En vacances en Saxe avec son ami Max Brod, Franz Kafka se rend, seul, en juillet 1912 au sanatorium naturiste du Jungborn, dans les montagnes du Harz, où il passe une vingtaine de jours. On connaît sa passion diététique et végétarienne : le Dr. K. « prend les bains », il en a le goût, même s’il n’en évite pas aisément les tourments[1]. Son Journal[2] de voyage nous le montre toutefois moins attaché à assouvir sa mania – encore qu’il assiste à des conférences, lit des brochures et écoute, un peu circonspect, les conseils du médecin qui lui interdit les fruits – qu’à noter toutes sortes de détails pittoresques ou extravagants. Se compose alors, au fil des notes et observations cliniques du Journal, une description entomologique et loufoque d’un tout petit monde, le monde très germanique des fous d’hygiène et de plein air. Découpé et clos sur soi par la vertu de la plume-loupe de Kafka, un microcosme cocasse, ridicule, fellinien, se met en place à la façon d’un théâtre de l’absurde naturopathe. L’humour si souvent, et parfois très exagérément, souligné de l’auteur du Procès éclate ici avec une force incontestable.

On croise au Jungborn, comme sur une scène, des personnages en quête d’on ne sait quoi, d’on ne sait qui. Tous semblent livrés à eux-mêmes et à une nature à laquelle ils s’abandonnent gymniquement. L’observateur de passage, un peu inquiet, les ramasse en une série de « sketches », au double sens de croquis nerveux et de saynètes brèves : un curieux « monsieur tacheté comme un léopard », deux beaux Suédois qui ne laissent pas Franz le célibataire tout à fait indifférent, « la petite Susanne von Puttkammer, neuf ans, en petite culotte rose », des pétomanes, un vieil homme qui « joue à chat avec une petite fille », « des footballeurs au loin », et la liste s’allonge au fil des pages jusqu’à cette recommandation saugrenue entendue dans une conférence : « on peut faire pousser les parties sexuelles par un exercice déterminé ».

Deux traits solidaires guident les descriptions du Journal. D’abord une diffuse et entêtante présence de sexualité, justement, indéterminée et répétée, vaguement menaçante. L’impression est renforcée, presque obsessivement, par les deux récits qui encadrent le séjour au Jungborn. À Weimar, quelques jours auparavant, Kafka n’a cessé de poursuivre de ses assiduités la jeune Grete, la fille du gardien de la maison de Goethe – et c’est presque l’essentiel de la narration rapportée de ce haut lieu de la culture et de la littérature classique allemandes. À la fête des tireurs, à Stapelburg, près du Jungborn, il distribue des sucreries à un groupe de petites filles qu’il accompagne sur les chevaux de bois, « une fillette sur mes genoux, ses amies autour de moi ».

L’autre trait qui surcharge le premier, c’est la question de la nudité : « de temps à autre, je suis pris d’une légère nausée en voyant […] tous ces gens complètement nus qui se meuvent lentement et passent entre les arbres. S’ils courent, cela n’arrange rien. À l’instant un homme nu que je ne connais pas du tout s’est arrêté à ma porte […]. Brusquement quelqu’un est là, on ne sait pas d’où il est venu. Je n’aime pas non plus les vieux messieurs qui sautent par-dessus les tas de foin ». Il faut préciser un point décisif. Kafka, au milieu de ces corps exhibés, est, lui, vêtu : « personne à part moi ne porte de caleçon de bain ». On ne sait pas ce que le corps peut et moins encore tout ce qu’il ne peut pas.

Kafka se place donc de lui-même, et sans le souhaiter vraiment, c’est le moins qu’on puisse dire, du point de vue de celui qui fait exception. Non pas pour se distinguer ou s’exclure. C’est le contraire : pour tenter de considérer les mondes par lui traversés depuis une situation inversée qui remettrait les choses et les gens à leur place ignorée. Le geste n’est ni violent ni volontaire, il est « naturel » à Kafka, c’est son « style », une intime distanciation. Il est notable que cette façon embarrassée de trouver sa place répète, à propos de la nudité, ce que l’œuvre nous dit sans cesse du sentiment de honte.

