Le 27 juin vers 15h30, il est donc entré, souriant mais tendu, dans la salle 13, au sixième étage du bâtiment A du Tribunal de Rome, piazzale Clodio. Roberto Saviano, un écrivain-intellectuel, accompagné de son avocat, face à un juge. Le motif ? Un procès pour diffamation envers Giorgia Meloni, l’actuelle présidente du Conseil. Un écrivain-intellectuel accusé par la personnalité politique la plus puissante actuellement en Italie de l’avoir « insultée » en décembre 2020, lors d’une émission de télévision, « Piazzapulita », par un mot, « bastardi », adressé à Meloni et à Matteo Salvini, une expression qui lui était venue en réaction à la diffusion d’un document vidéo dans lequel apparaissait une femme désespérée suite à la mort de son enfant de six mois noyé lors d’un naufrage d’un bateau de migrants, un mot tiré d’une longue phrase dans laquelle Saviano réagissait avec émotion à la souffrance d’une mère. Un écrivain-intellectuel sommé de se justifier, accompagné de ses deux gardes du corps dans le lieu même du procès, des gardes du corps, oui, car il vit sous protection policière permanente depuis 2006 après que la Camorra napolitaine l’a menacé de mort pour son enquête stupéfiante qui fit de Gomorra un événement éditorial majeur.

Il y a quelque chose de proprement invraisemblable à voir ainsi, au centre d’un pays démocratique, fondateur de l’Europe que nous défendons, un écrivain, un intellectuel sous la pression de la justice et de la politique. Ce n’est pas la première fois que Saviano se retrouve dans cette situation. Et ce ne sera certainement pas la dernière (la prochaine audience aura lieu le 12 octobre 2023). Roberto Saviano parle d’un procès politique. Une volonté manifeste de le faire taire.

Difficile par ailleurs de ne pas considérer le choix de la salle de ce procès médiatique comme une volonté d’humiliation supplémentaire : une salle minuscule repoussant à l’extérieur une partie des soutiens de l’écrivain. Gravement malade comme elle l’a communiqué au cours du printemps, Michela Murgia, la romancière et essayiste, est bien présente et assise à quelques mètres de son ami. L’autrice sarde est, elle aussi, dans le collimateur de la droite nationaliste et populiste, en raison de ses essais qui ont valeur de manifestes Stai zitta : e altre nove frasi che non vogliamo sentire piùGod save the Queer et de Istruzioni per diventare fascisti.

Quelques semaines plus tard, j’ai retrouvé Roberto Saviano pour l’entretien que vous allez lire. Par la suite, à la fin du mois de juillet, un nouveau scandale s’est produit : la RAI, la télévision publique italienne, décimée à la suite du départ de son directeur et de quelques-unes de ses figures emblématiques consécutivement à la réorganisation voulue par le nouveau directeur nommé par le gouvernement, a déclaré renoncer à la diffusion de la deuxième saison de sa série d’enquêtes consacrées au crime organisé Insider, faccia a faccia con il crimine, une censure, une décision politique selon Saviano, et comment ne pas lui donner raison, après que l’écrivain-intellectuel a été attaqué par Matteo Salvini pour une formule qui lui a déplu.

Plus que jamais, Roberto Saviano est pour les populistes et extrémistes de droite italiens la figure honnie de l’intelligentsia.

Christian Longchamp : Pour aborder ce qui se passe en Italie depuis quelques mois, je voudrais évoquer un mot qui figure dans le titre d’un livre qui n’est pas encore traduit en France, votre roman Solo è il coraggio, le très beau mot de « courage ». Ce livre, sous la forme d’une fiction, nous permet de prendre la mesure de la personnalité du juge Giovanni Falcone, cet homme hors du commun, solitaire et formidablement courageux dans son combat contre la mafia, assassiné le 23 mai 1992 par l’explosion d’une bombe alors qu’il circulait en voiture avec sa femme et trois agents d’escorte de la police sur l’autoroute, près de Capaci, à quelques kilomètres de Palerme, un attentat orchestré par le chef de la mafia Salvatore Riina. Le « courage » est une vertu que vous possédez, vous qui depuis des années avez choisi d’affronter par la pensée, la parole et la plume, les vices fondamentaux de la société italienne. Je voudrais évoquer le « courage » de la gauche.

Quelques mots ne sauraient suffire pour rappeler toute l’histoire du Parti démocrate italien, depuis sa création en 2007. Mais un fait est certain : nous avons actuellement en Italie un gouvernement des trois droites, qui est aussi la conséquence d’un éloignement des électeurs de gauche du PD. Une désaffection aujourd’hui spectaculaire. Pensez-vous que le courage, précisément le courage politique, le courage d’affronter certains problèmes essentiels de la société italienne, a fait défaut au PD ?

Roberto Saviano : C’est une question cruciale, car je suis convaincu que c’est le manque de courage de la gauche italienne et des gauches européennes ces dernières années qui a provoqué dans la société civile et chez les électeurs un grand découragement, dû notamment à la peur de perdre l’attention et le consensus de ceux qu’on appelle les modérés, les catholiques — indiscutablement une importante catégorie de la population. Trop souvent, la gauche n’a rien fait d’autre que de se singer elle-même, un pas en avant, trois pas en arrière. Prenez par exemple le cas du droit du sol, c’est-à-dire la possibilité d’accorder la citoyenneté à des enfants d’immigrés nés et élevés en Italie : la gauche ne l’a pas fait, de peur d’effrayer son électorat. C’est une énorme erreur, l’occasion manquée de redessiner un autre monde.

La gauche n’a aucune vision critique du capitalisme contemporain. La différence entre gauche et droite se joue donc sur les minorités. La gauche est plus attentive aux minorités homosexuelles, aux minorités afrodescendantes, mais dans la bataille politique sur les salaires, sur les syndicats, sur les impôts, sur les plateformes offshore où les mafias recyclent l’argent sale, elle est complètement muette. Et c’est tout cela qui pousse l’opinion publique, y compris les jeunes, vers les extrêmes : elle voit dans les positions radicales de droite, de gauche, religieuses, un sens nouveau et une position sans médiation. Lorsque je vais dans les écoles, je rencontre beaucoup de jeunes de 13, 14 ans engagés dans le fascisme, des super-extrémistes de gauche ou aussi — mais en Italie c’est plus rare — des fondamentalistes. Et je demande : Comment ? Pourquoi ? C’est parce que la démocratie a l’air d’une supercherie, d’une médiation. Certes, la démocratie est une médiation, mais au nom d’une idée importante : réformer. Alors qu’en Italie, elle a l’air d’une médiation au seul nom du pouvoir. Cela m’a semblé particulièrement évident en étudiant les mouvements des capitaux criminels, qui sont les premiers à bouger pour aller là où il y a du profit à faire ; et j’ai vu tout l’argent des mafias partir à Londres, à Malte, à Andorre… L’économie et la politique sont malades, et la gauche n’a aucun espoir de pouvoir à nouveau enflammer les cœurs si elle n’apporte pas une nouvelle vision du monde.

