La poésie expressionniste d’Else Lasker-Schüler, ressemble au chant des anges. Épileptique, mystique, lubrique, elle fait partie de la galaxie de l’expressionnisme allemand, où l’on côtoie les suicidés, Georg Trakl, Alfred Wolfenstein, les spectres, Georg Heym, Jakob van Hoddis, les revenants, Gottfried Benn, Wilhelm Klemm. Sous l’emprise de Guillaume II, toutes ces voix fragiles préfigurent la décadence d’une guerre générale. Dans cette cohorte de fous, Else Lasker-Schüler meurt à Jérusalem le 22 janvier 1945 et repose au cimetière juif du Mont des Oliviers, à l’Est de Jérusalem. Au XXIe siècle, la société savante Else Lasker-Schüler, à Wuppertal, berceau de la poétesse qui voit le jour le 11 février 1869, entretient la mémoire de cette artiste lyrique, chère aux yeux de Karl Kraus.

Son premier recueil « Styx » qui contient soixante-deux poèmes, paraît en 1902 aux éditons d’Axel Junker, à Berlin, dans l’Empire des Hohenzollern. Le plus court poème « Karma » comprend deux distiques, le plus long « L’ange déchu » quarante-deux vers. Pour ses mille cinquante exemplaires, l’icône de la bohème littéraire fait la réclame de sa poésie, en posant pour le photographe, devant les librairies berlinoises. Elle fait part de sa plaquette de poèmes à Henrik Ibsen, Gerhart Hauptmann, Richard Dehmel. Herwarth Walden met ses poèmes en musique, ce qui donne « Dix chansons sur la poésie d’Else Lasker-Schüler », pour une voix chantée et piano. En 1917, elle publie une version révisée de son recueil de poèmes « Styx » chez Weissen Bücher, à Leipzig.

La prophétesse puise son inspiration dans les traditions familiales juives, à travers l’Ancien Testament, des Psaumes au Livre de Job, jusqu’au personnage biblique de Sulamite. Dans le droit fil de l’expressionnisme, Else Lasker-Schüler se réfère aux traditions égyptiennes, orientales et tsiganes. Familière des poètes expressionnistes, elle est imprégnée de poésie contemporaine allemande : Friedrich Nietzsche, Richard Dehmel, Peter Hille.

Ce premier opus se place sous le signe des enfers. Sur la couverture marron, quatre lettres capitales « STYX » résonnent de tous leurs nerfs. Pour un Allemand, un American, un Français, elles forment un univers étrange, singulier, baroque. D’emblée, les lettres « ST » figurent dans la fin de l’alphabet. Les dernières lettres de l’alphabet « YX » ont l’air d’annoncer une fin du monde. Les eaux noires, lugubres, glacées du Styx séparent le monde des vivants et le royaume d’Hadès. Dans cette atmosphère glauque, la poétesse expressionniste développe tout un imaginaire qui se place sous une trinité des temps modernes : thanatos, éros, pathos. Le paysage mental et sentimental d’Else Lasker-Schüler est sans bornes, entre l’amour et la mort.

Dans ce fleuve d’enfer, cette jeune femme qui grandit à Wuppertal, dans le duché de Berg, en pleine Ruhr, rend hommage à sa famille, ses parents, ses sœurs, son frère, son fils qui transparaissent dans le poème liminaire « Chronica ». Dans ses poèmes courts rôdent la mort de son père banquier, Aaron Schüler, en 1897, de sa mère, Jeannette Schüler, en 1890, et surtout de son frère préféré, Paul, en 1882. Ces morts s’apparentent, pour Else Lasker-Schüler, aux dix plaies d’Égypte. La disparition de sa mère, le 27 juillet 1890, quand elle est âgée de vingt et un ans, constitue le point de rupture avec une vie normale. Dans le poème « Mère », elle chante son éloge funèbre :

Une étoile blanche chante un requiem
Dans la nuit de juillet
Il sonne comme un glas dans la nuit de juillet.
Et sur le toit la main des nuages,
La main caressant et humide de l’ombre
À la recherche de ma mère. 

