Elle avait beau lutter
Donner au corps
Toute sa force
De corporéité
Elle avait beau s’acharner
Tisser dans la chair
Des toiles physiques
Axiomes scellés
Elle avait beau renforcer
Bâtir la charpente
D’une structure humaine
Aussi solide qu’un rocher
Mais rien n’y faisait
Jour après jour
Un fragment d’elle
S’effaçait
Elle voyait son être
Petit à petit amputé
Disparaître au regard du monde
Elle devenait cette silhouette
De plus en plus floue
De plus en plus indiscernable
De plus en plus transparente
Une silhouette
À l’existence troublée
Qu’une petite brise
Aurait pu emporter
D’un coup d’un seul
Loin de la terre
Elle se mettait à hurler
Pour retenir les bouts de soi
À la dérive projetés
Comme si un rugissement
Pouvait briser le sort
Qui l’anéantissait
Mais plus aucun son
De l’air en elle vibré
Ne sortait
Plus aucune fréquence
Ne pénétrait l’espace humain
Qu’elle avait jadis habité
À la disparition
Elle était par la dislocation
Vouée
Il y a dans l’histoire de l’humanité des événements tragiques qui, par effet d’écho, de réverbération et de radiation, font basculer le sort entier d’une population. Du jour au lendemain, un groupe humain peut se retrouver consacré ou mis au banc des accusés, conspué, jusqu’à être physiquement et/ou symboliquement assassiné. La mort physique peut être précédée d’une longue période de sévices et d’agonie ; mais lorsqu’elle surgit, elle est irrémédiable. La mort symbolique, elle, s’applique à un être vivant, de chair et de sang, qui se voit banni, excommunié d’un groupe humain, souvent sans aucune possibilité de réintégrer la communauté humaine. Il continue à vivre physiologiquement, mais pour la population qui l’environne il est devenu le paria, le bouc émissaire. Il vit désormais à travers ce regard dardé sur lui, qui le condamne à l’isolement et à sa propre survie dans un monde désormais hostile. Il est dévisagé, désenvisagé, et dans l’extrême nécessité de se sauver lui-même face à l’exclusion sans appel dont il est la victime. Ces processus de mort symbolique peuvent mettre du temps, voire des générations, à s’installer. Mais parfois, le feu ayant été bien nourri, il suffit d’une étincelle pour que tout s’embrase et que le monde change soudain de repères. Ces basculements sont-ils prévisibles ? Le plus souvent, oui, lorsque l’on analyse les signes avant-coureurs et que l’on a le courage d’observer les transformations du monde autour de nous. Mais leur magnitude, elle, ne l’est pas.
C’est un tel basculement qui a eu lieu au lendemain du 7 octobre 2023. Un pogrome à visée génocidaire venait d’être perpétré en Israël par le groupe islamiste du Hamas qui, de manière concomitante, commençait à lancer des salves de roquettes sur l’État hébreu. Le lendemain de crimes barbares aux relents exterminateurs, documentés en direct et partagés à travers le monde par les bourreaux eux-mêmes et par une part de la population civile gazaouie venue prêter main-forte aux terroristes. Le lendemain du basculement dans l’ère de la terreur, où plus aucune limite n’avait cours dans l’horreur, le monde a chaviré. Non pas pour condamner la tragédie qui venait d’être sauvagement perpétrée mais, très largement, pour la justifier et en faire un acte de résistance légitime. À peine les crimes avaient-ils été commis qu’ils étaient, dans les médias et la presse, amenuisés, voire niés, puis renversés afin d’en faire le symbole d’un mouvement libérateur de la cause palestinienne. Après la Shoah, le négationnisme a mis plusieurs décennies à s’exprimer au grand jour et il n’a jamais été la voix majoritaire. Mais le négationnisme qui a suivi les massacres du 7 octobre 2023 a été quasiment immédiat et s’est répandu comme une traînée de poudre à l’échelle planétaire.
Ce négationnisme a mené à une explosion globale de l’antisémitisme et à l’exclusion progressive des Juifs de la communauté humaine, exclusion qui a actuellement cours. Parfois, ce bannissement cache son nom et s’insinue de manière ténue dans l’espace commun jusqu’à atteindre symboliquement sa cible. Il dit ne pas être mu par une visée « antisémite » mais, dans les faits, c’est ce qu’il véhicule et répand. Alors qu’Israël et le peuple juif ont été touchés en plein cœur, ils se sont soudain retrouvés assignés au rôle de bourreaux devant justifier les actes dont ils étaient eux-mêmes les victimes – un effacement pervers de l’Histoire et une inversion des rôles légitimés jusque par les instances internationales et les ONG. Des voix juives se sont courageusement élevées pour rétablir les faits et dénoncer ce mouvement de condamnation globale, à peine explicable après tant d’horreurs. Mais une majorité de Juifs à travers le monde, face à ces violences à leur égard, qui s’exprimaient sous de multiples formes, face à ces prises à partie et à ces condamnations sans appel, ont commencé à se murer dans le silence, à éviter leur entourage professionnel, à cesser de fréquenter certains amis et à se tenir à l’écart des espaces publics. Petit à petit, cet ostracisme s’est transformé en ghettoïsation forcée. Il est difficile de comprendre ces processus d’exclusion et de bannissement lorsqu’on ne les a pas vécus. Cependant, ils touchent directement au genre humain, aux conditions d’existence d’un groupe humain, et concernent donc tout un chacun.
