comme un jardin à l’anglaise, grâce insaisissable, pensée agile, prose libre et inspirée jusqu’à l’infini.

Il y a le Brodsky des poèmes. Celui-ci commence tôt, dix-huit ans. Le jeune poète, celui qu’Anna Akhmatova su reconnaître très tôt, écrit la plupart de ses gemmes précieuses entre 1961 et 1987 ; publiées pour la plupart par Gallimard dans la collection « Du monde entier ». Et c’est La Procession (1962) ; Collines (1962, à la mémoire de Federico Garcia Lorca) ; Isaac et Abraham (1962) ; Élégie à John Donne (1963) ; Gortchakov et Gorbounov (1965-1968) ; Une halte dans le désert(1970) ; La fin d’une belle époque et Partie du discours (1977) ; Nouvelles stances à Augusta (1983) ; Uranie (1987), et, surtout, peut-être, les magnifiques, sublimes, Vertumne et Acqua Alta, qu’il vous faut absolument avoir lu, avant votre prochaine réincarnation.

Il y a le Brodsky théâtral, et c’est Marbre (1989) ; et Watermark (1992).

Il y a le Brodsky des essais, et c’est Loin de Byzance : autobiographie intellectuelle, littéraire, poétique, politique, historique. Ce recueil est un tel trésor littéraire, il engendre sa propulsion : ses analyses des œuvres de Dostoïevski, Mandelstam, Platonov, Walcott, Tsvétaïeva, W. H. Auden, Cavafy, Montale, ne sont que pure Maestria. 

On peut, je crois, accorder sa confiance à un écrivain né en 1940 à Leningrad, et condamné à cinq années d’exil pour « parasitisme social », dans une région du nord de la Russie appelée « Archangel ». Exil qu’il ne mènera pas à son terme : après de brefs séjours à Vienne et à Londres, Brodsky s’installe aux États-Unis en 1972. 

Ignorer jusqu’à l’existence d’un écrivain comme Brodsky me semble chose impossible : il est une telle étincelle de lyrisme, d’intelligence, d’humour si piquant, et si juste, de classicisme, d’érudition jamais prétentieuse, de liberté poétique, et d’une prodigalité intense. Une âme si vaste qu’on n’en devine jamais les contours. Brodsky est un visualiste compulsif. Il est aussi lucide à l’extrême, mais sans violence ; sarcastique, mais romantique ; désespéré, déchiré, mais pas nihiliste ; virtuose, mais simple. Tant de clarté, tant de richesses, à partir des ombres de l’exil, de l’histoire et de la solitude ; et d’un temps étrangement égal à lui-même, et à son contraire. Une œuvre mystérieuse, aussi, où le temps et l’espace fusionnent, où, épris de complicité, peut-être de passion, l’âme et le langage se contemplent en simultané. Mysticisme et discrétion. La poésie de Brodsky est une science trois fois grande. 

Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1987, à 47 ans, il était, à l’époque, le plus jeune écrivain à avoir reçu l’honneur suprême.

S’entremêlent, dans son œuvre, la grande tradition poétique russe, et des audaces plus folles encore que celle d’un Velimir Khlebnikov.

Cet ennemi viscéral des illusions et des bons sentiments ; fanatique de la liberté autant que de l’artifice du langage, mort en 1996, est peut-être le plus grand des poètes contemporains. Il repose à Venise, sur l’île de San Michele. Les archanges du langage ne passent pas, ils persistent, et signent.

Aux écrivains et aux âmes en mal d’inspiration : courez vite, vite, lire Joseph Brodsky. Sa lecture est tellement voluptueuse, pour ne pas dire jouissive. Et son génie : tellement contagieux, vous serez remplis, saisis, immédiatement, irradiés, par la magie et la grandeur, la puissance et la solidité de son œuvre. 

Je regrette que ses sonnets consacrés à la statue de Marie Stuart du jardin du Luxembourg ne soient pas réimprimés… cela dit malheureusement tout de la parfaite décadence de notre époque.

Je m’étonne beaucoup, surtout, que l’on ne trouve pas la totalité des œuvres de Joseph Brodsky en Pléiades. 

« Pourquoi donc croire en soi ? Pourquoi donc croire en Dieu ? Il ne nous reste plus que l’aventure et l’illusion. »

« Je ne crois pas aux mouvements politiques. Je crois au mouvement personnel, ce moment de l’âme quand un homme qui se regarde a tellement honte qu’il essaie de faire une sorte de changement – en lui-même, pas à l’extérieur. »