Gênes, pour un Français, c’est l’une des villes où se sont aimés Musset et Sand.

C’est la Gênes de «La nuit de Gênes», où Valéry disait qu’il était né à la vie de l’esprit.

Ce fut, pour l’adolescent que j’ai été, la porte d’entrée dans cette Italie des peintres et des poètes dont la découverte, en autostop, était un voyage initiatique.

J’ai d’ailleurs un souvenir précis de cette belle, orgueil­leuse et résolument moderne «autostrade» dont on venait, en ce début d’été 1966, à partir de Vintimille, d’inaugurer les premiers tronçons et qui mariait si bien l’ivresse du voyage et le bon génie des lieux qu’on l’appelait la «route des fleurs».

Aujourd’hui, les fleurs sont tachées de sang et Gênes «la Superbe», la «ville de posture impériale» chantée par Pétrarque qui y voyait une autre Sérénissime, est devenue un lieu de deuil qui pleure, comme toute l’Italie, les 43 hommes, femmes et enfants ensevelis, tel le Génois Branca Doria dans «L’Enfer» de Dante, sous les décombres du pont Morandi.

Alors, face à ce désastre, face aux images de ce pont à hau­bans qui défiait le ciel mais qui a été réduit à des gravats, face à cet ouvrage qui se voulait magnifique, chef-d’oeuvre d’in­génierie et de technique, mais qui était, en réalité, chance­lant, on ne peut pas ne pas poser le problème de l’effrayante précarité qui caractérise, trop souvent, l’architecture d’aujourd’hui.

Comme au moment du tremblement de terre des Abruzzes qui vit, il y a neuf ans, la ville nouvelle de L’Aquila, avec ses bâtiments futuristes et qui paraissaient si solides, s’effon­drer comme un château de cartes tandis que ses palais an­ciens, ses églises de la Renaissance, ses remparts, restaient miraculeusement debout, on doit s’interroger sur une mo­dernité imbécile, c’est-à-dire non seulement sotte, sans âme ni esprit, mais im-bacillum, littéralement sans bâton, privée de la bonne béquille qu’est, selon un autre grand poète ita­lien, Pier Paolo Pasolini, la grâce des siècles obscurs.

Et, surtout, surtout, nul ne peut esquiver la redoutable question des tenants, aboutissants, responsabilités indirectes ou directes, de cette catastrophe, il me semble, unique en son genre.

On a accusé la compagnie concessionnaire qui, toute à la «spéculation néocapitaliste» que fustigeait justement Pasolini, aurait failli à son devoir de vigilance.

On a incriminé le pouvoir politique et le mauvais pacte noué, selon Pasolini toujours, entre des entrepreneurs peu scrupuleux et des donneurs d’ordres irresponsables.

On a vu la main de ce que Roberto Saviano a appelé le «parti du béton», autrement dit une mafia qui serait arrivée, là, au terme de la lente montée vers le nord commencée au début des années 1960.

On a parlé d’ingénieurs qui se seraient, depuis le début, trompés dans leurs calculs.

De l’Europe dont la bureaucratie, les restrictions budgé­taires et les «camions polonais» auraient aggravé la situation.

L’enquête dira cela.

Elle fera, on peut l’espérer, la part du fantasme et de la vérité.

Pour l’heure, on s’en tiendra à deux observations simples et qui ne sont, elles, pas douteuses.

L’Europe, puisqu’il en est tellement question et qu’elle fera, le moment venu, un bouc émissaire idéal, a débloqué, en 2014, 2,5 milliards d’euros pour la modernisation des in­frastructures italiennes ; elle a validé, en avril 2018, un plan d’investissement de 8,5 milliards pour la rénovation des seules autoroutes et, en particulier, de celle de Gênes ; et, loin d’avoir paralysé les mécanismes de décision et les budgets, elle a donné son feu vert, dès 2017, au projet Gronda di Ponente, cette bretelle que les Génois appelaient de leurs voeux depuis longtemps et qui devait, en contournant le pont, alléger le trafic qui a fini par le faire céder.

Et il y a un parti qui, à l’inverse, a manqué à tous ses de­voirs ; il y a un mouvement politique qui, comme Erdogan pérorant, au plus fort de la crise financière turque, qu’il était «contre les taux d’intérêt», proclame, lui, depuis toujours, qu’il est «contre les grands travaux» car ceux-ci ne servi­raient qu’à «détruire l’environnement» et à «remplir les poches des corrompus» ; il y a un mouvement et un seul qui s’est donc opposé, jusqu’à la toute dernière minute, à la per­cée de la déviation autoroutière dont on sait, aujourd’hui, qu’elle était la seule alternative au viaduc – ce mouvement, c’est celui qui, depuis le drame, crie le plus fort ; c’est celui qui, alors qu’on ne connaissait encore ni tous les noms ni tous les visages des victimes, voulait d’urgence un coupable ; c’est le Mouvement 5-étoiles…

Internet, qui n’a pas que des défauts, a gardé la mémoire de ce meeting de 2014, à Rome, où le fondateur du mouve­ment, Beppe Grillo, vitupérait les partisans de la Gronda : «il faut arrêter ces gens, avec l’armée italienne».

Il a conservé les traces de la venue à Gênes, en pleine cam­pagne électorale, du patron du mouvement, Luigi Di Maio, promettant qu’il en finirait, une fois au pouvoir, avec cette inutile Gronda qu’a, le 2 août, devant le Parlement, discrète­ment enterrée, en effet, son ministre des Infrastructures.

Et, si les grillistes ont effacé de leur site un texte qui, rétrospectivement, glace les sangs et qui, au moment où les citoyens de Gênes commençaient de voir venir la catastrophe, fustigeait «la petite fable de l’effondrement du pont Morandi», La Repubblica a eu la bonne idée de le republier.

Puisse l’Italie s’en souvenir au-delà du temps qu’il lui faudra pour pleurer ses morts.

Puissions-nous, tous, prendre la mesure des égarements possiblement criminels auxquels conduit, parfois, la déma­gogie populiste.