J’ai reçu une lettre ce matin. Une enveloppe banale, officielle, avec la froideur administrative des temps modernes. À l’intérieur : 35 euros d’amende.

La nature de mon infraction ? Avoir stationné, quelques minutes, devant le cimetière de Pantin. J’étais venu rendre hommage à un proche disparu. On ne quitte pas un cimetière comme on sort d’un parking. Ici, le temps n’est pas le même. Dans toutes les traditions, on marque une pause, on accomplit un geste, comme pour laisser la mort derrière soi avant de retrouver le monde des vivants. Dans la mienne, on dépose une pierre sur la tombe visitée, puis on se lave les mains, un rite ancien, profond, et on s’arrête ensuite boire quelque chose dans un café pour marquer le retour à la vie, pour dire à la mort : « Tu restes ici. La maison, c’est pour les vivants. »

Mais à Pantin, le sacré a trouvé plus fort que lui : l’horodateur. Dès dix heures du matin, des voitures de contrôle patrouillent devant le cimetière. Les morts peuvent attendre, le recueillement aussi. Ce qui compte, c’est le ticket. Le monde contemporain a cessé de croire au ciel, mais il reste convaincu que chaque mètre carré doit être rentable.

Avant, on savait qu’il existait des lieux où l’on ne comptait pas : les sources, les sanctuaires, les tombeaux. Aujourd’hui, même le silence a un prix. Les morts reposent en paix, mais leurs visiteurs doivent passer à la caisse.

Qu’ont-ils donc pensé, ce jour-là, au conseil municipal, quand ils ont voté que le seuil du cimetière serait payant ? Ont-ils levé la main en se disant : « Oui, faisons payer les endeuillés. Oui, envoyons des voitures dès l’ouverture vérifier que personne ne pleure sans ticket » ? Dans ce monde où l’on installe des horodateurs devant les cimetières, on semble déjà enterrer la vie avant d’enterrer les morts. Romain Gary parlait de ces hommes qui cessent de vivre bien avant que la mort ne les emporte, et ses mots résonnent étrangement aujourd’hui : « Les hommes meurent parfois beaucoup plus tôt qu’on ne les enterre », écrivait-il dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. C’est désormais toute une société qui se vide de sens avant même que la mort ne vienne : le sacré, le droit au recueillement, tout ce qui donne à la vie une profondeur.

Quelle époque, tout de même, pour confondre rentabilité et civilisation. Qu’on veuille, en centre-ville, décourager les automobilistes de s’entasser dans des rues déjà saturées, on peut le comprendre. Mais aux abords d’un cimetière ? Quel est le but ?

On nous dira : « Ce n’est que 35 euros, il y a d’autre endroits où c’est 50 euros voire plus ». Non, il faut y voir un monde qui se dévoile. Une époque qui ne sait plus tracer de limites. Où rien, pas même le deuil, ne peut suspendre la logique de la rentabilité. Quand la mémoire des morts doit passer par l’horodateur, ce n’est pas seulement la dignité qui se perd : c’est l’idée même qu’il puisse exister un espace préservé, hors du marché et des compteurs.

Un jour, si nous continuons ainsi, il n’y aura plus nulle part pour se recueillir. Quand la logique comptable aura tout envahi, elle laissera un monde où tout a un prix, mais où plus rien n’aura de valeur. On finira par devoir valider son ticket avant d’allumer un cierge…

Un commentaire

  1. Merci à vous de l’écrire ! Bien des cimetières aujourd’hui ont adopté la méthode de l’horodateur…
    Je m’en suis émue. Trouvant comme vous qu’un nouveau pas dans le sordide avait été franchi.
    L’argent avant, sur, pendant, après la mort.
    Ou quand l’amour finalement perd tout son sens.
    Triste, révoltant, décourageant !