C.L. : En voyant, il y a quelques jours, la cathédrale de Milan bondée pour les funérailles de Silvio Berlusconi — Giuseppe Conte est le seul à ne pas y être allé, il avait ses raisons, et sans doute notamment des raisons tactiques, pour marquer une prise de distance par rapport à Elly Schlein –, qu’avez-vous pensé ?

R.S. : L’Italie a voulu tout pardonner à Berlusconi pour se pardonner à elle-même. Cela a été une sorte d’indulgence totale, pour tous — l’Italie est le pays des indulgences. C’est un peu comme si elle avait dit : « Nous sommes tous pardonnés parce que, au fond, nous sommes tous italiens, c’est-à-dire que nous sommes bons et voleurs, féroces mais aussi protecteurs. » Le message du nationalisme italien porté par les droites, qui se déchaîne maintenant contre l’Allemagne et la France, est en quelque sorte le suivant : « Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, nous sommes tous aussi horribles les uns que les autres. » Prenez mon cas : jamais on ne me dit « nous sommes meilleurs que vous » — jamais. Mais on insinue toujours : « Ne croyez pas que vous vous détachez du lot. Vous êtes fait de la même étoffe que nous : vous voulez l’argent, vous voulez le pouvoir, vous voulez la considération… » C’est un nationalisme très différent des nationalismes allemand, français ou américain, toujours fondés sur la grandeur — de la culture française –, l’organisation — allemande –, la puissance — américaine. L’Italie a une identité et un nationalisme très particuliers ; c’est un nationalisme qui, de l’extérieur, suscite même une certaine sympathie. En bref, nous sommes tous horribles parce que nous voulons tous les mêmes choses. Nous avons pourtant la cuisine, nous avons le vin, cette « excellence » dans les détails et dans l’art, la culture du peuple. Voilà pourquoi un Français ne pourra jamais comprendre cet enterrement — même un Français du Rassemblement national, et pas même non plus un Allemand de l’AfD –, parce qu’ils ne voient pas cela, ils ne voient pas que dans l’erreur et dans l’horreur, nous nous identifions et nous nous sentons absous. C’est une rémanence de la grande tradition catholique dans laquelle, avec la confession, en quelque sorte, on se sent libre.

Mais si nous suspendons un instant la question Berlusconi pour nous en tenir seulement à la politique, des éléments apparaissent auxquels personne n’a prêté attention en Italie. Je ne parviens pas à mettre ces éléments au centre du débat ; et comme l’étranger se soucie assez peu de l’Italie, en France, en Angleterre, en Espagne, on ne dit rien à ce sujet. Mais prenons un exemple : le ministre adjoint de l’Intérieur du gouvernement Berlusconi, Antonio D’Alì, et le ministre adjoint de l’Économie, Nicola Cosentino, sont actuellement tous les deux en prison pour appartenance à la mafia, avec un jugement définitif. C’est une énorme affaire ; des personnes aussi importantes condamnées pour appartenance à la mafia, on n’a jamais vu cela ailleurs en Europe, en France, au Portugal, en Espagne… Cela veut dire que la mafia est présente au sein de l’État italien lui-même. La mafia a été officiellement au gouvernement ; il n’y a eu aucun débat à ce sujet.

C.L. : Et pour quelle raison ces points fondamentaux ne peuvent-ils pas aujourd’hui être expliqués, déclarés, développés en Italie ?

R.S. : On en parle un peu, en aparté, mais cela n’arrive pas jusqu’au débat national, pour de multiples raisons. D’abord, en Italie, dire que quelqu’un a soutenu la mafia, qu’il a appartenu à la mafia, ne scandalise personne. C’est un peu comme dire que lorsqu’on gouverne, on doit parler à tout le monde, on n’a pas le choix. En cette période supernationaliste que connaît aujourd’hui l’Italie, on entend souvent dire : « Mais les Français n’ont-ils pas pris l’argent de Kadhafi ? » En Italie, on prend l’argent et on discute avec la mafia. En Sicile, en Calabre, en Campanie, on vous dira carrément qu’il y a mafia et mafia : c’est-à-dire que lorsque l’organisation est sanguinaire, qu’elle tue des innocents, etc., il est normal de prendre ses distances, mais que lorsqu’elle se « limite » aux affaires économiques, quel est le problème ? C’est pour cela que finalement, le fait que Cosentino — donc le ministre adjoint de l’Économie — ait été condamné n’a provoqué aucun scandale. Ceux qui ont voté pour lui pensent que c’est une injustice. Ceux qui le détestent disent que depuis toujours, les droites en Italie, et non seulement les droites — surtout les droites –, mais aussi les gauches, s’entendent avec les mafias car celles-ci contrôlent les votes, les adjudications, parce qu’elles contrôlent tout, parce qu’elles ont l’argent et qu’elles pratiquent l’intimidation. Donc tout cela semble désormais banal, ordinaire.

Mais d’une certaine façon, cette mafia, on la trouve aussi en France. Lorsque Salvini et Meloni disent que les migrants arrivés en Italie commettent des crimes, de quel genre de crimes s’agit-il ? Les statistiques nous indiquent que ce sont essentiellement des crimes liés à la drogue. Mais qui procure la drogue aux organisations ? Les mafias italiennes ! Et dans le cas de la France (ou de la Hollande), l’argent de la drogue circule finalement sur la plateforme économique française. La complicité est donc totale entre le système économique et le système criminel.