Jusqu’à la fin de ses jours en Palestine, les fantômes de la mort hantent les nuits d’Else Lasker-Schüler. Elle s’ancre dans la chair de la morte-vivante qui, avant la Seconde Guerre mondiale, demeure l’unique rescapé de la fratrie. Cette enfance rhénane, avant la naissance de l’Empire allemand, le 18 janvier 1871, a une odeur de printemps, de fleurs, de feuilles. Loin de ce paradis perdu, par la poésie, le vers, la rime, elle tente de retisser la toile de ses souvenirs qui croupissent dans les ombres de la malédiction. À travers le poème « Nuit d’hiver » qu’elle sous-titre « Chant pour violoncelle », la poétesse aux cheveux noirs et raides s’enfonce dans l’épaisseur des ténèbres, comme un éternel hiver :

Le sommeil profondément par une nuit d’hiver engourdie
Comme gisant dans la nuit du tombeau,
Comme si j’étais morte à l’heure tardive de minuit
Et morte vivait déjà comme une étoile. 

Le 11 avril 1903, la femme infidèle rompt avec le docteur Jonathan Berthold Lasker, et épouse Georg Lewin, le 30 novembre 1903, que l’on connaît sous le nom de Herwarth Walden, le grand architecte de l’expressionnisme allemand. Dans la jungle de Satan, Else Lasker-Schüler a l’allure d’une chasseresse, une pécheresse, une diablesse qui a mauvaise réputation. De par les rues crépusculaires, elle semble toujours en quête d’un oiseau de passage. À travers le poème « Premier printemps », elle incarne l’amour facile : 

Elle portait en guise de ceinture un serpent
Et au chapeau des pommes du paradis,
Et mon désir farouche
Faisait encore rage dans son sang. 

Aux yeux de la poétesse au sang chaud, l’amour charnel devient un objet de culte. L’acte sexuel paraît un enchantement de parfum et de couleurs. Il constitue un basculement entre la perte de soi-même et la quête de l’autre. Dans le long poème « Orgie », elle fait l’éloge des plaisirs de la chair, sur un ton érotique :

Le soir embrassait secrètement
Les lauriers roses bourgeonnants.
Nous jouions et érigions le temple d’Apollon
Et débordant d’ardeur titubions
L’un dans l’autre.

Au-delà de quelques derniers spasmes, Else Lasker-Schüler exploite toute la palette de la souffrance, de la couleur la plus légère à la note la plus grave. Les titres de poème ne fleurent pas la joie de vivre : « Culpabilité », « Damnation », « Suicide ». L’angoisse, la douleur, le tourment sont l’essence de cette âme perdue, de l’Europe à la mer Méditerranée. Comme si elle marchait, telle une équilibriste expressionniste, au bord de l’abîme, la poétesse torturée s’enferme dans sa cage dorée. Au plus profond de la solitude, elle sombre dans un quatrain du poème « Chaos » :

Je ne me retrouve pas
Dans cet abandon mortel !
Je me sens ainsi : je gis hors de moi loin des mondes
Dans la nuit grise de l’angoisse première…

Dans cette noirceur du monde, la jeune femme à fleur de peau décèle, à travers la baie de lumière, quelques signes d’espérance. La naissance de son fils, Paul, comme le prénom de son frère, apparaît comme une source de bonheur, le 24 août 1899, à Berlin, mais le fils prodigue, peintre à ses heures, meurt de la tuberculose le 14 décembre 1927, dans la capitale allemande. Dans le Nouveau Testament, Saint Paul est, on le sait, l’Apôtre des gentils qui répand le christianisme, dans le bassin méditerranéen. Dans le poème « Mon enfant », elle exprime sa jubilation, face à sa merveille d’un monde déchu :

Mon enfant pousse sur le coup de minuit un cri perçant
Et s’éveille de son rêve si brûlant
Comme une fervente jeunesse. 

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