Improbable et diffus, ce sentiment, s’il nous assaille, et il nous assaille, c’est que nous en sommes responsables, si l’on peut dire, en tout cas nous n’y sommes pas pour rien, nous ne sommes pas quittes. L’inaccomplissement, l’attente, la non-venue, le différemment, nous y sommes toujours pour quelque chose. Dans plusieurs de ses lettres à Milena, Kafka souligne que la culpabilité est semblable à l’insomnie, qui serait comme son substrat opaque, sourdement au travail dans le corps de qui ne parvient pas à dormir. Leurs structures physiologiques sont les mêmes. C’est l’insomniaque qui est coupable, « le plus coupable des êtres »[3], et pas le sommeil, parfaitement innocent lui. De toutes façons, « c’est de sa faute ». Et si le courrier n’arrive pas, c’est la faute à Kafka. Il y faut un contre-mouvement, un gigantesque effort caïnique (« qu’ai-je à faire avec la poste ? ») pour tenter de secouer ce poids. Tout combat contre un autre, l’administration des postes par exemple ou l’entêtante veille nocturne ou encore l’impossible nudité intégrale, enveloppe un combat contre soi, par où le mécanique de l’affrontement des forces se transcende en intériorité spirituelle. Mais ce transcendement, cette transascendance, ne supprime nullement la matérialité de ce que je viens d’appeler le mécanique, soit la mécanique du corps, des corps aussi. Au contraire, le combat contre ce qui résiste, de soi, à même soi, manifeste quelque chose d’une matérialité brute, inéradicable, condition de possibilité, implacable préalable de toute vibration spirituelle. C’est en luttant contre soi-même et contre les autres comme soi-même qu’apparaît la transcendance, un envol. Jacob et l’Ange : Jacob ne fait pas l’ange, il ne le flatte pas ni n’essaie de le circonvenir, il le saisit à bras le corps quitte à se déboîter de lui-même, il tente de le vaincre coûte que coûte. Deux lutteurs toujours sont là, à s’empoigner.

Le récit du Jungborn se propose comme un regard – où l’endroit et l’envers s’entre-culbuteraient, comme le vif et le mort, comme l’animal et l’humain, comme le nu et le vêtu des corps. La nudité est une physiologie de la faute – vieille histoire édénique. Adorno expliquait l’œuvre kafkaïenne en son entier par une sorte de contre-plongée à l’envers, « l’enfer considéré du point de vue de la rédemption » disait-il. Tout le compte-rendu du séjour au Jungborn s’inscrit dans cette métamorphose où la perspective se renverse, cul par-dessus tête. La possibilité d’une narration s’ouvre ainsi, par l’inversion généralisée et sa remise sur pieds dans l’écriture. Voix est donnée au silence des nuits sans sommeil et des corps sans paroles, inattendue réparation thérapeutique – on se souvient que ses amis du Club des Jeunes de Prague surnommaient Kafka Klidas, « colosse de silence ». 

Adolf Just, le fondateur du Jungborn, que Kafka rencontre pendant son séjour et avec lequel il s’entretient (le Journal relate cette conversation), avait sous-titré son ouvrage de médecine douce et alternative « le paradis reconquis ». Au Jungborn, le paradis est grotesque et l’enfer est son double. La rédemption attendra sa remise à l’endroit. Le salut par le grand air prend de piteuses allures. Ses grimaces nues tordent le monde dans une convulsion désinvolte que personne n’aperçoit, sauf l’écrivain en caleçon de bain.


[1] W.G. Sebald, « Le Dr K. va prendre les bains à Riva » in Vertiges, Actes Sud, 2001, pp. 127 suiv.

[2] Franz Kafka, Journal, trad. M. Robert (1954), Grasset, 2008, pp. 653-665 (toutes les citations qui suivent se trouvent dans ces pages).

[3] Lettres à Milena, Gallimard, L’Imaginaire, Paris,1988, p. 17, p. 92.