Mais dans le cas de l’Italie, il y a plus qu’une complicité économique, il y a une complicité d’action. Disons qu’un Tunisien arrive à Milan en apportant avec lui du haschich et qu’il le vend sans l’autorisation de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise : il est mort dans les vingt-quatre heures — pas menacé, pas battu : il est mort. Dans ce pays contrôlé par les organisations mafieuses, personne ne peut toucher à la drogue sans autorisation. C’est impossible. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles, par exemple, le terrorisme islamique n’a pas trouvé de place en Italie, parce que les organisations criminelles contrôlent tout. Si quelqu’un, en Italie, achète des armes, comme l’a fait la cellule terroriste de l’attentat du Bataclan qui a acheté des armes sur le marché clandestin, les mafias le savent et elles veulent savoir pourquoi. De plus, les organisations du monde entier font des affaires avec la mafia italienne ; et les organismes terroristes islamistes eux-mêmes se financent avec la drogue qu’ils vendent souvent aux Italiens. Nous en avons une preuve : les attentats terroristes d’Atocha, en Espagne, ont été financés par l’argent de la drogue vendue aux Napolitains — les Napolitains ne savaient pas que les vendeurs étaient des terroristes, ils savaient seulement que c’était un groupe de Nord-Africains. L’organisation italienne est d’une telle capillarité…

Savez-vous quel jour a été arrêté Matteo Messina Denaro, le dernier des Corleonesi (même s’il n’est pas de Corleone, il est le dernier de cette vieille famille mafieuse), quelques mois après l’arrestation d’Antonio D’Alì, l’homme politique qui assurément le défendait ? Le jour de l’anniversaire de Giorgia Meloni ! Et ce n’est pas un hasard. Un proche des Graviano, deux boss qui sont en prison — deux frères qui étaient les enfants prodiges de Cosa Nostra, des figures très féroces –, un certain Baiardo, dans une interview télévisée, avait dit : « Un jour, peut-être, quelqu’un fera un petit cadeau à ce gouvernement… » — et voilà que Denaro est arrêté précisément le jour de l’anniversaire de Giorgia Meloni ! Un petit cadeau…

C.L. : Lorsque je vous entends parler de la mafia, du pouvoir de la mafia, j’ai l’impression que rien n’a changé depuis l’époque de Falcone. Son pouvoir et sa capillarité semblent encore plus étendus, et elle a une force et une dimension internationale impressionnantes.

R.S. : La mafia d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle du temps de Falcone. La force des organisations, c’est leur capacité à se transformer… Mais dans le fond, on peut dire que les hiérarchies, les structures sont identiques. C’est ce qui fait la force de la mafia italienne : d’un côté, une superévolution économique, et de l’autre, une superinvolution culturelle. La Cosa Nostra de l’époque du juge Falcone a beaucoup changé. À l’époque, elle ne supportait pas du tout l’attention médiatique, et elle y répondait de la pire des manières, c’est-à-dire par le terrorisme mafieux : les bombes, les homicides de journalistes… Aujourd’hui, les organisations criminelles ne le font plus.

J’ouvre une parenthèse : dans mon cas, les organisations de mon territoire n’avaient pas du tout prévu, en faisant ce qu’elles m’ont fait, l’attention que cela a provoquée — sinon, elles ne l’auraient pas fait. J’avais 26 ans, elles étaient certaines de m’écraser en un rien de temps — et elles avaient raison. J’ai été un cas. Elles avaient tué un prêtre, don Peppe Diana, et il ne s’était rien passé. Elles avaient tué un syndicaliste, Federico Del Prete, et il ne s’était rien passé. Elles avaient tiré dans le dos d’un maire-adjoint, et il ne s’était rien passé. Pourquoi aurait-il dû se produire quelque chose en s’attaquant à moi ? Je n’étais rien. Cela peut sembler romantique, mais dans mon cas, les livres, le monde intellectuel, ont été le détonateur qui a suscité l’attention, provoqué un débat, apporté de la lumière ; et ils ne s’y attendaient pas. Il faut imaginer que lorsque l’organisation sicilienne — Cosa Nostra — tue Falcone, elle est convaincue de gérer aussi cela au mieux. Ils avaient déjà tué le maître de Falcone, Rocco Chinnici, et il ne s’était rien passé. Ils avaient tué tous les juges du maxi-procès, ainsi qu’Antonino Scopelliti qui devait prendre le second niveau du maxi-procès, et rien ne s’était passé — juste un vague intérêt médiatique le lendemain de l’homicide, quelques manifestations avec des bougies, et c’est tout. Ils ne s’attendaient pas à ce qui s’est produit pour Falcone. Le court-circuit médiatique est donc fondamental.

La haine que me voue mon pays continue à me faire très mal, car on m’associe au mal de mon pays. Mais la lumière qui en a résulté a contraint la Camorra à relâcher beaucoup son étreinte militaire. Aujourd’hui, Naples est une ville touristique ; ce n’était pas le cas il y a quinze ans. De nombreux projets ont mis la ville en lumière. Et lorsqu’on met une ville en lumière, on la transforme — c’est exactement ce qui s’est produit avec le Bronx, à New York. On éveille la curiosité, l’argent arrive, les organisations criminelles sont obligées d’agir autrement.

La mafia, les organisations criminelles d’aujourd’hui sont donc très attentives à l’aspect médiatique. Elles sont aussi très fortes, parce que le pays est pauvre ; le pays est construit par des richesses privées, et non par des richesses sociales. Les investissements de l’État sont de plus en plus réduits, il y a de moins en moins d’argent qui circule. La situation est désastreuse. Il suffit de faire un tour dans le Sud pour s’en rendre compte. Lorsque je parle à des amis français, allemands ou anglais, je leur dis : « Si vous voulez voir ce qui vous attend, rien de plus facile, regardez mon pays : c’est votre futur. Vous avez la chance de voir ce que vous serez dans dix ans si vous ne changez pas les règles, si vous continuez à ignorer ce qui se passe dans vos pays. » Du coup, le sujet de la mafia a pratiquement disparu ; plus personne n’en parle, elle semble appartenir au passé ou être devenue marginale, alors qu’en réalité elle est la protagoniste d’opérations économiques essentielles, et d’un recyclage intense.

C.L. : Je voudrais vous poser une question sur l’Église italienne d’aujourd’hui. L’Église a différents visages : même si le pouvoir de l’Église n’est plus celui qu’il était lorsque vous étiez enfant, elle a encore un pouvoir économique, un pouvoir politique, et aussi une présence sociale qui est attestée, je crois, dans l’attitude d’aide aux migrants, etc. Alors comment voyez-vous la position de l’Église dans l’Italie d’aujourd’hui ? Conserve-t-elle encore un pouvoir derrière la politique ?

R.S. : Je peux apporter une double réponse à cette question. En Italie, tout ce qui est encore solidarité, résistance humaniste, c’est l’Église.

Mais en même temps, une partie de l’Église est incroyablement complice, réactionnaire, anti-avortement, homophobe, violente, blanchisseuse d’argent… En d’autres termes : qui protège encore de la mafia ? L’Église. Qui aide encore les migrants ? L’Église.

Et de plus, ce pape est un pape travailliste…

C.L. : Vous venez de le rencontrer !

