J’achève votre Solitude d’Israël, j’étais présent lors de la soirée à la salle Pleyel. Depuis ces heures partagées, une salle de concert à Moscou s’est teinte de sang dans les flammes. Puisque nous avons un peu de temps avant le retour du pire, nous pourrions peut-être parler ensemble.
J’ai aimé vos mains mardi soir. Après une soirée chaleureuse, où la musique a joué un rôle fédérateur, après des images fortes, des intervenants intenses, des orateurs résolus, vous êtes arrivé le dernier sur la scène, vous étiez libre de toute note, vous étiez fixé à votre mémoire et au public que vous vouliez saisir et porter hors de lui-même. Avec vos manches flottantes, nous sembliez tour à tour sans main et, soudain, elles sortaient comme des flammes de l’abri protecteur de votre veste. Vos mains participaient à l’intensité de l’heure. Mieux, elle la provoquait.
À votre façon, vous êtes plus qu’un orateur, vous êtes une sorte de ténor, vous offrez la scène finale à l’opéra que vous avez voulu, écrit, orchestré et mis en scène. Vous êtes un chantre des heures tragiques et vous descendez de la longue lignée des provocateurs de fosse d’orchestre, prêts à en découdre avec le sommeil des baignoires et des balcons.
Entre temps, peut-être avez-vous eu le temps d’en être informé, Maurizio Pollini est mort et son piano sidéral est devenu muet. Sur la scène de votre « Solitude d’Israël » le piano était aussi présent et aussi tendu que la harpe de David. Car pour vous, l’heure du psaume était venue. Mais déjà Maurizio allait manquer à tous les amoureux de la corde frappée.
J’insiste sur ce détail des circonstances parce que je cherche le ton juste de notre conversation. Face à une adversité si extraordinaire, vous vous êtes contraint à jouer sur une corde unique, mais il existe d’autres cordes sur la table d’harmonie du monde et que seul l’accord de ces métaux tendus à rompre peuvent faire entendre la musique que nous cherchons tous à mettre au centre de l’aventure humaine. Car nous ne cherchons pas à percer l’orchestre et l’harmonie d’une stridence unique, mais d’une plénitude de composition qui seule a le droit de s’appeler universel aujourd’hui. L’universel n’est pas seulement un cri, une protestation, ou, comme l’on dit sans trop réfléchir, une « valeur », l’universel n’est pas une singularité, il est une composition de singularités. L’universel est une entre-expression. Ces mots sont bizarres pour les esprits non avertis, mais nous les partageons.
Vous citez peu Leibniz, qui m’inspire ici, et je n’ose vous demander votre avis sur Jean-Sébastien Bach. Vos belles mains jouent en solitaire, elles ne se posent pas sur les claviers d’un orgue aux mille tuyaux. Mais c’est que vous ne connaissez que les grands airs du soliste, vous tirez le jeu de la Voix humaine, mais vous ne vous sentez pas obligé à l’harmonie. Le soliste n’est-il pas, son nom l’indique, solitaire ? L’harmonie fait entendre le chœur des voix. Ce chœur aurait pu enrichir votre « Solitude d’Israël ».
Vous faites face à un mal radical et tout, dans les circonstances, vous donne raison. Vous n’en avez pas seulement trouvé les marques certaines dans les kibboutz martyrs, mais jusque dans les fameux « penchants criminels de l’Europe démocratique », tels Jean-Claude Milner avait su les nommer avant tout le monde. Et c’est pourquoi votre livre importe et fera son chemin nécessaire.
Vous dénoncez avec raison les « habiles dialecticiens » tentés d’entrer « dans les voies des pyromanes » et de « voir dans ces arythmies les dernières fausses notes d’un concert des nations qui se cherchent » (p. 40). Mais continuons un instant l’image musicale : vous le savez, la basse se meut, d’autres possibilités sonores se déclarent et, soudain, l’arythmie peut faire basculer l’édifice musical et, au gré d’un changement de tonalité, entrer dans un enchaînement d’accords surprenants, déjouant tous les pronostics. Cela s’est déjà vu dans l’histoire. Elle n’est pas indemne du miracle.
Qui donc vous attache ainsi au temps présent et fait de vous un possédé de l’événement qui ne tient pour rien les possibilités du développement ? N’y a-t-il que l’hégélianisme vulgaire, que vous dénoncez (p. 40), qui soit à notre portée ? Ne faut-il pas aussi porter attention à la « grande Histoire » ? Certes, comment vous refuser l’idée qu’ « à la Raison dans l’Histoire hégélienne, succède une déraison qui ne prend plus la peine de se justifier elle-même » (p. 30) ? Mais je ne vous suivrai pas quand vous soutenez que ces crimes « sont l’un des noms de l’impossible ». Pourquoi condamner Israël à l’impossible ? Ces crimes furent possibles et il s’agit de comprendre pourquoi.