Le texte qui suit est un témoignage dans le témoignage, qui décrit de l’intérieur les effets de l’antisémitisme sur l’être exclu, ramené à sa seule condition juive et éloigné de la communauté humaine. Les mécanismes mis en œuvre pour assurer la survie y sont décrits, ainsi que les efforts déployés pour ne pas incarner ce statut assigné d’ostracisé, afin de tenter de reconquérir sa légitimité à siéger au sein de la communauté des mortels.
Et soudain l’horreur du 7 octobre
J’étais à Montréal ce jour-là et nous fêtions Shemini Atzeret, qui se prolongeait par Sim’hat Torah. J’étais à la synagogue de Shaar HaShamayim. Le chœur vêtu de blanc commençait à chanter la prière de la pluie, invoquant les cieux consacrés, gorgés de la vie liquide qui devait venir nous inonder. Dans cet instant de grâce, nous étions collectivement enveloppés dans une étoffe soyeuse marquant la fin de Soukkot et le passage vers Sim’hat Torah, la fête où la joie atteint son acmé dans les chants et les danses. À Sim’hat Torah, en effet, de grands cercles de femmes et d’hommes tournent en dansant et en chantant – ces tours s’appellent des « hakafot » – autour des rouleaux sacrés de la Torah qui sont portés dans les bras telle une mariée. La prière de la pluie mène à la culmination d’une année liturgique, jusqu’au recommencement de la lecture du texte biblique : consacrer la vie pour revenir à l’origine de la création.
Mais la grâce est soudain traversée par des murmures qui parcourent l’assemblée, premières secousses dont on ne comprend pas bien les raisons, avant le séisme qui va nous submerger. La prière achevée, le rabbin prononce gravement un court discours dans lequel il nous dit qu’Israël a été touché. Depuis la création de l’État Juif, les guerres se succèdent et les menaces sont omniprésentes, quotidiennes. Les Israéliens vivent avec et traversent la peur – car sinon, comment exister ? Les menaces d’éradication prononcées par l’Iran et ses alliés sont devenues des litanies qu’il faut défier en vivant avec la plus grande intensité. Chaque nouvelle aube est une victoire sur la fatalité. Alors ce jour-là, nous sommes ébranlés, comme à chaque fois que notre peuple est touché. Mais nous pensons, nous voulons penser qu’il s’agit d’une attaque ponctuelle et que l’armée sera capable d’endiguer rapidement la situation. Elle l’a toujours été et nous avons toute confiance en elle. La catastrophe ne nous traverse pas un seul instant l’esprit. Nos portables sont éteints, nos êtres consacrés à l’office et nous sommes à l’autre bout du monde, sans capacité immédiate d’agir.
Il est fort probable qu’en cet instant, des parents et des grands-parents présents dans l’assemblée sont sortis pour contacter leurs enfants vivant en Israël et qui, pour certains, avaient même peut-être déjà revêtu leurs uniformes de Tsahal, dit au revoir à leurs familles et étaient en route pour le sud du pays où ils allaient retrouver leurs unités. Mais tout cela, nous étions encore loin de nous le figurer et, la confiance chevillée au corps, nous avons continué. Au cours de cette journée marquée par la pluie, durant le repas collectif de midi jusqu’au soir, lors des premières hakafot, les rumeurs, les bruits, les nouvelles rapportées se sont transformées en témoignages directs : la frontière d’Israël avec la bande de Gaza avait été pulvérisée par le Hamas, des kibboutzim attaqués, tous les réservistes étaient appelés. Toujours impossible, cependant, de se figurer l’ampleur du drame. Impossible de se le représenter, de l’imaginer. Impossible que les frontières d’Israël aient pu être franchies et son territoire profané. Et nous si loin, à sept heures de recul dans le temps, une Torah dans les bras, poursuivant cette nécessité de la réjouissance à l’aune d’un effondrement que nous pressentions proche. Dans la nuit et jusqu’au lendemain, étirer la fête au maximum, soutenir les femmes lors de leur lecture de la Torah et écouter, juste à côté, cette mère de famille témoigner du récit de ses cousins qui ont survécu – survécu à quoi, exactement ? Le récit, à peine croyable, d’insupportables violences. Mitraillés, violés, brûlés, incendiés, torturés, enlevés, décapités… Et les jeunes filles continuent à lire la Torah dans le hall de l’immense synagogue où le sol commence à se dérober. La jeune femme rabbin tout juste nommée orchestre la lecture. Sait-elle déjà que son arrivée est synonyme d’ouragan dans un monde juif canadien qui de la haine se croyait protégé ? Soudain, tout s’accélère. Le rabbin nous annonce qu’Israël est en guerre. À ce moment-là, les larmes jaillissent et le cœur se fend. Quelque chose de très profond, d’encore incompréhensible, a été touché en moi, en nous. Une partie de mon peuple a été assassinée, et je suis l’extension de ce corps amputé d’une part de lui-même. Derrière moi, une femme d’âge mûr me met la main sur l’épaule et me murmure une suite d’exactions terrifiantes perpétrées par le Hamas sur notre peuple. Je manque de m’effondrer, elle me retient.