R.S. : J’ai en effet été invité, avec Michela Murgia et d’autres intellectuels, dans la chapelle Sixtine. Nous ne nous y attendions pas du tout. Nous avons mené une réflexion très approfondie. En ce moment, en Italie, nous sommes des parias, et lorsqu’on nous invite, on agit contre le gouvernement — c’est incroyable ! Je ne sais pas si ce genre de choses existe aussi en France ou ailleurs à l’étranger : si une université ou une librairie invite un intellectuel, cela en fait-il une ennemie du gouvernement (qui, du coup, ne leur accorde plus de subventions…) ?

C.L. : En Hongrie et en Pologne, peut-être, mais en Allemagne, en France, en Espagne, en Belgique, pas à ma connaissance.

R.S. : Je vous donne un exemple. Vous êtes un Italien qui a pris certaines positions, et en ce moment vous êtes à Salzbourg en train de réaliser votre opéra : sachez que le gouvernement et les journaux italiens feront la guerre au théâtre dans lequel vous vous produisez. Ils iront voir si le théâtre a bien payé toutes ses taxes, vérifier s’il a des extincteurs — chercher la faille pour pouvoir dire : « Ah ! Voilà pourquoi ils le produisent alors que c’est notre ennemi ! » C’est ce à quoi l’on assiste en ce moment. C’est une méthode fasciste chère aux journaux italiens d’extrême droite, des journaux qui ont la manie d’attaquer les intellectuels en première page — j’ai fait dix ou quinze fois leurs unes. Et ces journaux sont directement financés par un sénateur de la Ligue : Antonio Angelucci. Autrement dit : la politique produit elle-même les instruments au travers desquels elle attaque médiatiquement les intellectuels considérés comme des ennemis. De l’autre côté, Matteo Renzi est le directeur d’un journal depuis le mois de mai de cette année, Il Riformista. Un membre du Parlement, un homme politique qui dirige directement un organe de presse, c’est pour le moins curieux — non ?

En ce moment, le pape et l’Église mènent une grande opération médiatique sur les migrants. Le journal catholique par antonomase, Avvenire, défend les migrants et les ONG. Les scouts, d’une certaine façon, sont des associations qui essaient souvent de contrer la propagande raciste. Et puis, il y a l’autre Église, l’Église qui est toujours présente, par exemple les jours où l’on commémore Mussolini ; c’est-à-dire qu’elle est présente à Predappio, avec l’extrême droite. On peut dire que c’est une Église extrémiste de droite, minoritaire. Il y a également une Église très proche du système financier, économique, italien, de tendance conservatrice. Enfin, il y a une Église qui combat Francesco, le pape François, qui lui est franchement hostile.

Alors, être auprès du pape au moment où, en Italie, vous êtes isolé, combattu, prend un tout autre sens. D’ailleurs, le pape donne aux intellectuels un rôle que leur refusent les gouvernements populistes, qui considèrent les intellectuels comme des traîtres, l’expression de l’establishment, des « pouvoirs forts », selon leur formule.

C.L. : Meloni est au pouvoir depuis dix mois : son voyage au sein du pouvoir, durant ces dix mois, est-il celui que vous aviez imaginé, ou avez-vous été surpris par sa capacité tactique à se placer au centre des trois droites, en mettant Salvini sur la touche ?

R.S. : En fait, je m’attendais exactement à ce qu’elle fait : face à l’Europe, elle essaie de sembler démocrate, conservatrice, surtout pas d’extrême droite ; elle veut intégrer les populistes. Elle vit une situation très privilégiée car elle n’a pas de réelle opposition de la part des moyens de communication. Comme je l’ai déjà dit, presque tous les grands journaux, à de très rares exceptions près, dépendent de l’État italien. Lorsqu’on traverse une crise économique, les journaux survivent grâce à l’État, directement (avec les financements publics) et indirectement. Mettons qu’un journal attaque le gouvernement. Le gouvernement, alors, prend l’argent des grands groupes — chemins de fer, poste… –, il bloque les publicités et explique aux entrepreneurs : « Vous voulez rester un interlocuteur pour le gouvernement ? N’achetez pas de publicités chez eux. »

C.L. : Vous parlez aussi des journaux connus à l’étranger, comme La RepubblicaLa StampaCorriere della Sera ?

R.S. : Tous les journaux hésitent plus ou moins, certains moins que d’autres. La Stampa de Massimo Giannini n’a pas ce genre de timidité, d’autres si. La peur est économique. Ce n’est pas une contiguïté idéologique. Si vous tapez trop fort, vous n’avez plus d’argent. À l’heure où plus personne n’achète le journal, c’est seulement à l’aide des prébendes, de la charité que vous font les entreprises que l’on peut avoir de l’argent. C’est pour cela que la conjoncture est favorable à Meloni. Avec Berlusconi au gouvernement, c’était différent : les journaux se vendaient encore, les retombées de la télévision étaient encore importantes, et donc, même si Berlusconi vous attaquait, et il ne s’en privait pas, vous aviez des ressources économiques et des lieux de consensus indépendants de la politique.

Un exemple : The Guardian — et seulement lui — prête une grande attention à un mensonge du ministre de la Défense, Guido Crosetto, qui avait annoncé que des migrants avaient fait une sorte de mutinerie sur un bateau qu’ils avaient contraint à se dérouter — il avait dit : « Les migrants ont détourné un bateau » –, et que des troupes d’assaut — le bataillon Saint-Marc, je crois — étaient intervenues. C’est complètement faux : le parquet napolitain, qui a géré cette crise, a dit officiellement qu’il n’y avait eu aucun détournement ni aucune tentative de détourner un bateau. Ce à quoi le gouvernement italien a répondu qu’il y avait tout de même eu cette alarme. Or non, le capitaine n’a jamais dit qu’il y avait un détournement, mais simplement qu’il avait vu un migrant avec un couteau, couteau qui a servi à découper une bâche sous laquelle se trouvaient des personnes déshydratées, des enfants et même des personnes handicapées. Personne, en Italie, n’est allé trouver Crosetto pour lui demander : « Monsieur le Ministre, pourquoi avez-vous menti ? » Au lieu de quoi, c’est le service de presse du ministère qui a appelé le journal The Guardian pour demander : « Mais pourquoi avez-vous dit ça ?! » En Italie, le gouvernement a cette habitude de contact direct avec les médias. C’est pourquoi il est essentiel pour moi de parler à l’étranger, comme nous le faisons en ce moment grâce à vous, pour dire que nous avons besoin que les Français, les Anglais, les Allemands — démocrates — s’occupent de l’Italie, sinon c’est la fin. L’extrême droite française, le Rassemblement national, l’AfD ou Vox, qui est très proche de Meloni, suivent avec beaucoup d’intérêt ce qui se passe en Italie, car ils veulent pouvoir dire à l’électorat modéré conservateur : « Vous avez vu ? Même quand l’extrême droite — ce que vous appelez l’extrême droite — est au gouvernement, elle respecte la démocratie ! » C’est une façon de dire : « Ne craignez rien. » Mais en fait, il y a vraiment de quoi avoir peur lorsqu’on est témoin d’histoires comme celle qui me concerne. Et je ne suis pas le seul… Luciano Canfora, l’un des plus célèbres philologues italiens, spécialiste de l’Antiquité (né en 1942, il est plus âgé que moi), a été accusé le 25 mai 2023. La Première ministre a annoncé une poursuite contre Canfora parce que, dans un lycée de Bari, il l’a qualifiée de « néonazie dans l’âme ». Accusé ! Cela signifie qu’il appartient à la dialectique politique de répondre à une accusation de ce genre.