Quelle révélation métaphysique, à part une sidération heideggérienne devant l’Ereignis (vous le reconnaissez p. 18, en vous autorisant de Reiner Schürmann), vous permet de prendre de si haut le principe de raison en supposant précisément que le « mal » a tous ces pouvoirs ? Le mal serait-il si puissant qu’il ferait époque et que nous ne pourrions que nous résigner à sa borne exclusive ? Mais n’est-ce pas prendre le temps à la gorge et confondre la protestation et la conclusion ? Le moment n’est-il pas plutôt venu de donner du temps à Israël ? Vous rappelez que l’éternel scandale juif est le « refus de la croix » (p. 117), pourquoi l’attacher à un Golgotha perpétuel ?
Vous avancez cette thèse réfléchie sur les événements du 7 octobre : « s’ils ne sont évidemment pas sans cause, ils sont en excès de toute cause ou qu’il y a plus de substance, en tout cas, dans leur effet que dans leur cause — et qu’ils sont, pour cela, une force noire et qui dure. » (p. 28). J’aimerais m’attarder sur cette « substance » dont vous faites argument pour nous conduire à la force noire dont vous prédisez la durée, sans pouvoir préciser davantage dans quel temps et selon quelle idée de la durée. Pourquoi engager la substance dans un monde de la dispersion ? Soyons économes de la substance, un jour elle nous aidera à rebâtir un monde où vivre.
Les circonstances sont si graves que le moment n’est pas venu pour redoubler la solitude d’Israël par une forme de solitude de la raison. Vous vous référez à vos maîtres « structuralistes », en parlant du paradoxe « d’une époque qui se définit moins par ce qu’elle voit que par ce que la structure de ses savoirs, et le régime de ses attentes, qui lui rendent invisible. » (p. 27). Vous vous placez ainsi dans la suite de ces maîtres du soupçon et vous attendez à tout moment le surgissement d’un sens qui viendrait faire révolution au cœur des évidences les plus suivies. Mais c’est précisément la difficulté de cette posture : toujours au bord de la révolution, héraut de l’instant décisif, connaissez-vous l’esprit de suite, la continuité sous-jacente et finalement la puissance des développements continus sous le pli des apparentes discontinuités ? C’est eux qui vont pourtant décider de l’avenir à l’heure présente. Je voudrais vous convaincre de la nécessité d’une solution concertée à la crise. Elle est peut-être moins loin qu’on ne croit. Je ne suis pas capable d’en définir les termes, mais nous devons dégager ensemble l’épistémologie qui la rend pensable.
Vous opposez régulièrement les Lumières à l’obscurantisme, mais n’est-ce pas au risque de manquer cette part de l’histoire du monde qui s’écrit en clair-obscur ? Vous écrivez à propos d’un livre récent publié en 2018 : « J’y décrivais un Empire, — pour aller vite, l’Europe, son excroissance états-unienne et tous ceux qui, dans le reste du monde, ont foi dans les Lumières occidentales — en recul à peu près partout, dans les têtes comme dans les terres. » Mais avez-vous mis en question la consistance de cette « foi » ?
Si les peuples se détournent de ces Lumières, n’y a-t-il pas là comme un avertissement dont il faudrait tenir compte et ne pas réduire à des oppositions aussi simples ? Vous revendiquez votre foi dans les Lumières, mais de quelles Lumières parlez-vous ? De l’antisémite Voltaire, ou de l’illuministe Joseph de Maistre ? Du botaniste asocial Rousseau, ou du moraliste, tout aussi antisémite, Kant ? Du matérialiste La Mettrie ou du « Neveu de Rameau » ivre de jactance ? Où règnent exactement les Lumières ? Vous les discernez dans les Déclarations d’une bourgeoisie en phase ascendante. Mais ce temps a passé et nous nous retrouvons au carrefour entre des libéraux qui sont des riches et des tyrans qui se revendiquent du parti des opprimés. Vous ne pouvez faire l’économie de ces évidences. Elles sont au sous-bassement du monde réel.
Mais je voudrais en venir à un point qui me tient à cœur. Vous parlez de l’épisode de la pandémie en ces termes : « les heureux du monde convainquirent les damnés de se calfeutrer tous ensemble face à un virus décrété ennemi commun en ramenant au second plan le mal que l’homme fait à l’homme », p. 39.
Cette phrase est précieuse parce qu’elle ne fait pas que relever une aberration historique, elle indique une méthode. Elle marque le véritable étiage de notre conversation philosophique : « tous ensemble ». Si votre vocation est bien de souligner la singularité du peuple juif, il nous incombe encore de tenir l’autre point de vue, celui de ce fragile « ensemble » : il ne peut que signifier la bienfaisance du nom juif dans le concert des nations et la réciprocité vivante du monde.
