On m’a souvent présenté les Pouilles, dans le sud de l’Italie, comme une terre de lumière, baignée par la mer turquoise et bordée de falaises blanches, couverte d’oliveraies centenaires et parsemée de villages baroques. On m’a parlé de ses marchés parfumés, de ses couchers de soleil dorés, et surtout de cet accueil chaleureux qui vous fait sentir chez vous dès le premier pas. J’y suis allé pour ces paysages, pour cette douceur méditerranéenne qu’on m’avait tant vantée. Mais en chemin, j’ai découvert une autre dimension, une histoire juive, profondément enracinée ici et pourtant si peu visible. Je connaissais déjà, par mes recherches en Histoire de la médecine, les noms de médecins italiens comme Shabbataï Donnolo (913-982), auteur d’un commentaire du Sefer Yetsira, un des premiers livres de la Kabbale cité par Rachi, ou encore le médecin et grammairien Abraham Brames, mais aussi le grand érudit talmudiste Yeshaya de Trani (1180-1250). Mais les voir inscrits dans les pierres et les lieux, sentir que leur mémoire avait été effacée puis peu à peu réinscrite, donnait à mes pas une gravité nouvelle.
L’Italie méridionale, et en particulier la région des Pouilles, fut, entre le haut Moyen Âge et la fin du XVe siècle, l’un des foyers les plus vivants du judaïsme européen. Cette terre abrita des communautés florissantes qui surent conjuguer commerce, érudition et spiritualité. Bari, Otranto, Lecce, Trani, Oria, Altamura, Bitonto, Castellaneta, Grottaglie, Manduria, Conversano, Taranto, Brindisi, Matera, Molfetta, Venosa… autant de cités qui possédaient leurs synagogues, leurs écoles talmudiques, et comptaient parmi elles des figures majeures.
À partir de la fin du XVe siècle, expulsions et conversions forcées effacèrent presque toute présence juive organisée. Pendant des siècles, seuls quelques noms de rue comme Giudecca, de rares inscriptions hébraïques et des mentions dans les archives rappelaient cet âge d’or.

Depuis le tournant des années 2000, un mouvement de redécouverte s’est amorcé. Porté à la fois par des initiatives municipales, des associations culturelles et des chercheurs, il s’attache à faire émerger de l’oubli ce patrimoine longtemps enfoui. Des bâtiments autrefois identifiés comme synagogues sont restaurés, des musées ouvrent des sections consacrées à l’histoire juive, des plaques commémoratives viennent rappeler la présence des anciens quartiers hébraïques.
A Trani, l’une des quatre synagogues médiévales a été restituée à la communauté juive en 2006. Elle avait été transformée en église comme celle où se trouve aujourd’hui la section d’art juif du Musée diocésain de Trani. L’église a conservé la structure murale extérieure d’origine, avec son grand dôme octogonal. Les anciens bains rituels ont été réaménagés en crypte, où sont entreposées trois pierres tombales portant des inscriptions en hébreu, récupérées de l’ancien cimetière juif transformé en jardin public après l’expulsion de la communauté juive. Ces pierres sont celles de deux jeunes femmes : Astruga, fille de Maître Astruc, et Rica, fille de Haïm Bonanima. La troisième est celle du rabbin Adoniya, fils de Baroukh, fils d’Asher. Elles ont été sauvées de l’oubli, et représentent tout ce qui subsiste d’un cimetière entièrement démantelé. Pourquoi ces trois personnages, un rabbin et deux jeunes filles ? Cela m’évoque l’histoire rapportée dans le Talmud Berakhot 18b, où un hassid qui dort dans un cimetière entend la conversation entre deux jeunes filles défuntes. Elles parlent de ce qui se passe dans le monde des vivants, et leurs voix traversent la frontière du temps. Tandis que j’observe ces pierres, je pense au livre que j’écris en ce moment sur l’idée d’un monde-à-venir, le olam haba, souvent résumé comme « l’après-vie terrestre » dans la tradition juive. La crypte, me signale le guide, a la particularité d’être encore entourée de fragments d’une fresque représentant un Jardin d’Eden, un choix inhabituel dans l’art chrétien médiéval, qui privilégiait ici, comme dans tant d’autres cryptes, la Vierge à l’Enfant, les saints, les figures hiératiques de la tradition byzantine. Cette peinture daterait de la transformation de la synagogue en église. Peut-être que, malgré leur conversion forcée, ceux qui venaient prier ici avaient conservé cette image inspirée de la tradition juive, non pas une scène de culte, mais la vision d’un commencement et d’une promesse, comme un écho enfoui, discret mais tenace, d’un paradis qu’aucune autorité terrestre ne pouvait leur enlever, espérant secrètement qu’un jour, ils arriveraient à pratiquer leur véritable culte librement.

À Oria, la Porta degli Ebrei marque encore l’entrée du quartier juif médiéval. En 2014, la place voisine a pris le nom de Piazza Shabbataï Donnolo, en hommage à ce médecin, astronome et kabbaliste né ici au Xe siècle. Un bas-relief en bronze de Bujar Arapi et un chandelier (ménora) y rappellent sa mémoire et son œuvre.
À Lecce[1], un musée juif a ouvert les portes en 2016, tandis qu’à Otranto, il ne reste presque rien des siècles de présence juive. Hormis une stèle funéraire portant une inscription hébraïque et gravée d’une ménorah, visible au Musée diocésain, tout a disparu. Et pourtant, la ville fut, entre le IXᵉ et le XIIᵉ siècle, l’un des plus grands foyers d’étude juive de la Méditerranée. Des maîtres y enseignaient la Bible, la Mishna et le Talmud de Babylone à des disciples venus de loin. Rabbénou Tam (1100-1171), l’un des plus grands maîtres tossafistes du XIIᵉ siècle et petit-fils de Rachi, rapporte dans son Sefer Ha-Yashar une formule qui paraphrase le prophète Isaïe (2,3) : « C’est de Sion que sortira la Torah, et de Jérusalem la parole de l’Éternel ». Ce verset, encore chanté aujourd’hui dans les synagogues du monde entier lors de la sortie des rouleaux de Torah, Rabbénou Tam l’habille des couleurs de son temps : « De Bari sortira la Loi, et la parole de l’Éternel d’Otranto ». Dans son regard, ces villes du sud de l’Italie, Bari et Otranto étaient, le temps d’un verset, considérées comme des phares de savoir, leurs maîtres et leurs disciples exerçant une influence qui rayonnait bien au-delà de la Méditerranée, jusque dans les cercles d’étude d’Europe du Nord. En quittant les Pouilles, je garde en tête cette idée de la Kabbale, que chaque étincelle de lumière, si infime soit-elle, mérite d’être retrouvée et restaurée, les pierres, les lettres et même les silences peuvent, si nous les écoutons, continuer à parler. Les villes changent, les paysages évoluent, mais la mémoire quand elle est retrouvée, portée et partagée devient un pont entre ce qui fut et ce qui peut renaître. Et, peut-être que restaurer le passé, est une façon de préparer la lumière du monde-à-venir…
[1] Lecce, sur les traces oubliées de la synagogue. https://laregledujeu.org/2025/08/11/44722/lecce-sur-les-traces-oubliees-de-la-synagogue/
