La première fois où j’ai vu Mstyslav Chernov, c’était sur la route de Mykolaïv : il terminait le tournage de 20 Jours à Marioupol et j’étais dans Pourquoi l’Ukraine.
Nous nous sommes croisés à Kyiv, à la veille du voyage de Zelensky à Washington : j’étais venu l’interviewer et lui, Chernov, s’apprêtait à l’accompagner.
Puis à Cannes où ce sont nos deux films qui, avec celui d’Ariane Chemin, faisaient la préouverture du Festival.
Peut-être nous sommes-nous entrevus quand je couvrais la bataille de Tchassiv Yar et lui, 10 kilomètres plus loin, la bataille documentée dans le nouveau film, À 2 000 mètres d’Andriivka, qui sort ces jours-ci.
Ce n’est pas la première fois que je rencontre un artiste modeste, qui s’efface derrière son œuvre et tente de se faire petit face à elle. Mais voilà. Rien de ce que je savais de lui ne m’avait préparé à ce choc : son film est un chef-d’œuvre.
Je connais deux façons de filmer la guerre.
Dans la longueur, dans l’étendue du temps et des fronts, en mode carnet de route et, donc, en extension.
Ou sur une distance courte, dans un temps et un espace uniques, en se focalisant sur une bataille et, pour ainsi dire, en intension.
Ce second régime suppose une immersion totale.
Une habitation sans recul ni réserve du champ de bataille.
Il fait le pari qu’une concentration de visages auxquels s’attache la caméra peut en dire plus long qu’un road-movie sur la « vue d’ensemble » que cherchait Fabrice à Waterloo.
C’est le pari de Chernov.
C’est la gageure de ce film de 1 h 51 qui, à l’été 2023, suivit la 3e brigade d’assaut dans la lente remontée des 2 000 mètres de forêt étroite qui la séparaient des troupes russes retranchées dans le village d’Andriivka.
Et je n’ai rien vu de tel, dans le genre, depuis longtemps.
On est dans la tranchée avec les soldats.
Avec eux quand ils s’enterrent pour ne pas mourir ou quand le char tombe en panne et qu’arrive le drone qui va le pulvériser.
Avec eux quand il grêle des obus sur la forêt déjà cisaillée par la mitraille.
Avec eux quand, le visage tordu par la peur, ils hurlent à l’ennemi qu’il doit se rendre pour ne pas mourir.
On est avec les blessés perdus qui appellent à l’aide et avec les agonisants qui supplient : « laissez-moi… sauvez-vous… »
Avec l’officier qui trouve un chat et l’enferme dans sa musette avant de sonner la charge.
Avec l’autre officier qui, sans savoir qu’il va mourir deux scènes plus tard, profite d’une accalmie et d’une saignée d’air libre pour raconter son histoire, rêver d’une vie d’homme normal et d’une douche.
Et on est avec le soldat qui, le regard fixe et blanc, ne voyant plus les mouches moribondes qui tournent autour de lui et ne sursautant pas davantage quand tombe un nouvel obus, est en train de perdre la raison.
On pense à La 317e Section, de Pierre Schoendoerffer.
À La Ligne rouge, de Terrence Malick, dont l’action se résume à la prise d’une colline à Guadalcanal et dont Chernov retrouve, dans sa voix off, le ton lyrique, méditatif.
À Hamburger Hill, de John Irvin, qui racontait, au Vietnam, l’interminable assaut d’une colline surnommée « Hachoir à viande ».
Aux Sentiers de la gloire, de Stanley Kubrick, à cause de la virtuosité des caméras fixées aux casques des soldats ou portées à l’épaule par Chernov lui-même et son équipe.
Et quand, enfin, deux survivants de la brigade entrent dans Andriivka dévasté et plantent sur une ruine un drapeau ukrainien dont ils ont bricolé la hampe, on ne peut qu’avoir une pensée pour la dernière scène de Mémoires de nos pères, de Clint Eastwood, où des marines épuisés lèvent le drapeau américain sur l’île japonaise d’Iwo Jima.
Tout ça pour ça ?
Ces assauts, cette souffrance, ces nuits à ne pas dormir sur une litière de broussaille ou de boue, ces journées passées dans un trou d’obus pour échapper aux drones, ces vies volées ou brisées, ces amis morts et leur odeur de bête mouillée quand ils se vident de leur sang, cet enfer sur terre, tout ça, oui, pour libérer un tas de pierres et de poussière ?
Il y a cette question dans le film.
Il y a l’idée d’une guerre sale, moche et pour rien.