A quoi nous servirait de maintenir l’intelligence du monde sur le seul chemin aigu, mais pervers à la longue, de la solitude revendiquée, puisqu’il existe une autre face du Testament que les juifs portent au nom de Dieu, et cette autre face c’est la communauté. Quelle est la place des juifs dans la communauté, quelle est la place de l’âme juive dans l’âme universelle, et, pour aller au bout de mon idée, quelle est la vocation d’Israël, peuple élu, dans l’unanimité du monde, voilà à mon sens l’enjeu qui sature l’avenir. Vous identifiez des êtres singuliers, vous défendez en un moment clé de leur existence historique leur caractère insubstituable, mais vous ne sauriez pour autant laisser en attente cette autre catégorie qu’on appelle l’action réciproque et la causalité circulaire.
Pardonnez-moi cette fantaisie pédante, mais revenons un instant à la Table des catégories de notre Kant de khâgne : oui, la singularité est à l’œuvre dans la table des jugements, mais n’oublions pas la relation, avec la batterie de ses concepts : inhérence et subsistance, causalité et dépendance, communauté et action réciproque entre l’agent et le patient. Les jugements singuliers ne sont que le moment « quantitatif » du jugement. Prenons en considération leur qualité, leur relation, leur modalité, bref le faisceau des possibilités rationnelles. Entrons dans ce nouveau jour, nous y fonderons une forme d’espérance.
Vous cherchez à vous tenir à distance, après Rosenzweig et Levinas, des vieux Kantiens juifs de Marbourg, tel Herman Cohen qui disait, dans l’excès de sa naïveté, que la raison juive était « allemande » ! Mais comprenons que ces vieux doctrinaires ouvraient eux aussi une voie qui, même piétinée ensuite par l’Allemagne aux abois, se rendait attentive aux semences de raison qui dorment dans les choses. Elles seules peuvent nous indiquer la voie à l’heure de la grande confusion.
Méditons dans cette perspective l’erreur de Levinas lui-même quand, à Davos, il s’est moqué d’Ernst Cassirer, un autre rationaliste issu du judaïsme, sûr qu’il était alors de sa complicité avec Martin Heidegger prospérant grâce aux thèses sur l’imagination transcendantale qu’il empruntait au Romantisme allemand. Ne répétons pas cette pensée unilatérale. Plaçons le judaïsme dans une véritable intégralité des pouvoirs de la pensée et vos juifs « solitaires » ne marqueront que mieux la présence du Nom imprononçable. Ils la feront rayonner autour d’eux, élevant leur témoignage au-delà de la haine viscérale, de la jalousie indigne ou de la prédation animale, toutes régressions qui les jettent dans un état d’exception permanent. Soyons philosophes, aimons notre vocation, et cette solitude que vous revendiquez face à un public conquis avec des doigts parfois crispés, un jour vous la transmettrez, main ouverte, à un public peut-être plus rebelle, mais qui, comme vous, appartient à l’esprit universel.
Bien que deux obstacles majeurs – je n’étais pas présent le 19 mars, salle Pleyel, et le livre de Bernard-Henri, que j’ai acheté le 23 mars, n’en est encore qu’à surmonter la pile de ceux que je lirai si le temps m’en est donné – condamnent ma réaction à l’insuffisance, si ce n’est à être tenue pour nulle et non avenue, il me faut dire combien je trouve inutilement chargée de fleurs de rhétorique celle de Bruno Pinchard. Qu’on m’entende bien, il s’agit d’un sentiment ; j’éprouve une sorte d’irritation devant ce qui m’apparaît comme saturé de complaisance alors qu’il s’agirait selon moi de faire taire le démon du bavardage et de ne donner la parole qu’à l’extrême gravité. Je comprends sans peine le souhait de Bruno Pinchard de dialoguer avec Bernard-Henri Lévy puisque je l’éprouve moi-même. Mais si les circonstances permettaient qu’un tel dialogue eût lieu, à supposer que je ne fusse pas condamné au mutisme par ignorance et par timidité, je ferais en sorte que les références savantes y fussent convoquées autrement qu’à des fins de gloriole, et je m’interdirais de postuler hâtivement et imprudemment une issue optimiste au déferlement tragique dont nous sommes les témoins, mais aussi les acteurs, ici et maintenant, avec tout ce que cela suppose de chagrin et de détermination peinant à se saisir d’objets de pensée autant que d’action. Ma détermination, que je crois sincère et que je traduis en gestes qui ne sont pas dérisoires, se heurte cependant à la violence du nihilisme dont je vois partout le mufle. Je vais m’employer à lire le livre de Bernard-Henri Lévy, et je tâcherai d’en faire un meilleur usage que celui, verbeux, à l’égard duquel que je tenais ici à prendre sans barguigner mes distances.
Je trouve que vous avez raison. Il s’agit d’une « extrême gravité » qui ne tolère pas le moindre chichi.
Am Yisrael Chai!