Ce volume, publié sous la direction de Dan Arbib et Danielle Cohen-Levinas avec la collaboration précieuse de Nicolas Rault, restitue depuis les années 1950 l’énorme travail préparatoire qui allait aboutir à la publication de Totalité et Infini, autant qu’il retrace le parcours académique très émouvant dans lequel entre Levinas (1906-1995) à l’âge de 55 ans, puisqu’il soutint sa thèse de doctorat en 1961, l’année de publication du livre, non pas en France mais dans la prestigieuse maison hollandaise, Martinus Nijhoff publishers. 

Ce volume n’en est pas moins bouleversant de part en part, car assister à l’accouchement d’une œuvre capitale et pour la philosophie et pour sa propre destinée académique à un âge de pleine maturité, déjà bien avancé en termes de carrière universitaire, fait toucher du doigt l’urgence humaine qu’il y a dans ce récit d’une vie et d’une œuvre en train de prendre sa dimension la plus haute.

Les recherches sur le manuscrit prouvent que Levinas commença à travailler à sa thèse d’Etat dès le début des années 1950, avec sa première ébauche sur feuillets nommée « Travaux préparatoires àTotalité et Infini ». L’essentiel du volume est constitué de l’énorme dossier « Genèse et génétique des différentes versions de Totalité et Infini » (pp. 24 à 468), auquel appartient L’Être extérieur, identifié par Michaël Levinas comme étant des années 1954-1955. « Chaque visage est absolument particulier même s’il dit le même “Tu ne tueras pas”. » La Partie III s’intitule « Inédits sur Franz Rosenzweig (de 1949 à 1964) ». Elle dit, s’il était encore utile d’y insister, l’importance irrécusable de Rosenzweig et de L’Etoile de la rédemption dans la pensée de Levinas et d’abord sans doute dans l’écriture de Totalité et Infini. On y découvre les prémices de ses trois textes sur Rosenzweig, dont la préface à Système et révélation de Stéphane Mosès mais bien plus encore de l’essai « Entre deux mondes » (La voie de Franz Rosenzweig)[1].

Levinas s’attache autant à la nouveauté philosophique du penseur juif allemand, mort de la terrible maladie de Charcot en 1929, notamment sur la question de la fin de la totalité, qu’il s’affronte, à partir de lui, à l’ombre portée par la figure de Heidegger, en prenant en compte la question devenue radicale au lendemain de la Shoah, du dialogue philosophique entre la pensée de l’ontologie et celle de l’éthique, de l’Être et de l’Autre de l’Être, comme celle déchirante, du judaïsme avec le christianisme, qui prend toute sa puissance théologique au tournant des années 1950. Frôlement tragique de deux communautés humaines mues l’une et l’autre par un lien à deux transcendances si longtemps inconciliables.

Levinas écrit dans ses notes sur Rosenzweig : « Jusqu’à présent nous avons redécouvert les catégories religieuses comme constitutives de l’Être, mais nous nous trouvons sur un plan commun au judaïsme et au christianisme. » (p. 595)  

 Ce volume marque donc un événement non seulement pour les lévinassiens mais bien au-delà d’eux, pour nombre de philosophes ou d’historiens de la philosophie. Le dossier Rosenzweig est suivi par celui sur la soutenance de thèse (6 juin 1961), alors que les deux dernières parties concernent en V « L’édition de Totalité et Infini » et le dernier chapitre, qu’il est poignant de découvrir aujourd’hui, « Correspondance relative à Totalité et Infini ». C’est la partie la plus brève et aussi sans doute la plus touchante. Les quatre interlocuteurs retenus sont d’abord son vieil ami Jean Wahl, puis Vladimir Jankélévitch auquel beaucoup de choses le liaient. Dans l’une de ses lettres, Jankélévitch lui écrit avoir répondu à un vieux mathématicien qui ne comprenait pas la position extrême de Levinas sur l’ontologie. L’auteur du Je-ne-sais-quoi et du presque-rien cite sa réponse : « Je lui ai dit l’importance que j’attachais à vos idées, leur originalité, la place que vous occupez dans la pensée européenne, et pourquoi votre réaction contre l’ontologie inhumaine me paraissait salutaire » (lettre du 26 février 1962).

Vient ensuite Blanchot, avec une missive de trois lignes usant du « tu », qui était acquis entre les deux amis depuis les années 1930. Enfin, le plus jeune et non le moindre de ses amis et interlocuteurs de choix, Jacques Derrida. 

Les six pages du profond dialogue avec Derrida, daté des années 1964-1965, commence par l’envoi du tiré-à-part de « Violence et métaphysique » que Derrida publia dans L’écriture et la différence, courrier qu’il accompagna du manuscrit de la seconde partie de son étude. Contre toute attente, Levinas, qui a compris l’intelligence de l’approche de Derrida, en même temps que son admiration à son égard, lui répond : « Je dois vous dire ma grande admiration pour la puissance intellectuelle qui se déroule dans ces pages trop généreuses même quand elles sont ironiques et sévères. Merci de tout cœur pour les unes et pour les autres » (795).

