Introduction

En avant-propos de cette immersion dans la 60ème édition de la Biennale de Venise, une citation de Michel de Certeau (1925-1986). Connu pour son entreprise de décloisonnement des savoirs, l’intellectuel jésuite est l’auteur de classiques des sciences humaines et sociales.

« Même soumis, voire consentants, souvent ces Indiens utilisaient les lois, les pratiques ou les représentations qui leur étaient imposées par la force ou par la séduction à d’autres fins que celles des conquérants. Ils les subvertissaient du dedans – non pas en les repoussant ou en les transformant, mais par cent manières de les employer au service de règles, de coutumes ou de convictions étrangères à la colonisation qu’ils ne pouvaient fuir. Ils métaphorisaient l’ordre dominant : ils le faisaient fonctionner sur un autre registre. Ils restaient autres, à l’intérieur du système qu’ils assimilaient et qui les assimilait extérieurement. Exemple extrême ? Non, même si la résistance indienne avait pour fondement une mémoire tatouée par l’oppression, un passé inscrit sur le corps ».

Foreighners Everywhere

Foreighners everywhere (Étrangers partout), le thème proposé pour la 60ème édition de la Biennale d’Art de Venise par son commissaire Adriano Pedrosa, fédère des artistes autochtones du monde entier. De Nouvelle Zélande, le collectif maori Mataaho a remporté le Lion d’Or pour son installation en tissage « Takapau » sur le site de l’Arsenal, là-même où la peintre péruvienne Violeta Quispe expose l’histoire de sa communauté Quechua. Et pour la première fois, un artiste amérindien, Jeffrey Gibson, représente les États-Unis avec « The space in which to place me » (L’endroit où me situer), l’exposition du Pavillon américain.

Pour la première fois également, le Mahku – Mouvement des artistes Huni Kuin – d’Amazonie brésilienne, a investi l’entrée des Giardini, avec « Kapewe Pukeni », une fresque de sept cents mètres carrés réalisée sur la façade du Pavillon Central de la Biennale. 

Relatant le mythe originel Huni Kuin du « Pont-alligator », cette gigantesque peinture décrit leur traversée entre l’Asie et l’Amérique, au cours de laquelle les Huni Kuin croisent un alligator qui leur propose de les transporter sur son dos… Un épisode fondateur de leur histoire. Car la volonté d’Ibã Huni Kuin – Isaias Sales –, chanteur, chamane, et fondateur du Mahku, est de transmettre en peinture les chants du « Nixi Pae », leurs rituels d’ayahuasca. « Je ressentais l’urgence de traduire notre patrimoine immatériel en un patrimoine matériel par la transmission en peintures de nos chants sous ayahuascaAfin que les non-Huni Kuin puissent accéder à nos visions. Car nos chants sont la bibliothèque visuelle de notre culture et représentent notre mémoire ».

Par leur présence sur la scène muséale internationale, les Huni Kuin d’Amazonie « métaphorisent l’ordre dominant », selon la pensée de Michel de Certeau, « restant autres à l’intérieur du système qu’ils assimilent, et qui les assimile extérieurement. » 

L’émergence d’une présence artistique autochtone mondiale sur la scène de l’art contemporain met en lumière la vivacité de leurs cultures, leur résilience, et la pérennité de leurs valeurs.

D’origine Navajo, Kathleen Ash-Milby, co-commissaire du Pavillon américain, et responsable de l’art amérindien au musée de Portland en Californie, décrypte ce changement de paradigme : « Il y a trente ans, l’art amérindien ne faisait pas partie de l’art contemporain. Et certains artistes amérindiens devaient vraiment persister pour y arriver, car on ne souhaitait même pas jeter un œil sur leurs œuvres. L’un des facteurs significatifs de changement a été la crise climatique, catalyseur de reconnaissance des peuples autochtones ».

Une reconnaissance actée ce 1er novembre par l’adoption à la COP16 de Cali d’un groupe permanent de représentation des peuples autochtones à la Convention des Nations unies sur la biodiversité – statut que réclamaient les autochtones du Brésil, de Colombie, du Pérou, de Bolivie, d’Équateur, du Venezuela, du Guyana, de Guyane française et du Suriname lors du G9 de l’Amazonie autochtone. 

En donnant à voir les rituels sacrés et secrets d’ayahuasca au cœur d’un espace muséal, Ibã Huni Kuin, fondateur du Mahku, impose une culture autrefois assignée au silence.