La sidération
En cet instant, comment agir ? Sortir au plus vite de la synagogue, ouvrir mon téléphone, découvrir le désastre et y survivre, ou peut-être pas ? Sortir au plus vite de la synagogue, récupérer un passeport, quelques affaires, puis m’envoler directement pour l’autre côté du monde afin de prêter main-forte ? Que faire ? Je suis restée et j’ai tenté de prier, de me calmer, de me convaincre que malgré le drame, la situation serait bientôt sous contrôle.
Nous avons chanté « HaTikvah », « L’espoir », l’hymne israélien, car l’heure était grave et notre solidarité entière. À la fin du jour, une courte trêve dans l’orage et, soudain, un arc-en-ciel qui s’arc-boute dans l’espace au-dessus des immeubles de Westmount. Nous voulons croire à ce présage miraculeux. La suite est une accélération du cours de l’Histoire et un basculement sans appel dans une époque terrifiante que n’aurions jamais osé imaginer.
La fête est finie et je sors au plus vite retrouver mon ami chez nous. Je m’en veux de ne pas l’avoir appelé plus tôt, lui qui ne se rend pas à la synagogue. En arrivant, je le trouve la mine terrassée, tel un enfant qui s’est vidé de toutes ses larmes et n’arrive plus à s’endormir. Il a tout vu, toutes les vidéos que les bourreaux du Hamas ont postées en direct. Il sait et, en me regardant droit dans les yeux, il me dit : « Plus rien ne sera plus jamais comme avant. » Il me demande de ne pas regarder ces images parce qu’elles sont insoutenables. Il regrette d’avoir été le témoin de cette barbarie, voyeur impuissant des pogromes perpétrés sur notre peuple. Il ne le sait pas encore, mais ses nuits à venir seront de plus en plus difficiles, et jamais cette violence barbare ne s’effacera de sa mémoire. Il est marqué, il est traumatisé, et il va désormais devoir vivre avec cette déchirure dans la poitrine. Il se demande s’il doit partir et rejoindre son unité militaire en Israël ; il n’a pas été appelé mais se doit de servir notre peuple. Sera-t-il utile là-bas ? Il l’espère mais n’arrive pas encore à prendre sa décision. Tous les vols vers Israël en partance du Canada ont été annulés. Tous les vols vers Israël à travers le monde ont été annulés. Il reste un vol par jour depuis New York. Un couple d’amis venus comme nous faire leurs études à Montréal est déjà à l’aéroport JFK et tente d’embarquer en montrant un acte de conscription.
« Jusqu’à ce jour, je ne me sentais pas pleinement israélienne »
Nous n’avons plus faim, nous n’avons plus soif, nous n’avons qu’une seule idée en tête : aider les nôtres et tenter de comprendre la réalité là-bas. Nous envoyons des messages, et passons des coups de fil à nos amis et à notre famille en Israël, qui eux-mêmes tentent de comprendre la déflagration en cours. Ils doivent rester dans leurs abris car les roquettes pleuvent et les bourreaux sont encore dans les parages. Mon ami est israélien de naissance, moi je le suis devenue en immigrant. Jusqu’à ce jour, je ne me sentais pas pleinement israélienne. Là-bas, j’étais toujours l’immigrante tentant de conquérir l’idiome hébraïque et de survivre dans un pays terriblement attachant mais difficile. Le 7 octobre a révélé en moi un amour sans faille pour Israël et le peuple juif. Je suis devenue israélienne, née à cette part de moi-même ; et une force de combat rugissante, vibrante, a surgi en moi, avec la nécessité chevillée au corps d’aider mon peuple à survivre. Je ne savais pas encore que je devrais aussi faire face à ma propre survie en Diaspora.
Les trois jours suivants ont été marqués par des commémorations au sein de la communauté juive de Montréal. Je me souviens que nous nous sommes rendus à la fédération. La rue était bloquée par la police et nous faisions la queue afin de passer un double contrôle de sécurité. L’atmosphère était tendue et nous étions nombreux, si nombreux. À peine débarqués d’Israël, nous découvrions une grande partie de la communauté juive montréalaise. À quelques mètres de nous, un homme agitait un drapeau iranien et nous criait son soutien. Lors de chaque manifestation et commémoration à venir, il y aurait toujours une Iranienne ou un Iranien venant nous apporter son soutien. C’est peu et beaucoup à la fois, car c’est un acte courageux dans ce que nous devions découvrir être un néant de solidarité.
