En 1965, avec l’encyclique Nostra Aetate, « Vatican II » inaugurait l’aggiornamento d’une bonne part des dogmes qui régissaient depuis des siècles le rapport de l’Église catholique avec les juifs. L’encyclique revenait clairement sur la thèse du « peuple déicide » et moins explicitement sur celle du verus Israel, la substitution à l’antique peuple de Dieu d’un « nouveau peuple élu » – c’est l’expression qu’on peut lire dans Optatam Totius, un texte de cette même année 1965 sur la formation des prêtres. La théologie de la substitution et du « véritable Israël » reposait sur un schème assez simple, celui d’un grand remplacement théologique. Israël, porteur d’une promesse exemplaire, n’a pas reconnu le messie-sauveur, il a même voulu en effacer l’événement en tuant Dieu. La « Synagogue », yeux bandés et lance brisée, est dès lors vouée à expier son crime en errant éternellement parmi les nations, subissant opprobre et insultes : « une doctrine de l’Église primitive a généré des siècles de souffrances pour les juifs dans le monde chrétien »[1]. Le destin d’Israël comme instance théologique l’assigne alors au seul témoignage de sa chute, et, par voie de conséquence, de la grandeur de l’Église dans l’éclat mondial de sa gloire, oikouménē et catholicité. Le neuf se substitue à l’ancien, définitivement. Cette théologie de la substitution a gouverné la doctrine officielle du catholicisme, et au-delà du christianisme tout entier. L’ancien « peuple élu » est remplacé par un autre peuple, mondial, universel, « nouveau », la communauté des disciples du Christ qui forme désormais le nouvel Israël selon « l’esprit ». Les linéaments de cette doctrine de la substitution ont été élaborés aux premiers siècles de l’ère chrétienne. Mais c’est l’apôtre Paul qui en a fourni la matrice exemplaire dans ses épîtres, à partir de plusieurs opérations magistrales d’inversion herméneutique, croisées ou cumulées. Puisque l’ancien (testament) est lu à la lumière du nouveau, il faut inventer une dialectique permettant à la fois de couper court à la tentation marcioniste, rejeter l’ancien au profit exclusif du nouveau, et d’articuler hiérarchiquement les deux. Cette continuité s’effectue par réalisation : le christianisme accomplit le judaïsme, il en produit la vérité, il l’abolit de fait en le comprenant. Cette pensée, organisée autour d’une rhétorique de la destitution et du remplacement, se déploie dans la construction théologique d’un verus, d’un « vrai », qui serait tout le contraire du vetus, de « l’ancien ». Paul explique que « le vrai juif » n’est pas celui qui est circoncis selon la chair, mais celui qui l’est « en-dedans ». Autrement, « avec (sa) circoncision », le juif « n’est plus qu’un incirconcis » (Rom., 2, 25-29) ; les vrais circoncis, selon l’esprit, les vrais juifs, ne sont plus les juifs, incirconcis au fond ; en vérité, ce sont les chrétiens : « c’est nous qui sommes les circoncis » (Phil., 3, 3). La circoncision n’est « rien », le prépuce n’est « rien », nous dit Paul. La théologie de la substitution est enracinée dans la représentation d’un reste inopérant et d’un simulacre stérile. Israël n’est pas Israël, mais son masque grimaçant. Le véritable Israël, l’Israël universel, c’est désormais le christianisme, dans la force de son universalité. Le judaïsme est renvoyé à l’obstination de l’ancien, du caduc, du non-vrai, c’est-à-dire de la particularité égoïste.

Quel rapport entre cette matrice spéculative paulinienne et les éléments de pensée charriés de façon plus ou moins sue dans les débats et les polémiques actuels sur la guerre entre Israël et le Hamas, le sionisme et l’antisionisme ?

D’abord, il faut noter que l’argument de la substitution est d’une étonnante constance dans les idéologies propalestiniennes de la gauche, lorsqu’elles reprochent aux Juifs d’avoir trahi ou renoncé à leur vocation messianique sacrificielle, sécularisée dans la Révolution ou anéantie par l’Holocauste. Spinoza, Marx et Freud, et quelques autres, ou en négatif la Shoah – voilà où se logerait l’ancienne gloire des juifs. Le sionisme est le nom de cette infidélité normalisatrice, étatico-politique, impure, mais vivante. Devant cette nouvelle donne, les gauches propalestiniennes, jadis attachées au nom glorieux, se voient contraintes de procéder à une révision audacieuse et nécessaire de leurs vieilles idées en postulant qu’à présent « Palestiniens est le nom des vrais Juifs »[2]. L’énoncé est formé sur le modèle paulinien du vrai substitutif (Rom., 2, 26). Pour que cette opération d’inversion soit crédible et efficace, il convient de travailler à dépouiller l’État « juif » d’un attribut qui fut autrefois celui des résistants de l’Affiche rouge, par exemple, et ne plus l’accorder que comme un privilège, celui des seuls opprimés, ou des opprimés par les seuls juifs, celui des nouveaux « juifs ». Le mieux serait même de retourner « juif », dans la formule « État juif », en prédicat nazi. Plus Israël s’affirme comme « État juif » et plus il confirme son statut d’État nazi, sur le mode de l’inversion « créatrice ». L’Israélien contemporain, qui représente la subjectivation du juif, ou au moins une de ses modalités, se trouve expulsé vers la place de l’antisémite, tandis que son adversaire, le Palestinien, est le vrai sujet de l’universalité juive perdue, l’emblème du persécuté, exilé, génocidé.

L’Église a su, après de longs siècles, examiner critiquement l’héritage qui était le sien depuis les Pères de l’Église dans la théologie de la substitution. Elle ne pose plus ni ne pense que la déchéance de l’Israël théologique appellerait à sa transfiguration dans de nouvelles figures du « juif » qui seraient comme la vérité de l’ancien. A rebours, l’antisionisme contemporain reprend opportunément, et curieusement, les contenus de la théologie de la substitution du verus au vetus, en les transposant. L’invalidation du signifiant « juif » annule le signifiant « génocide », s’il est appliqué aux juifs. Génocide est désormais réservé, ou quasiment, à Gaza[3]. La théologie de la substitution s’est muée en une théologie politique de la destruction de l’État d’Israël. Dans un même mouvement et une même cohérence, politique et non plus théologique cette fois, et selon un plein régime de sécularisation, l’accusation obsolète de déicide se transporte tranquillement dans celle, hyperbolique, de génocide.


[1] J.M. Garrigues, Le Monde, 7 janvier 2024.

[2] A. Badiou, Circonstances 3, portées du mot « juif », Paris, Leo Scheer, 2005 p. 26.

[3] Cf. B. Bruneteau, Le Figaro, 17 janvier 2024, « Les accusations de “génocide” à Gaza portées par l’Afrique du Sud sont aberrantes ».

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