Kapewe Pukeni, réalisé in situ en quarante-cinq jours, a réuni son fils, Bane Huni Kuin, les cousins Pedro Mana et Acelino Tuin, son épouse Kássia Borges, et son beau-fils, Itamar Rios Borges. Itamar, qui participe pour la sixième fois aux créations du Makhu, a vécu ce moment comme « une immense émotion, une expérience exceptionnelle ».

Portrait devant le pavillon brésilien de la Biennale de Venise 2024 de l'amérindien brésilien Itamar Borges.
Itamar Borges. Photo : Dominique Godrèche.

Entretien avec Itamar Borges : le mouvement Mahku

Quelle est la genèse du collectif Mahku, à quand remonte votre participation ?
Mahku est né de la volonté d’Ibã, en 2012. Il souhaitait créer un catalogue de chants Huni Kuin, car il recevait les enseignements des rituels d’ayahuasca de son père – une encyclopédie vivante –, et ne voulait pas qu’un tel savoir disparaisse. Aussi a-t-il traduit en peintures les chants rituels, afin que les non-Huni Kuin puissent y avoir accès. Ma mère, d’origine Karajá, a épousé Ibã, et c’est ainsi que j’ai connu le Mahku. J’ai grandi dans l’État du Minas Gerais, où vivent les amérindiens Karajá, mais je ne fais pas partie d’une communauté. Je suis architecte et vis à São Paulo. Je reste néanmoins en lien avec le collectif Mahku depuis 2020. De nombreux artistes participent au Mahku, ainsi que des membres de la communauté Huni Kuin.

Que signifie cette fresque ?
La fresque illustre un pont entre deux univers, symbolisé par l’alligator, un élément important des croyances Huni Kuin. Elle transmet le chant du récit de cette traversée. Les Huni Kuin ont par ailleurs une relation particulière au boa, notre animal mythique, qui borde la façade du Pavillon. Nous avons aussi peint les animaux d’Amazonie qui constituent l’alimentation des Huni Kuin : l’oiseau, les poissons, la tortue, le crabe… Mais l’élément central des peintures du Makhu est l’ayahuasca, boisson hallucinogène essentielle dans la culture Huni Kuin  le « Nixi Pae », les rituels. Cette peinture illustre les visions sous ayahuasca ; c’est pourquoi il n’est pas possible d’en expliquer l’intégralité.

Hormis les créations associées au rituel d’ayahuasca, la peinture fait-elle partie de la tradition Huni Kuin ?
Par le passé, les Huni Kuin ne peignaient pas ; ils fabriquaient des colliers de perles, comme celui que je porte. Mais aujourd’hui, avec la création du collectif Mahku, la peinture a intégré la culture Huni Kuin. 

Avez-vous expérimenté les rituels d’ayahuasca ?
J’ai participé aux rites dirigés par Ibã : ils mènent à la connaissance de soi, à une transformation intérieure, et donnent accès à une autre réalité. Dans la culture Huni Kuin, il est d’usage d’en prendre une fois toutes les deux semaines, ou une fois par mois. 

Quelle a été la durée de réalisation de cette fresque ? 
Nous nous y sommes attelés pendant quarante-cinq jours, en peignant directement sur la façade, sans modèle, ni pré-croquis. 

Les écrits Huni Kuin sont-ils accessibles ? 
Non, car les langues amérindiennes du Brésil n’ont pas d’écriture. Mais les publications d’écrits en Huni Kuin progressent. La langue Huni Kuin, jusqu’alors en voie de disparition, renait depuis les recherches d’Ibã, et évolue pour devenir la première langue des Huni Kuin. 

Quelle est la relation des Brésiliens à la culture amérindienne du Brésil ?
Leur connaissance en est limitée. Ils ont une vision de la population Amérindienne comme d’un tout, alors qu’il existe deux milles groupes, tous différents les uns des autres : c’est un peu comme si on associait un Italien à un Français. Les communautés Amérindiennes du Brésil sont distinctes les unes des autres, même si elles partagent certaines caractéristiques.