Tant mieux que nous soyons nombreux mais, d’un autre côté, cela témoigne aussi de l’ampleur de la tragédie en cours. Une fois entrés dans l’enceinte du bâtiment, étant donné l’affluence, nous devons nous répartir dans plusieurs salles où les interventions seront retransmises sur des écrans. Les représentants et rabbins des différentes communautés juives de Montréal se succèdent et ajoutent des éléments d’information sur la catastrophe. Des citoyens israéliens ont été enlevés par le Hamas et pris en otage à Gaza, le nombre de morts du 7 octobre ne cesse d’augmenter, et l’intégralité de l’armée et des réservistes est mobilisée. Certains témoignent d’exactions qui leur ont été racontées, d’autres nous enjoignent à faire preuve de courage et de solidarité car nous entrons dans un moment crucial et difficile de notre histoire au sein de l’Histoire de l’humanité. Les témoignages sont de plus en plus insoutenables, pourtant je n’entends aucun son ni reniflement dans la salle. Comment font-ils pour contenir cela, pour se contenir ? Tout d’un coup, j’explose. Un gémissement inattendu sort de moi et je me mets à pleurer sans discontinuer. Mon ami me prend la main. Je dois me reprendre, me tenir, faire face. Mais je ne peux pas, je ne peux plus. Le sommet de l’horreur a été atteint. Ce sont des scènes génocidaires qui nous sont relatées. Aucun être humain ne peut soutenir de telles choses. Les larmes continuent à couler et il en sera ainsi pendant des mois et des mois. Le sol se creuse, s’amenuise, se fragmente jusqu’à totalement se dérober. Survivrons-nous ? Que va-t-il nous arriver ?
Le silence de l’entourage
Dans les jours qui suivent, notre entourage non juif, dans sa grande majorité, ne réagit pas. Pas un mot, pas une pensée. Nous ne le relevons pas immédiatement car nous sommes trop occupés à survivre et à organiser l’aide à distance vers Israël. Mais ce silence marque une première rupture ontologique entre l’être juif et la communauté humaine. Quelques jours plus tôt, un séisme avait violemment touché le Maroc. Je m’étais immédiatement mobilisée, ainsi que mes amis israéliens, afin d’apporter toute l’aide possible à nos amis marocains, notamment dans les villages de l’Atlas. Depuis le 7 octobre, je n’ai plus de leurs nouvelles. Il en va de même pour une grande majorité des amis artistes et des collègues universitaires à travers le monde.
Je parle du 7 octobre et des jours qui lui ont succédé. Israël n’avait pas encore organisé sa légitime riposte militaire, Tsahal n’avait pas pénétré dans la bande de Gaza et les missiles lancés par le Hamas pleuvaient quotidiennement sur tout Israël. On découvrait que des femmes, des enfants et des personnes âgées avaient été pris en otage par le groupe islamiste. On découvrait les exactions, les viols, les meurtres de masse. Et le monde, y compris mon entourage, était silencieux. les droits de l’homme étaient soudainement suspendus car des Juifs avaient été assassinés. Les droits des femmes n’avaient plus cours car elles étaient israéliennes. Pas un mot, pas un seul mot pour condamner la barbarie du Hamas et l’effusion de joie collective dans le monde arabo-musulman. Pas un mot pour réaffirmer l’intégrité de la vie humaine qui se doit d’être au-dessus de toute violence. Pas un mot pour dire non à la bestialité sanguinaire et réaffirmer un combat universel face à la barbarie. Pourtant, ce mot, je l’attendais, je l’attends, nous l’attendons toujours. Pourrons-nous un jour pardonner à celles et ceux qui hier étaient nos amis, et qui, par ce silence, se sont rendus complices ?
Beaucoup ont brisé ce silence dans les semaines qui ont suivi, lorsque l’armée israélienne a pénétré dans Gaza et commencé son offensive terrestre contre le Hamas. Ils se sont alors exprimés pour condamner Tsahal et l’ensemble d’Israël, coupables à leurs yeux d’un « génocide » en cours à Gaza. Ils ont effacé d’un revers de manche les pogromes génocidaires du 7 octobre et se sont appuyés sur la brillante propagande d’un Hamas considéré comme l’armée de libération décoloniale par excellence. Ils ne se sont pas appesantis sur la population gazaouie démunie, utilisée comme bouclier humain par ses dirigeants qui lui interdisaient de fuir avant une frappe israélienne – les dirigeants du Hamas et leur armée se protégeant eux-mêmes, à plusieurs dizaines de mètres sous terre, dans les tentacules de 800 kilomètres de tunnels ayant coûté des milliards à l’UNRWA et aux instances internationales. Par un sombre renversement de l’Histoire, nous toutes et tous, Juifs, sommes devenus les bourreaux. Et l’antisémitisme s’est répandu comme une épidémie en à peine quelques jours.
Une épidémie d’antisémitisme
Je me souviens que nous avons soudain arrêté de parler hébreu dans les transports, les lieux publics et jusque dans la rue, sous l’effet d’une sensation de menace ambiante que nous ne voulions pas attiser. Et depuis, nous veillons à laisser le moins possible la langue juive filtrer au dehors. Il ne s’agit pas d’une paranoïa, mais d’une réaction instinctive de survie de la part d’êtres humains devenus, en quelques jours, les boucs émissaires de toute une société.