Jean Wahl fut l’auteur du pré-rapport. Il marque d’emblée la spécificité du discours heideggérien dans le champ philosophique français et sans doute européen des années 1960. Lisons plutôt : « Jamais l’opposition à ce philosophe important qu’est Heidegger n’a été plus fortement marquée. “Philosophie du pouvoir, l’ontologie comme philosophie première qui ne met pas en question le Même est une philosophie de l’injustice” (Levinas). » (p. 704). Wahl comprend aussi la thèse philosophique de son ami comme une opposition à l’existentialisme. Gabriel Marcel fera la même remarque dans son rapport, regrettant pour sa part, que Levinas n’ait pas présenté davantage « une critique des conditions dans lesquelles il est légitime de penser la totalité » (p. 709). Ce faisant, il ouvre une comparaison avec la critique de l’idée de néant chez Bergson[2]. » Il qualifie aussi d’« insuffisante » la référence faite à Rosenzweig, critique que l’on peut partager, surtout à la lecture du dossier Rosenzweig, dont nous venons de parler.

Ricoeur, l’ami de longue date, se montre très élogieux dans sa lettre de présentation de la thèse au doyen. 

L’émotion se dégage dans les notes de la présentation rédigées par Levinas pour la grande occasion, Notes qu’il ouvre avec ces mots : « Ce n’est pas sans un pénible embarras qu’à un certain âge on s’asseoit (sic) devant le jury pour lui soumettre ses réflexions. Les précédents célèbres d’une telle situation ajoutent à ma confusion. Ils écrasent plutôt qu’ils n’encouragent. Ma gêne est d’autant plus grande que mon entreprise – qui est une entreprise de philosophie générale – peut passer pour le signe d’une naïveté que seule la jeunesse pourrait se permettre. Peut-on sérieusement après 25 siècles de philosophie s’élancer hors du commentaire des grands penseurs ?  Peut-on, en dépit de l’essence même de l’esprit, penser en dehors d’une exégèse ? » (p. 653)

Quel aveu on ne peut plus troublant, on ne peut plus prégnant, venant de l’esprit de Levinas, qui a conscience de « penser en dehors d’une exégèse », mais surtout « en dehors du commentaire des grands penseurs »…

Imprégnons-nous au plus profond de notre être métaphysique de ces lignes fondatrices du texte premier de Totalité et InfiniL’Être extérieur, où Levinas donnait une saisissante approche de la rupture d’avec la Totalité. 

« Ce n’est pas en tant que “pour soi” que je ne peux former une totalité avec personne, mais c’est en tant que je ne peux former de totalité que je suis pour moi, ou plus exactement chez soi. Je ne peux former de totalité, je suis je, parce que j’ai l’idée de l’infini, suis métaphysicien, c’est-à-dire suis séparé » (p. 72). 

Cette prémisse est d’autant plus annonciatrice de ce qui viendra avec Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, dix ans plus tard, que l’on sait l’usage philosophique, métaphysique, que Levinas fera du mot difficile, du mot imprononçable, immédiatement connoté de chrétien, plus exactement de « catholique », le mot de sainteté, de saint, or en hébreu le mot kadosh (kedousha, la sainteté), que nous traduisons par saint, signifient exactement « séparé ». Si le mot saint est, me semble-t-il, absent de Totalité et Infini, Levinas y recourt au moins, et sans doute uniquement, dans la préface à l’édition allemande du livre, lorsqu’il écrit l’une de ses paroles les plus radicalement anti-heideggériennes : « Interruption absolue de l’onto-logie, mais dans l’un-pour-l’autre de la sainteté, de la proximité, de la socialité, de la paix. Socialité utopique qui commande cependant toute l’humanité en nous et où les Grecs aperçurent l’éthique[3]. »

On ne peut qu’être reconnaissants à Dan Arbib, Danielle Cohen-Levinas et à Jean-Luc Marion, qui coordonne le comité scientifique depuis le départ, de mettre enfin à la disposition des futurs chercheurs et des lecteurs de Levinas de plus en plus nombreux, cette édition critique si riche, que complètent, nous l’avons dit, les correspondances et les Notes de présentation du philosophe. Un dernier mot pour saluer la reprise de l’étude conclusive de Jacques Taminiaux, « La genèse de la publication de Totalité et Infini », qui fut son intervention lors du colloque sur Totalité et Infini, qui se tint à Paris du 9 au 11 mai 2011. Jacques Taminiaux eut en effet l’insigne privilège « d’être l’un des premiers lecteurs du dactylogramme de Totalité et infini » (p. 737).

Nous sommes donc, à notre tour, témoins de ce que représente Totalité et Infini non seulement dans l’œuvre de Levinas, non seulement dans la philosophie française et européenne de l’après Deuxième Guerre mondiale, mais de ce qu’il représente de phénoménal dans la philosophie du XXe siècle, surtout dans ce début de XXIe siècle, où le Moi se fait de plus en plus menaçant face à la faiblesse de l’autre. 


[1] Difficile liberté, biblio essais, LGF, pp. 272-304.

[2][2] Signalons l’édition de L’idée de néant de Bergson, qui vient de paraître cette année dans la Petite biblio Payot classiques.

[3] Totalité et Infini, biblio essais, LGF, p. III.

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