Existe-t-il une forme de racisme à l’égard des Amérindiens ? Certains Brésiliens hésitent-ils à se définir comme Amérindiens, y compris ceux qui appartiennent à cette filiation ?
Le racisme est en effet présent, bien que la plus grande partie de la population brésilienne soit métissée. Mais il arrive que des Brésiliens ne se reconnaissent pas comme Amérindiens, car ils s’imaginent qu’il est obligatoire de faire partie d’une communauté autochtone pour se définir ainsi. D’où la difficulté pour ceux qui n’habitent pas dans une communauté. Le racisme se perçoit à travers certaines expressions, telles que, « c’est un problème d’Indien », ou, « ce n’est qu’une histoire d’Indiens », pour signifier que seul un Amérindien serait capable de s’impliquer dans un tel projet. Une expression qu’on entend à propos d’une activité de fin de semaine dépourvue d’intérêt – que seul un Amérindien, (donc), serait susceptible d’entreprendre. 

Quel est votre sentiment à l’égard de la présence du Mahku à la Biennale d’Art de Venise aujourd’hui, comment l’expliquez-vous ?
C’est fantastique que cette représentation de la jungle réalisée par une petite communauté Huni Kuin d’Amazonie soit visible en 2024 sur la façade principale de la plus ancienne biennale d’art du monde ! Et que nous puissions y présenter notre vision de la réalité. Il y a finalement aujourd’hui un mouvement global de réparation historique, et une mise en lumière de populations jusque-là ignorées et réduites au silence.

Lors de la Biennale de Venise 2024, le fondateur du mouvement Makhu Ibã Huni Kuin pose avec le livre Nixi Pae. Photo : Dominique Godrèche.
Ibã Huni Kuin, le fondateur du mouvement Makhu. Photo : Dominique Godrèche.

La genèse du Makhu racontée par son fondateur Ibã Huni Kuin

« Pendant longtemps, j’ai gardé mes savoirs secrets. Aujourd’hui, ils se trouvent dans les musées. »
En 2012, lors de l’exposition « Histoires de voir » à la Fondation Cartier, le chamane chanteur et peintre Ibã Huni Kuin, expliquait la place centrale de l’ayahuasca dans la culture Huni Kuin, et la genèse du collectif d’artistes Huni Kuin. Son récit éclaire leurs œuvres.

« On nous appelle les Huni Kuin, ou Kaxinawa, mais ce terme n’est pas notre vrai nom. Lorsque les Blancs sont arrivés, ils nous ont demandé quels animaux nous avions coutume de tuer, et nous avons répondu : les chauves-souris, “kaxi”. C’est ainsi qu’ils nous ont nommé “Kaxinawa” ; et cela continue. Mais notre véritable nom, Huni Kuin, signifie “les vraies personnes” : “Huni” signifie Homme, et “Kuin” vrai. Dans la région d’Acre, où nous vivons, sur les terres indiennes du Rio Jordão, en Amazonie, à la frontière avec le Pérou, résident quatorze ethnies, et depuis la démarcation de nos terres en 1984, la prospection minière a cessé, et nous avons pu reprendre la célébration de nos rites. Nous nous sommes alors demandé ce qu’il adviendrait de notre langue. En réfléchissant à la manière de poursuivre le travail de mon père dont je recevais les enseignements d’ayahuasca, j’ai quitté la forêt à dix-neuf ans, pour entreprendre des études à l’université de Rio Branco. Aujourd’hui, je suis professeur de plantes médicinales, peintre, chercheur des esprits de la forêt, chamane, chanteur des rituels de l’ayahuasca. Car au Brésil, nous, Huni Kuin, avons le droit de consommer l’ayahuasca : nos rituels obéissent à des règles précises, que j’ai appris de mon père, et transmis à mes fils.

Depuis l’enfance, je l’écoutais chanter. Aussi, un jour, me suis-je mis à dessiner ses chants des cérémonies d’ayahuasca, pour traduire nos chants de guérison en peintures. 

C’est cela que racontent mes dessins : voici la terre, les arbres, les animaux, les oiseaux, le serpent “Jibóia”[1]. Cette peinture représente la création de notre univers. Car j’ai perçu la genèse du monde sous ayahuasca ; et pour ne pas oublier ces chants que j’ai connu lors des rituels en voyageant parmi les esprits de la forêt, je les ai dessinés. L’ayahuasca, notre médecine, nous permet de voir la lumière, de nous souvenir de notre histoire, de nos Anciens. Grace à ces dessins, les non-Indiens peuvent accéder à nos visions. Nos chants sont la bibliothèque visuelle de notre culture, et représentent notre mémoire. Ils continuent d’exister de génération en génération, nous prodiguant force et lumière. 

Pendant longtemps, j’ai gardé secrets mes savoirs. Aujourd’hui, ils se trouvent dans les musées. »


[1] Le Jibóia est un serpent sacré chez les Amérindiens d’Amazonie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*