Nous entendions des bribes de conversation à droite et à gauche dans la ville, où Israël était condamné et le Hamas porté aux nues. Nous entendions le mot « génocide » revenir encore et encore, dès les premiers jours de l’offensive israélienne, alors que l’armée israélienne tentait par tous les moyens d’épargner au maximum la population gazaouie – population rempart pour les terroristes du Hamas cachés dans les tunnels ainsi que dans les hôpitaux de Gaza –, en la prévenant en amont et en l’incitant à quitter les lieux avant les frappes ciblées.
Je me souviens du silence de mes voisins, dont certains sont juifs. Comme s’ils savaient déjà qu’il valait mieux ne pas s’exprimer car ils risquaient de compromettre leur carrière en s’exposant à un possible boycott futur. Je me souviens de la solitude abyssale dans laquelle j’étais en allumant une bougie du souvenir et en la plaçant sur le rebord de la fenêtre. Tout d’un coup, alors que je résidais dans un quartier historiquement juif, le Mile End, à quelques encablures du quartier hassidique d’Outremont, et que j’habitais dans une ancienne usine textile qui avait très certainement appartenu à des Juifs parlant yiddish, alors que toutes ces couches d’histoire et de réel se superposaient, j’avais soudain peur en allumant cette bougie qui pouvait être vue de l’extérieur. Peur qu’on arrache la mezouza que je n’avais pas encore apposée sur le linteau de la porte et que je ne placerai donc jamais au-dehors. Peur que l’on tague ma porte d’une croix gammée, comme cela commençait à être le cas à travers le monde. Peur que l’on incendie le loft du rez-de-chaussée où je vivais et où aucune fenêtre n’aurait pu me permettre de m’échapper.
Je me souviens du silence d’une voisine-amie mariée à un artiste et vivant deux étages plus haut. Je me souviens de son post sur Facebook, dans lequel elle utilisait une photo d’explosion atomique, en affirmant que c’était ce qui était en train d’être perpétré par l’armée israélienne à Gaza, autrement dit : un nettoyage ethnique. J’ai encore clairement cette image en tête, et le souvenir de ma peine mêlée à de la rage. Je n’arrivais pas à croire qu’une femme docteure, chercheuse, artiste, et de surcroît mariée à un artiste juif, puisse embrasser de telles fake news et les propager autour d’elle, utilisant clairement les sources dévoyées du groupe terroriste du Hamas relayées par les médias. Pourtant ce n’était que le début d’une chute des intellectuels et artistes de gauche que j’avais fréquentés jusqu’ici, leur chute dans un antisémitisme virulent qui ne se cachait plus sous le paravent de l’antisionisme. Bien entendu, le silence de cette voisine et cette image ont marqué la rupture de toute relation. Et cela allait être le début de nombreuses ruptures à venir.
Les campus
Je me souviens du campus de l’Université de Concordia où j’étais venue commencer mon doctorat. Je me souviens de l’avant 7 octobre : un campus nettement marqué à gauche, très métissé, et faisant la part belle aux arts et à l’expérimentation. Je me souviens avoir été si heureuse de disposer enfin de locaux et de moyens pour mener mes recherches-créations et échanger avec des artistes-chercheurs du monde entier. Les sujets qui dominaient dans les cours que je suivais et sur le campus en général étaient centrés autour des questions du genre, de la lutte afroféministe, de la justice, de la réparation pour les peuples autochtones du Canada, de la solidarité avec les élèves en situation précaire… et de l’accueil d’étudiants nord-coréens ayant pu s’échapper et désormais réfugiés politiques à Montréal.
J’étais heureuse de retrouver des valeurs universalistes et humanistes. Je croyais que nous étions encore dans une bulle québécoise préservée du pire et luttant sans aveuglement pour ses valeurs, même si je savais que l’Université de Concordia avait un lourd passif antisémite. Grande naïveté ! Comme je me trompais ! Très vite, dans la semaine qui a suivi le 7 octobre, un malaise s’est installé sur le campus – et pour cause : des manifestations presque quotidiennes, menées par un groupe plus ou moins grand d’étudiants masqués et de personnes extérieures venues grossir leurs rangs, en grande majorité parés d’un keffieh palestinien, ont débuté dans le hall principal du campus. On y entendait « Stop genocide » et le tristement célèbre « From the river to the sea, Palestine will be free », ce slogan qui est un pur et simple appel à l’éradication physique d’Israël, et à la purification ethnique de sa population juive. Il signifie clairement, et ne s’en cache pas, la destruction de l’État juif et son remplacement par un État palestinien souverain, du Jourdain jusqu’à la mer Méditerranée. Ce slogan a commencé à être scandé dans une large majorité des campus nord-américains, sans que cela fasse l’objet d’une condamnation immédiate de la part des dirigeants de ces institutions, alors que, loin d’être un slogan libérateur humaniste et fédérateur dans la polarisation actuelle du monde, c’est une incitation à la violence.
