De Bernard-Henri Lévy, nous savions qu’il avait décidé de traverser son siècle les yeux grands ouverts. Nous ignorions cependant que ce fût si littéralement. Nuit Blanche énumère les champs de bataille qu’on lui connaît – Bosnie, Soudan, Burundi, Ukraine… – et en ajoute un, intime : la lutte contre l’insomnie.
Tout commence de manière quasi clinique. Les symptômes, les causes possibles. Dans sa chambre où dort A., l’auteur se tourne et se retourne, dans son lit et dans sa tête. Lacan, pour le psychique, Canguilhem, pour le biologique, sont convoqués à son chevet. Des fantômes passent, légers. Xavier de Maistre plus aventureux, il n’achève le tour de sa chambre que pour entreprendre celui du salon et de la bibliothèque. La nuit sera longue, en plus d’être blanche. Les écrits mineurs de Mallarmé, appelés en renfort pour assoupir, sont sans effet. C’est dire la gravité du problème.
Nous n’en sommes pas quittes avec cette introspection nocturne. Au contraire, quelque chose soudain se rebelle et s’emballe. Les visions et les souvenirs se bousculent. Voici Duras (Marguerite) et Ducasse (Isidore), voici Guattari et Mélenchon, Sartre et Camus, Bologne la Rouge et Mai 68, la Scala de Milan où l’amour est né, Positano où le sommeil est mort. Et voici Anatole, son Bardamu, dans Hôtel Europe, se révoltant contre le sommeil qui tient éloigné de l’essentiel (il y a aussi un Anatole chez Mallarmé, qui lui dressa un tombeau : cet Anatole dont le nom même veut dire, paradoxe, celui qui se lève, et qui est aussi le prénom d’un des petits-fils de l’auteur). L’inconscient dialogue avec la mémoire, des histoires affleurent, sans ordre, sans fioritures, avec le seul vrai style possible, qui est celui du vrai. La part d’autodérision, le jeté de l’écriture, les chemins de traverse et l’ironie rieuse : on croirait le journal de Solal écrit par les Valeureux.
Plus rien n’arrête cette circumnavigation domestique et psychique. Un chat fait irruption, appelé Little Siam, peut-être pour faire la nique à Duras la vietnamienne. Le chat se coince la tête, on se croirait dans Alice. La nuit tous les chats sont gris, mais Grisélidis Réal discute de la couleur noire dans un pas de deux avec Goethe, puis avec Annie Lebrun (nomen omen). Benny Levy danse avec Charles Péguy, les enfants et les petits-enfants entrent en piste comme un viatique, les deux Aron (Raymond et Jean-Paul) surgissent, et ils ne sont, eux, pas franchement siamois. Tout un pandémonium drolatique se déploie où l’ultra-gauche percute le wokisme sous l’œil ironique de Belmondo coiffé d’un Borsalino, pendant que rôde Ronsard, mort de ne pas dormir et que flotte le rire plein de sagesse de Sollers. Cette nuit de Walpurgis (Goethe, encore) pourrait se fracasser sur le mur des remèdes anti-insomnie. Mais leur catalogue est un chapitre en soi, façon Don Juan ou Docteur Miracle. Las, l’esprit s’embrume et se perd, le corps se refuse. Seule la voix du père (du Commandeur ?) entendue en songe éveillé apaise et recentre. La sarabande peut se clore. Elle s’est trouvé, au moins, une signification : ne pas vouloir dormir, c’est ne pas vouloir mourir, c’est vouloir, sans interruption, écrire. L’écriture comme fleur et fruit de l’insomnie, n’admettant comme seul vraie ressource que l’Ecriture, matrice et matière, seul miroir qui vaille, où les prophètes aussi veillent la nuit. Le livre de lui que d’abord l’auteur ne trouvait pas dans sa bibliothèque en forme de labyrinthe est peut-être alors celui-ci, Nuit Blanche. Non pas anecdotique, mais central, drôle mais tragique aussi (et respectant les trois unités !). Tragique, si j’ose dire, au bon sens du terme, car livrant une vérité d’homme.
D’un écrivain qui si souvent nous a ouvert les yeux, nous ne devrions pas regretter qu’il ne ferme pas les siens. Nous le déplorerons par humanité, non sans nous réjouir secrètement des livres qui en sont nés. Celui-ci ne fait pas exception, et la verve de ces variations intimes atteste du moins qu’il est un sommeil dont Lévy ne dormira jamais : le sommeil de brute.