C.L. : Ce qui veut dire, comme pour vous, un procès.

R.S. : Exactement.

C.L. : L’Italie a réussi à baptiser cette coalition de droite « centre-droit ». Pourquoi ne l’a-t-on pas immédiatement appelée « gouvernement d’extrême droite » ?

R.S. : Il n’y a que l’Italie qui considère qu’elle a un gouvernement de centre-droit. Partout ailleurs dans le monde, on le considère comme un gouvernement d’extrême droite — même les extrêmes droites polonaise et hongroise, c’est-à-dire même leurs amis. La présence de Berlusconi déplaçait l’axe vers le centre. C’est la stratégie habituelle, cela a été celle de la gauche, et c’est aujourd’hui celle de la droite : essayer de se déplacer vers le centre, car le centre donne une garantie de longévité et le sentiment que « tout le monde a quelque chose à y gagner ». Mais le centre ne signifie pas que dans les faits on est modéré. J’ai une formation libertaire, socialiste, et je respecte le concept de modération ; mais il n’a strictement rien à faire ici, il ne correspond pas à la réalité du contexte politique italien aujourd’hui. En entrant au gouvernement, la gauche devait chercher un mode d’expression différent, par exemple essayer d’établir — y compris avec les moyens de l’information — un dialogue avec une droite démocratique et libérale, pour tenter de faire évoluer le pays dans cette direction. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Par peur, on a accepté que l’autre partie impose des personnalités totalement compromises. Et donc on retrouve dans les débats médiatiques des personnes visiblement racistes, homophobes, désireuses de répandre des fake news. Mais que font-elles là ?! Cela vient du présupposé qu’il doit y avoir une sorte d’équilibre, une proportion, pour « que chacun ait ce qui lui revient ». Mais cet « équilibre » est dangereux : si l’on prend un Juif, doit-on aussi prendre un nazi ? Si l’on prend un géologue, doit-on également prendre un platiste ? Certes, il faut prendre des personnes qui représentent différentes positions, mais des personnes de valeur et qui font autorité — et cela demande une certaine capacité de discernement. Même si l’on ne partage rien de ce que dit quelqu’un, on doit pouvoir évaluer sa qualité. C’est donc un arbitrage, dont les partis doivent assumer la responsabilité. Dès l’instant où un antivax a la même autorité qu’un médecin, c’est fini. Aujourd’hui, « l’équilibre » n’a plus aucun sens en Italie, C’est pour cela qu’a pu accéder au pouvoir quelqu’un comme Giorgia Meloni qui, pendant sa campagne électorale, a dit que l’arrivée des migrants menait à une invasion de l’Europe et a parlé de « remplacement ethnique » — ce qui est l’argument de la droite nazie –, sans qu’il ait été possible d’avoir un vrai débat à ce sujet.

C.L. : Il faut aussi tenir compte du fait que Berlusconi, Meloni et Salvini ont véritablement mis leurs corps au centre de la politique — une invention, ou plutôt une réinvention populiste. Giorgia Meloni a intitulé son livre : Moi, Giorgia Meloni, mes racines, mes idées. Salvini est allé se montrer sur les plages, il fallait que son corps soit vu. Pour moi, il y a là un lien évident avec l’inventeur du populisme fasciste qu’était Mussolini : le corps de la personne, de celui qui parle, est véritablement central. Croyez-vous que l’on puisse aller contre ce culte du corps, de l’ego, que l’on puisse affronter cette prédominance du corps et de l’ego avec la raison, avec des arguments ?

R.S. : Vous avez certainement raison : la droite a toujours su utiliser le corps beaucoup mieux que la gauche. D’abord, il y avait chez Berlusconi, avec ses blagues, ses bons mots, ses sourires, une capacité à susciter l’empathie. Au fil du temps, la gauche s’est contrainte au moralisme, à incarner l’instance toujours prête à dénoncer le faux pas. C’est ce qui a permis à Berlusconi de dire à la télévision, pendant un meeting : « La gauche me dit “rentre chez toi !” Mais je suis bien embêté parce que j’ai plus de vingt chez moi, alors lequel choisir ? » Et son électorat — pauvre — applaudit, alors qu’à gauche il aurait provoqué un tollé. La gauche se met toujours dans une posture inquisitoriale, de sorte que si, par exemple, la magistrature ouvre une enquête sur vous, même si elle ne vous concerne pas du tout, la gauche vous abandonne aussitôt. C’est ce qui est arrivé au syndicaliste Aboubakar Soumahoro, qui n’est concerné par aucune enquête. Avant même de savoir ce que donnera l’enquête sur sa femme, accusée de mauvais traitements envers des réfugiés et de malversations, il a déjà été abandonné. La droite, au contraire, ne vous lâche pas, quoi que vous ayez fait — c’est très important. Le corps, à droite, est donc un corps beaucoup plus libre, alors que celui d’une personne de gauche est toujours plus effrayé : si vous êtes bien habillé ou si vous vous habillez mal, si vous êtes trop riche, cela ne va pas… On vous juge toujours trop. Aujourd’hui, il faut être de droite, on est plus libre — même sexuellement. À droite, on peut se contredire : vous pouvez être contre le divorce et divorcer dix fois, vous pouvez être libertin, frauder le fisc. La réponse de la droite est toujours qu’on fait ce qu’on peut, on cherche de l’argent, du sexe… On cherche tous le plaisir, parce c’est la vie. La gauche, en revanche, pense qu’il faut la justice, l’égalité. La vision de droite de la vie, du corps, est terriblement contradictoire dans les faits, mais elle est plus confortable.