Ce slogan a commencé à essaimer sous forme d’affiches et de graffitis, dans mon université mais aussi dans toutes les autres à Montréal. Il a envahi les rues, la devanture de commerces, de cafés, de salles de concert et de spectacle. Avec « Free Gaza », il est devenu un emblème de la lutte décoloniale. Autant de slogans qui, sous couvert d’être aux côtés des Palestiniens, utilisent ces mots et ces idéologies pour donner tout bonnement libre cours à la haine des Juifs et d’Israël.
On ne peut me donner de leçons quant à l’engagement aux côtés des minorités et des sans-voix, puisque depuis mon enfance je milite aux côtés des groupes les plus précarisés. Je sais reconnaître une cause juste, honnête, mue par une éthique et des valeurs humanistes incarnées. Et je sais reconnaître les Tartuffes, jamais croisés dans aucune manifestation auparavant et qui se saisissent du paravent de la cause en vogue pour déverser leur haine, et ce, bien entendu en masquant leur identité, avec une absence crasse de courage.
À Concordia, les manifestations sont devenues de plus en plus violentes, jusqu’à ce que certains étudiants juifs soient inquiétés, accusés et même publiquement molestés, jusqu’à ce qu’on entende crier « Mort aux Juifs », « Final solution », « Retournez en Pologne » (afin que le travail puisse être parachevé), et que le geste du salut hitlérien soit réhabilité. Un immense keffieh était érigé en étendard dans le grand café associatif du bâtiment principal.
Je me souviens de mes collègues de doctorat m’adressant de moins en moins la parole, jusqu’à m’éviter. Je me souviens d’un professeur juif m’appelant un matin et me recommandant de ne pas aller ce jour-là sur le campus car la manifestation propalestinienne en cours risquait d’être extrêmement violente. Je me souviens de l’appel collectif des universités pour la libération de Gaza le jour anniversaire de la Nuit de Cristal, avec pour affiche une vitre brisée par un impact de pierre, réminiscence de l’Intifada. Je me souviens des appels répétés au boycott contre le seul groupe étudiant israélien de l’université et de son courage à riposter. Je me souviens des pleurs de jeunes étudiants juifs en première et en deuxième année qui s’étaient fait insulter et traiter de « génocidaires » par leurs condisciples. Je me souviens que même des professeurs avaient pris clairement parti contre Israël, en plein cours, mettant en danger et stigmatisant les élèves juifs et a fortioriisraéliens présents dans leurs cours. Je me souviens d’une semaine noire où chaque jour une synagogue ou une école juive de la ville faisait l’objet d’une tentative d’attaque ouvertement terroriste.
« Interdit aux Juifs » ?
Comment, dans ce contexte, continuer à mener sa vie sans peur ? Comment pouvez-vous poursuivre votre existence alors que vos amis et des membres de votre famille ont été victimes le 7 octobre et sont peut-être encore otages ou ont été appelés au front, et qu’en même temps vous subissez de telles pressions en Diaspora ? C’est pourtant ce que nous avons tenté de faire, et ce, malgré la perte de nos amis non juifs – sauf quelques rares courageux qui avaient préservé leur discernement. Nous avons continué à nous mobiliser pour demander la libération des otages, nous renforcer et apprendre à nous défendre verbalement face à des diatribes idéologiques, malgré la menace ambiante.
Je me souviens de la transformation du Mile End, mon quartier, où les commerces étaient placardés d’affiches « Free Palestine », « Stop genocide » et « From the river to the sea ». Y entrer et me taire ? Y entrer et leur expliquer le soubassement idéologique de ces slogans clairement violents, manipulateurs et antisémites ? Y entrer et risquer au mieux une longue discussion et au pire une dispute où je serai très certainement seule face à une masse bien constituée ? Leur expliquer à quel point ils se fourvoient et embrassent les slogans d’un groupe terroriste islamiste, le Hamas, qui soumet et sacrifie sa propre population ? En ai-je la force, alors que la peine et la peur creusent en moi leurs ramifications ? Passer le pas de la porte et me sentir en territoire ennemi, potentiellement inquiétée, potentiellement en danger ? Il ne s’agit pas de paranoïa, mais du fonctionnement d’un système d’ostracisme bien huilé qui agit sur la psyché. J’ai donc arrêté d’aller dans ces cafés et ces magasins. Mon espace vital a commencé à se réduire. J’aurais préféré qu’ils aient carrément le courage d’afficher sur leurs devantures un panneau avec écrit en toutes lettres : « Interdit aux Juifs ». Au moins cela aurait été plus clair, plus franc, que de se cacher derrière des slogans faussement libérateurs. Mais le courage leur manquait et leur manque toujours.
J’ai me suis donc mise à fréquenter assidûment le restaurant de houmous de la rue, monté par un Israélien et qui figurait déjà sur une liste de commerces juifs à boycotter à Montréal. Mes rendez-vous, je les donnais là-bas, et bien que l’endroit soit fréquenté par le tout-venant, je me disais que j’y étais quelque part protégée pour y parler en relative liberté de la situation et d’Israël avec des amis. Je pense même y avoir parlé hébreu sans m’y sentir inquiétée.