Pire : il y a un moment du commentaire où surgit la vision cauchemardesque d’une guerre sans fin et qui durera le temps de nos vies.
Mais Chernov n’est pas pacifiste.
Il n’est ni Oliver Stone ni Roland Dorgelès.
Il montre la fraternité au combat.
Il filme des hommes que l’épreuve grandit et qui se hissent au-dessus d’eux-mêmes.
Et son documentaire dit aussi que cette guerre abjecte dont aucun Ukrainien n’a voulu est, tout de même, une guerre juste et que l’Ukraine, dès lors qu’elle lui est tombée dessus, doit la faire sans l’aimer et tout faire pour la gagner.
Avis au Munichois des deux rives du lac Atlantique.
Leçon de ténèbres et de courage à l’attention des pleutres qui, au bout de trois ans et demi, tandis que des drones pleuvent sur la Pologne et volent dans le ciel de Roumanie, n’ont toujours pas compris que cette guerre est la leur.
Il faut, absolument, voir le film de Chernov.

Daech fut et reste un État ou, plus exactement, une colonie de peuplement de l’Oumma, et ce, partout où s’ingénie à essaimer son gang de spécimens. Il est inévitable que l’éradication, à l’échelle locale ou régionale, d’un projet de civilisation d’envergure internationale, puisse accélérer un phénomène de repli stratégique au sein d’une organisation politico-terroriste composée de combattants travaillant en famille.
Je ne sache pas que la Nakba daechienne eût fait horreur à nos chers peshmergas sur l’allée jonchée de cadavres qui mènerait l’État kurde des mappemondes du XXIIe siècle vers un gel prospectif du conflit relativement supportable. Ce qui, en revanche, aurait tendance à provoquer dans nos rangs des sueurs froides, c’est le fait que des Juifs épousent la rhétorique de l’ennemi pour entacher de barbarie l’armée de Défense d’Israël en insinuant qu’elle met en œuvre un nettoyage ethnique. Non, Isaac Herzog n’est pas Slobodan Milošević et non, Benyamin Netanyahou n’est pas Adolf Hitler, n’en déplaise aux enfants naturels de Bardèche et d’Abbas.
Nos objectifs de guerre n’en sont pas pour autant suprémacistes, mais ils ne s’encombreront plus des sentiments de culpabilité que cherche à éveiller en nous une entreprise de victimisation fondée et dirigée par des formateurs de martyrs professionnels. Cela étant, si nous décidons de laisser à la transition démocratique la possibilité de tenter sa dernière chance à Gaza, il va falloir vite définir la méthode adéquate de déradicalisation d’une population pogromiste dont le logiciel a été nassérisé et, avec l’aide officieuse de la RDA, nazifié par des instructeurs égyptiens qui, dans la débâcle sous-jacente à la victoire des Alliés sur le Troisième Reich, avaient bénéficié des mêmes puissants réseaux d’exfiltration que leur comparse palestinien Mohammed Amin al-Husseini. Or, jusqu’ici, ce « svelte, sévère, sanglé, sérieux » effort de reprogrammation à la hussarde noire, nous n’en vîmes ou conçûmes ni l’achèvement ni même l’amorce, et pour cause : priver de sa culture un djihadiste serait, paraît-il, un acte de colonisation, impardonnable par nature et par définition, savoir… un crime imprescriptible.
On a exécuté l’exécutif.
Le leader de Reconquête ! est pétainiste.
La cheffe du RN demeure lepéniste.
Et pour les restes de l’échiquier, qu’ils appartiennent à la race pure des chavéziens canal historique ou à celle, un peu bâtarde sur les bords, des collabos de la dernière heure, la détermination et la puissance de feu de leur riposte à la globalisation hamassiste avoisinent le néant.
L’Europe, une fois encore, n’aura pas résisté au désir de connaître charnellement les horrifiants délices de la fornication avec la Bête immonde, et les mêmes intellectuels de gauche — est-ce encore un pléonasme ? — qui n’avaient pas de mots assez forts pour la vilipender du temps d’Ashton, détournent le regard.
On ne peut pas, d’un côté, prétendre combattre la boulimie panrusse, tandis que de l’autre, on s’acoquine avec un jury populiste qui ne trouve rien de mieux à défaire, à l’ère de l’internement d’office des Nations, que d’y récompenser le pogrom en tant qu’arme fatale de l’impérialisme panarabe.
Il serait vain d’attendre un signe de rachat divin en réponse à son mea culpa collectif, quand celui-ci se révélerait avoir préparé le terrain à un soutien proactif au parachèvement de la Solution finale.