C.L. : Je voudrais que nous évoquions maintenant une autre figure incontournable de la vie politique italienne, aujourd’hui vice-président du Conseil des ministres et ministre des Infrastructures, Matteo Salvini, le patron de la Ligue. Depuis des années, vous menez également sur ce flanc de la politique italienne de virulents combats…

R.S. : L’un des combats menés contre Salvini a été un moment tout particulièrement important pour moi ; c’est une des rares batailles que j’ai gagnées (rires)… Pendant les meetings, Salvini portait un tee-shirt de la police — chose incroyable dans une démocratie ! Et savez-vous pourquoi il faisait cela ? Il disait que c’était un hommage. En réalité, c’est très inquiétant, ambigu, dangereux. Ce n’est pas la même chose de porter l’uniforme le jour de la fête de la police, où là, c’est en effet un hommage — tous les Premiers ministres l’ont fait –, ou encore lors de missions à l’étranger, où l’on est soldat pour un jour. Dans les meetings, c’est différent. Y porter l’uniforme, c’est faire passer un message clair et précis : « Si vous avez un problème avec Salvini, vous avez un problème avec la police. Je ne peux pas me tromper, je ne peux pas encourir un procès, je suis la police ! » Maintenant, il ne le fait plus, mais c’était une violation de la Constitution, une tentative de ne pas séparer les pouvoirs.

C.L. : Comment envisagez-vous l’avenir proche de Salvini, qui doit survivre à la tête de son parti alors que des dissensions internes à la Ligue se font régulièrement entendre ?

R.S. : Salvini traverse une très grave crise. Je vous invite à jeter un coup d’œil sur les documents qui ont fait classer l’enquête sur le financement russe de la Ligue par Salvini. Les juges écrivent qu’ils ont été contraints de la classer parce que la Russie n’a fourni aucune preuve, elle n’a pas collaboré à l’enquête ; mais ils disent avoir la preuve de la tentative russe de donner une somme énorme — plus de vingt millions d’euros — à Salvini. Le fait de classer cette affaire marque la vraie fin politique de Salvini ; cela montre qu’en réalité il était au service de Poutine. Et je crois que Giorgia Meloni ne supporte pas sa présence, car il fait tout pour mettre la barre à droite, ce qui nuit à l’image de respectabilité, évidemment factice, qu’elle cherche à donner de son gouvernement. À ce jour, ce gouvernement — Salvini, Meloni — n’a rien réalisé. Au contraire, il s’enfonce dans l’abîme — les débarquements des migrants ont augmenté, les impôts n’ont pas baissé, Meloni n’a tenu aucune de ses promesses. Même s’il faut reconnaître que l’Italie est un pays ingouvernable, avec une démocratie très fragile, une magistrature et une justice incroyablement lentes sur lesquelles le gouvernement exerce une énorme pression. En d’autres termes : on a là tous les éléments d’un désastre majeur. Cela dit, chaque fois qu’elle est à l’agonie ou en difficulté, la droite ressort les migrants, l’homosexualité, les drogues légères, parce qu’elle sait que sur ces sujets, elle fédère son électorat — je devrais peut-être même dire son « public » plutôt que son « électorat », car elle traite les électeurs comme le public des réseaux sociaux, auquel on demande de mettre des « likes ». À Milan, les enfants enregistrés comme enfants de deux femmes ont été effacés des registres. Les ONG ont été bloquées, alors que des centaines de personnes qu’elles auraient pu sauver meurent en mer. Je pense que l’Italie est sur le point de basculer dans un désastre économique. C’est là que l’extrême droite sera abandonnée par son électorat. Quand il ne suffira plus de taper sur moi, de taper sur les minorités — de taper médiatiquement, pour l’instant –, quand il ne suffira plus d’alimenter un consensus de ce genre, à ce moment-là cette extrême droite s’écroulera.

C.L. : Une autre chose qui est très impressionnante, vu de l’étranger, c’est le nombre de féminicides dans votre pays . Deux femmes sont à la tête des deux partis les plus importants aujourd’hui en Italie : Giorgia Meloni et Elly Schlein. Nous pourrions donc supposer que l’Italie appartient à la classe supérieure des démocraties eu égard à la place faite aux femmes dans la politique à des postes stratégiques. Mais lorsqu’on regarde de plus près, qu’on lit les journaux et qu’on se trouve face à ce nombre incroyable de féminicides, on a vraiment l’impression qu’il existe encore un problème central dans le rapport hommes-femmes en Italie. Est-ce également votre impression ?

R.S. : C’est un héritage culturel dramatique. On n’a sans doute jamais vraiment travaillé sur la prévention ; il n’y a jamais eu d’investissement véritable, aucune formation dans les écoles. Et maintenant, on en paie le prix. Un exemple, qui en apparence n’a rien à voir : il y a des années, pendant l’émission télévisée de Bruno Vespa, Berlusconi appelle en direct et dit à Rosy Bindi, une femme politique : « Vous êtes plus belle qu’intelligente » — c’était juste pour faire un bon mot. Une telle affirmation encourage dans une grande part du pays une attitude machiste et violente. Il y a quelques mois, Ignazio La Russa, le président du Sénat, a déclaré que « les femmes seront réellement les égales des hommes lorsqu’une femme grosse et laide deviendra présidente du Sénat, alors que jusqu’à présent, celles qui ont du succès doivent nécessairement être belles ». Mais qu’est-ce que cela veut dire ?! De la part du président du Sénat ?! L’Italie a depuis toujours cette agressivité, cachée derrière la bonhomie de l’étalon, du mâle sympathique, baiseur invétéré. Par exemple, lorsque Berlusconi, au moment où il cherchait à devenir président de la République, allait au stade — on trouve cela partout sur les réseaux sociaux –, il prenait congé de ses amis en disant : « Je dois vous quitter parce que je vais chez les putes ! » Une attitude et des propos de ce genre pouvaient en faire un homme très libéral, car quelqu’un qui se comporte ainsi pousse à une totale liberté morale, une liberté des droits. En s’efforçant de ne pas juger, de ne pas tenir compte de cet aspect scandaleux et vulgaire, on pourrait se dire qu’il s’agissait peut-être d’une opération informelle, d’attitudes excessivement provocatrices pour inciter le pays à accueillir des sexualités différentes, des comportements différents — mais en fait, non. Ce machisme, qui pouvait sembler une provocation libertine et libertaire de Berlusconi, sombrait ensuite dans l’horreur de comportements autoritaires, conservateurs et réactionnaires, comme le sabotage du droit à l’avortement, la persécution des minorités, l’homophobie presque généralisée… Et à mon avis, tout cela a contribué à une progression alarmante des féminicides.