Les périlleux collages d’affiches des visages des otages israéliens
Je me souviens avoir organisé un des premiers collages d’affiches d’otages israéliens depuis chez moi. Je savais que mon quartier était l’un des plus sensibles pour ce genre d’opération puisque clairement marqué propalestinien. Mais il fallait justement que les visages de ces innocents torturés par la milice du Hamas dans les tunnels de Gaza puissent apparaître au grand jour. J’avais préparé la colle au bain-marie, ainsi qu’un tas d’affiches reçues des États-Unis. Un groupe de jeunes femmes en noir s’est présenté chez moi et nous nous sommes réparti les tâches. Un homme devait nous escorter car les risques étaient élevés. À une heure avancée de la soirée, nous avons donc commencé à coller méticuleusement nos affiches sur toute l’avenue Fairmount. L’une badigeonnait la colle, l’autre plaçait l’affiche, tandis que la troisième prenait une photo. Notre colle artisanale ne fonctionnant pas, je repassais énergiquement, et souvent sur la pointe des pieds (les affiches étant en hauteur), une couche de pulvérisateur collant, m’en mettant petit à petit sur tout le corps et sur mes lunettes. Des mois durant, j’ai porté ces marques de colle sur mon manteau, sans vouloir les effacer ; elles étaient mon secret de résistance dans une mer d’hostilité. Aux aguets, nous scrutions les regards réprobateurs, les individus qui commençaient à nous suivre, même de loin. Nous savions qu’il nous fallait être efficaces et aller très vite. Arrivées sur l’avenue du Parc nous étions désormais plus exposées et notre réserve de colle était quasiment épuisée. Nous avons décidé de revenir au quartier général avant de nous séparer. En remontant l’avenue Fairmount en sens inverse, nous avons avec désespoir découvert qu’une grande partie de nos treize affiches fraîchement collées venait d’être arrachée. Les visages d’otages étaient défigurés, partiels. Je me souviens du visage du petit Ariel Bibas, quatre ans, déchiré et réduit en lambeaux au sol. Je me souviens avoir voulu crier de toutes mes forces pour conjurer la violence de cette profanation du regard d’innocents capturés par des forces terroristes, des innocents qui pourraient être chacun de nous. Mais je devais rester silencieuse, me contenir, continuer à regarder droit devant moi à travers les taches sur mes lunettes. Ce coup de grâce, juste devant chez moi, a dispersé les troupes d’un coup et je me suis retrouvée seule avec le pinceau, le pot de colle, les dernières affiches, devant l’usine que j’aurais voulu rebaptiser « le temple du silence complice ».
Boycott universitaire
À ce moment de l’histoire, j’écris une lettre ouverte pour alerter sur la situation que nous vivons à Montréal, la montée de l’antisémitisme et sa violence. Elle paraît rapidement dans une revue française publiée à l’international. Je l’envoie dans un mail collectif à ma directrice de thèse, au comité et au directeur de mon département de philosophie et art. Je reçois une réponse immédiate, également dans un mail collectif, de la part de ma directrice. Elle me recommande de ne pas tomber dans la polarisation du conflit, de m’élever pour défendre les droits des Palestiniens. Son ton est sentencieux, moralisateur et tout sauf empathique – elle qui est une référence dans le monde de la philosophie pour penser le mineur et les voix minoritaires. Je suis effondrée par ses mots qui ne comprennent rien à ma peine et à la catastrophe qui touche les miens, et qui piétinent le deuil dans lequel je suis plongée, ses mots qui ne sont que la chambre d’écho d’un discours majoritaire qui, en quête de figures à blâmer dans ce monde, intronise sans appel Israël en bourreau colonial asservissant et détruisant sans humanité aucune le peuple palestinien. Que faire ? Lui répondre ? Risquer un conflit ouvert avec quelqu’un de brillant qui aura peut-être raison de ma propre rhétorique ? Risquer de perdre ma directrice de thèse et me mettre en difficulté pour la suite de mes études ? J’ai déjà si peu de forces pour fonctionner au quotidien. Je me tais, mais l’une des membres de mon comité, historienne, spécialiste de l’histoire orale des crimes de masse, juive et fille d’un rescapé de la Shoah, a le courage de lui répondre. Elle est outrée et ne mâche pas ses mots. Tout en prenant ma défense, sa colère et son indignation rendent justice, nous rendent justice.