C.L. : Vous vous rendez dans les écoles pour y parler avec les élèves. Selon vous, que représentez-vous pour les jeunes qui sont face à vous ? Vous ont-ils lu ? N’êtes-vous pas qu’un personnage public parmi d’autres ?

R.S. : Soit leurs professeurs leur ont parlé d’un de mes livres, soit ils m’ont vu sur les réseaux sociaux. On me considère comme une sorte de divulgateur, comme quelqu’un qui explique le fonctionnement du pouvoir criminel, au point que dans les classes, ce sont les cancres qui me suivent — alors qu’en général, quand un auteur est invité dans une école, ceux qui le suivent sont les meilleurs de la classe, tandis que les moins bons élèves détestent voir arriver un écrivain. C’est parce que je parle de drogue, d’armes… Ils veulent parler avec moi des morts, de la cocaïne, des boss, savoir combien ils sont payés — et je me retrouve donc avec ces gamins qui échouent souvent, et qui sont tous là parce qu’ils veulent parler de cocaïne et d’autres sujets scabreux. Et ce que je remarque, c’est que ce sont souvent des garçons très avisés qui se font ensuite avoir par la propagande populiste et qui en viennent à dire : « Mais les Noirs… », « tous ces homosexuels qui veulent détruire nos familles… » J’ai essayé de comprendre la raison de cette dérive : c’est à cause de la misère, et parce que la gauche n’a jamais aidé les quartiers pauvres, qu’à la fin on en arrive toujours à considérer que c’est l’immigré qui a apporté la saleté, les problèmes. C’est beaucoup plus difficile de regarder en face la crise des subprimes, la crise des finances ; cela demande d’étudier beaucoup. Le complot, c’est plus facile ; c’est une réponse simple à un problème complexe. Il est beaucoup plus aisé de dire : « Ils arrivent et nous détruisent. »

C.L. : À votre avis, est-ce un échec de l’école, du système éducatif italien ?

R.S. : D’une certaine façon, oui. L’école a de moins en moins de possibilités, de ressources pour former les enfants. Le niveau baisse partout — même si parfois, sur le terrain, on trouve de bonnes écoles, des professeurs qui résistent. Le système s’écroule, mais ce n’est pas la faute de la droite, c’est celle de tous les gouvernements. Je suis complètement athée ; pourtant, aussi incroyable que ce soit, je dois reconnaître que lorsque quelque chose marche, c’est parce qu’il y a une bonne école et une Église qui fonctionne bien : vous voyez, par-delà toutes les idéologies, il y a mon expérience.

C.L. : Selon vous, le niveau des inégalités sociales tend-il à s’uniformiser ?

R.S. : Non. Dans le Piémont, par exemple, où le tissu social fonctionne encore, les choses vont mieux. En Émilie-Romagne, l’aide sociale qui existait du temps du parti communiste est désormais un mythe du passé — mais cela va quand même mieux aujourd’hui qu’en Campanie ou en Calabre, qui est une région abandonnée. En Sicile, dans les Pouilles, c’est un peu mieux. Le sud des Pouilles est un pays différent du Sud calabrais. L’intérieur de la Campanie est dans une situation dramatique par rapport à Naples qui est en pleine croissance. Il y a toujours des croissances individuelles, des personnes qui vivent de chambres d’hôtes, de petits hôtels, d’une pizzeria, c’est-à-dire de choses individuelles. Dès que des touristes arrivent, ils les coincent et leur font dépenser tout leur argent — c’est généralement ce qui arrive dans les régions touristiques italiennes. En plus, Naples est une ville tellement extraordinaire qu’elle fascine le monde entier. Et puis, je dois également dire qu’il y a dix ans, une compagnie aérienne low cost a fait un sondage pour savoir pourquoi les gens venaient à Naples ; et les réponses étaient : « Saviano/Ferrante », alors qu’en Italie on me détestait — Elena Ferrante, personne ne sait qui c’est, donc on ne peut pas l’agresser physiquement. C’est comme si Scorsese était considéré comme l’ennemi de New York parce qu’il a raconté la mafia de New York, comme si Coppola — je ne me compare pas, ce ne sont que des exemples — était interdit de séjour parce qu’il a raconté l’histoire de la mafia et détruit l’image de New York, de Little Italy — je dois dire que dans le cas de Coppola, les Italo-Américains n’ont jamais pardonné, ils le haïssent profondément.

C.L. : Le 12 octobre prochain, vous serez de nouveau au tribunal par la volonté de Giorgia Meloni : comment vivez-vous cette incroyable rencontre avec le monde de la justice pour défendre votre position ? Le tribunal est-il aussi un lieu où l’on fait de la politique ?

R.S. : Oui, dans la mesure où le tribunal est un lieu où l’on fait de la politique à travers des déclarations, des prises de position. L’horreur de cette histoire, c’est que les coupables se sont cachés derrière l’immunité parlementaire. Maurizio Gasparri a dit que j’étais « sans scrupules » ; le tribunal a demandé son procès, puis l’a bloqué. Matteo Salvini a qualifié Carola Rackete, la commandante du Sea-Watch 3, de « complice des trafiquants et des assassins ». Le tribunal de Milan a demandé un procès contre Salvini : il a été bloqué par le Sénat. Moi, en revanche, je vais avoir un procès. Ils ne veulent pas prendre en compte le contexte de la phrase dans laquelle j’ai dit : « bâtards, comment avez-vous pu ?! » Ils s’arrêtent à « bâtards ». Mais ce mot, j’ai dû le choisir à dessein parce que je devais dénoncer leur culpabilité morale, leur complicité dans ces morts, car pendant des années ils ont délégitimé et insulté les ONG et les migrants ; et ce faisant, ils ont rendu ces morts légères, ils les ont dépouillées de leur réalité dramatique en les reléguant loin du débat, de sorte que chaque nouvelle mort qui survient, chaque nouveau naufrage est toujours moins grave, ils ne nous concernent pas, ce sont les autres qui doivent s’en charger. Cela a été rendu possible par dix ans d’insultes et de mensonges, dix ans de tensions racistes, durant lesquels on a fait passer ceux qui sauvent la vie des autres pour des complices. Je devais donc dire « bâtards, comment avez-vous pu ?! », et je l’ai dit dans un contexte très précis, en venant de voir la vidéo d’une femme qui avait perdu son enfant nouveau-né dans l’eau.