Quelques jours plus tard, elle m’appelle pour me demander comment je vais. Je lui dis que je ne vais pas bien. Elle m’invite à venir discuter chez elle. Elle n’a encore jamais parlé de la Shoah à ses enfants, qui sont petits, mais elle sent qu’elle va devoir le faire, que l’heure est trop grave. Comment, lorsque l’on est soi-même directement lié au génocide, peut-on en parler ? Le trauma intergénérationnel sera transmis quoi qu’il arrive aux descendants, que l’histoire soit révélée ou non. Assises dans sa cuisine, je la remercie d’avoir pris ma défense. Elle me dit qu’il va certainement me falloir changer de direction de thèse. Nous pressentons toutes deux que le pire est à venir, et que je dois être soutenue et protégée autant que possible. Elle me propose de me diriger et m’affirme qu’elle sera là pour me soutenir. Elle n’a pas peur et j’admire sa force. Je la remercie et lui réponds que, pour l’instant, je ne souhaite pas mettre de l’huile sur le feu, la situation des Juifs à l’université étant déjà tellement tendue. Elle me dit que rien ne presse et me propose de me raccompagner. Dans sa voiture, en direction du théâtre La Chapelle où j’ai rendez-vous avec le directeur, elle me raconte l’histoire du théâtre yiddish ouvrier de Montréal et l’impact culturel des communautés juives immigrées sur la ville.
La suite lui donnera raison et, quelques mois plus tard elle deviendra ma principale directrice de thèse. Quant à ma première directrice, elle restera dans mon comité de thèse, car je veux croire que chacun peut regretter, comprendre ses actes et changer. Jusqu’au jour où, lors d’une réunion collective avec ma nouvelle directrice et mon comité, cette « ex-directrice », fustigeant mon étroitesse de pensée et ma non-compréhension de son œuvre, lance fièrement qu’elle est propalestinienne. Nous sommes toutes estomaquées, trois chercheuses juives face à elle. Que veut-elle exprimer ? Qu’elle est antisioniste ? C’est plus bienséant que de dire directement qu’elle est antisémite. C’est ce que nous entendons derrière cette sortie venue de nulle part et qui nous glace. Je ne la reprends pas mais je défends mon travail jusqu’au bout. Nous sommes sur Zoom, la réunion prend fin, l’ex-directrice et l’autre membre du comité prennent congé, et ma directrice me demande de rester. Elle me dit que, cette fois-ci, l’ex-directrice doit quitter mon comité, c’est une nécessité. Sinon je serai clairement sabotée. Elle a raison, je le sais. Faire preuve de courage pour les siens, c’est aussi faire preuve de courage pour soi au moment où notre intégrité est menacée. C’est ici le cas. J’aurais préféré qu’elle soit claire, honnête, et qu’elle partage directement son opinion sur Israël. Je savais que nous étions dans un combat pour notre survie, et ce, à l’échelle mondiale, car de nombreux professeurs et chercheurs juifs étaient victimes de boycott à travers le monde.
J’ai su ce jour-là que moi aussi j’étais touchée par l’épidémie, qu’il me fallait constituer une bulle autour de mon travail afin de le mener à bien, malgré la tempête, malgré les violences. Dans cet ouragan, j’ai alors décidé de transformer mon sujet de thèse et de travailler sur l’écriture sensible du 7 octobre et de ses échos. Nous devons, je dois, écrire cette Histoire pour qu’il en reste quelque chose, pour que la tragédie en cours dans les cœurs et les esprits chez les Juifs de Diaspora, souvent invisible au commun des mortels, puisse trouver une voix, et la force de continuer à vivre dans une solitude de plus en plus abyssale. Les combats sont quotidiens pour continuer à vivre, à survivre et à légitimer notre place dans un monde que beaucoup souhaiteraient nous voir quitter. Quinze mois après le 7 octobre 2023, j’ai la sensation d’avoir réussi à survivre à tant de choses, à commencer par la peine et la peur. Moi, la petite-fille de rescapés de la Shoah, j’ai le sentiment d’être à mon tour une rescapée, de revenir de loin, et parfois de très, très loin. En travaillant sur la question du témoignage et des témoins, dans la préparation de mon travail de thèse, j’ai éprouvé la nécessité de témoigner, en lien avec le 7 octobre et les changements profonds qu’il a opérés dans mon existence. Je me suis dit que je ne pourrais pas écrire de manière intime et sensible sur ce drame et ses échos, la guerre qui tragiquement se poursuit, les otages israéliens toujours détenus à Gaza et notre lutte quotidienne contre l’antisémitisme, si je ne m’octroyais pas cet espace d’inscription pour poser, déposer cette sensation de survivante, et construire une nouvelle existence à l’aune de ce qui a été traversé et en partie dépassé. J’ai demandé à ma directrice de thèse, qui a recueilli dans son existence des dizaines de témoignages de rescapés de crimes de masse, et notamment de rescapés de la Shoah, si elle était d’accord pour accueillir ma parole et recueillir mon témoignage. J’étais convaincue que c’était nécessaire, à la fois car j’ai été témoin d’un fragment de l’histoire contemporaine qui marque clairement un tournant dans l’ontologie de notre civilisation, et parce qu’il me fallait traduire, transmettre un encore intraduisible, et, par cette verbalisation-transmission, tenter de réparer un irréparable – en tout cas l’apaiser. C’était aussi pour moi comme un acte de résistance essentielle, celle de la vérité, de l’éthique et du courage, dans une ère où le fascisme et la post-vérité tiennent fermement les rênes de l’Histoire.