C’est clairement un procès politique que l’on m’intente. En aucun cas un Premier ministre ne devrait faire un procès à quelqu’un en ayant tous les moyens à sa disposition, encore moins à un intellectuel… Un citoyen devrait faire un procès à un homme politique, et non le contraire. Mais en Italie, on s’efforce de faire passer les hommes politiques, qui ont un pouvoir bien précis, pour des citoyens quelconques, comme s’il y avait quelque chose de commun entre un ministre et un citoyen, entre un ministre et un intellectuel — c’est faux. Celui qui a du pouvoir n’est pas l’égal de quelqu’un qui n’en a pas. Son comportement doit se borner au périmètre que la démocratie lui accorde. Il y a une disproportion absolue entre moi et un Premier ministre ou un vice-Premier ministre (car j’ai aussi un procès avec Salvini).

C.L. : D’après vous, que cherche Giorgia Meloni en s’attaquant à vous de cette manière ?

R.S. : Un symbole, comme toujours, comme les journaux d’extrême droite qui publient ma photo. Elle cherche à rassembler contre moi, qui illustre parfaitement ce que son public déteste : l’intellectuel, la bataille pour les droits, la lutte contre la mafia… Je suis donc la cible parfaite. En me poursuivant, ce que veut obtenir Meloni est simple : me faire payer et, surtout, faire passer un message très clair : il y a des limites à ne pas dépasser dans les critiques qu’on lui fait. Le pouvoir exécutif rappelle au pouvoir judiciaire les limites de la liberté d’expression.

C.L. : Vous avez plusieurs fois souligné par le passé le fait qu’en Italie, les intellectuels n’ont pas, dans la presse, dans l’espace public, la même présence qu’en France. J’ai pourtant l’impression qu’en Italie, il y a toujours de grands intellectuels et qu’il y a encore des journalistes, des éditorialistes — Ezio Mauro, par exemple — qui ont des espaces pour évoquer des sujets politiques et historiques essentiels pour condamner avec précision et profondeur les dérives de certains, du gouvernement en particulier ? Comment préciseriez-vous cette différence ?

R.S. : En réalité, le rôle des intellectuels en Italie est de moins en moins important, avant tout parce que les intellectuels italiens sont des couards, ils ne prennent pas position, ou alors seulement avec une extrême prudence : « Je suis de gauche dans mes livres, je n’ai pas besoin d’intervenir sur Cutro[1] », « je suis démocrate, mais je n’ai pas besoin d’intervenir sur le procès de Saviano » — tous muets, parce que cela peut servir. Donc, avant toute chose, l’intellectuel italien est un froussard. C’est un peu différent pour le journaliste auquel on demande de donner son opinion — mais de moins en moins. Tout à l’heure, vous avez cité Ezio Mauro, que je considère justement comme l’un des esprits les plus brillants en Italie, mais qui est de moins en moins sollicité. Les espaces d’expression sont de plus en plus restreints. Dans cette dynamique, il arrive qu’on ait des débats, des talk-shows, c’est-à-dire des sortes de défis où l’on doit prendre parti pour l’un ou pour l’autre — on ne comprend d’ailleurs jamais vraiment qui a eu raison, qui dit des bêtises et qui n’en dit pas. Le problème — qui me semble différent en France mais qui va s’y poser aussi –, c’est que les intellectuels ont peur ; et ils ont peur parce que dès l’instant où quelqu’un prend position sur les réseaux sociaux, il perd une part importante de son public. De sorte que lorsqu’ils prennent position, on dit aux sportifs ou aux chanteurs : « Fais ton travail » — c’est-à-dire : « Ne t’occupe pas de politique, parce que là, c’est celui qui cogne le plus fort qui gagne ; toi tu es chanteur/joueur de tennis, fais ce que tu veux, mais ne viens pas nous embêter avec la politique ! » Imaginez-vous demander cela à John Lennon, à Fabrizio De André, à Brassens ? Leur dire : « Non, vous, vous faites votre travail de chanteur et rien d’autre, vous ne prenez pas position » ? C’est impensable ! Les populistes savent parfaitement qu’ils peuvent gagner en s’appuyant sur le malaise, la colère. Mais si un personnage public intervient, qui dit : « Non ! Ça ne se passe pas comme ça ! », ils sont face à un mur. C’est pourquoi je n’ai jamais vu autant de lâcheté que ces dernières années chez les intellectuels les plus célèbres en Italie, justement parce qu’ils préfèrent conserver une certaine neutralité.

C.L. : Il y a tout de même des festivals comme celui à Bologne organisé par le quotidien La Repubblica, le Salon du livre de Turin, le Festival de littérature de Mantoue, le Festival de philosophie de Modena, Carpi e Sassuolo et d’autres initiatives que je trouve remarquables ; une foule de gens viennent suivre ces événements. Il y a donc encore, en Italie, une population — des jeunes, le plus souvent, mais pas uniquement — passionnée par ces rencontres avec des écrivains, des intellectuels, des journalistes, des gens qui veulent continuer à s’informer, à participer aux débats publics…

R.S. : Vous avez raison, et mes amis écrivains étrangers me le disent souvent. Ils me disent par exemple qu’en Amérique, on ne remplit pas un théâtre en parlant de l’Iliade, alors qu’en Italie, si. Et je pourrais même apporter une explication : c’est possible en Italie parce que la littérature ou la culture plus largement remplacent l’opposition qui y est absente. La place qui, ailleurs, est occupée par la politique, est occupée en Italie par les festivals culturels. Cela me rappelle Thomas Mann qui disait que lorsqu’il n’y a pas d’opposition en politique, ce sont les écrivains qui s’en chargent — eh bien, en Italie, depuis Berlusconi, c’est un peu comme cela. Dario Fo, Nanni Moretti… Je parle de cette époque. Même moi, je suis perçu comme si j’étais un homme politique. C’est quelque chose que je ne supporte pas, quelque chose qui me fait beaucoup souffrir, mais je suis considéré comme cela parce qu’il n’y a pas de véritable opposition, donc c’est à nous que ce rôle incombe… Mais pourquoi les journaux de droite attaquent-ils les intellectuels ? Parce qu’ils ont besoin de poids lourds sur le ring, et que les hommes politiques de gauche ne pèsent pas assez lourd pour provoquer la haine qu’ils cherchent à diffuser.

Traduit de l’italien par Chantal Moiroud.


[1] Roberto Saviano fait allusion à la tragédie du 26 février 2023, aux 86 victimes du naufrage d’un bateau de migrants en provenance de la Turquie survenu au large de la Calabre.