Franck Mignot choisit pour titre « Mollesse », mais il aurait pu tout aussi bien choisir « Aboulie », ce rétrécissement de la volonté. Samuel, le narrateur de Mollesse, est un époux et un père de famille qui se laisse porter par une vie à peu près insignifiante : il a un boulot dont le lecteur ne sait rien, va chercher ses enfants à la sortie de l’école, discute avec des mères de famille, fait de longues marches avec un copain de longue date. Une vie des plus ordinaires, sans aspérité apparente, narrée sur le mode du simple constat, sans émotion. On est en Bretagne, au temps du déconfinement. Dans ce coin de Bretagne, des Parisiens sont venus s’installer, fuyant la capitale, profitant des avantages du télétravail.

Peut-être faut-il voir dans le choix de cette période – l’après confinement, cet épisode particulier de nos vies intimes et collectives – un indice : Samuel et son épouse Amandine n’ont plus de relations sexuelles depuis quatre mois, ils se côtoient sans rien partager, dans une sorte d’indifférence polie. Mais la vie coule, tranquille. Samuel, toutefois, a des velléités d’adultère. Le regard qu’il porte sur les mères de famille à la sortie de l’école n’est pas innocent. Il va coucher avec une femme de son quartier, une baise rapide et sans conséquence. Croit-il. L’adultère intervient au milieu exact du roman, et à partir de là tout bascule :

« Ce ne sont pas les disputes qui m’ont amené à tromper Amandine. Ce n’est pas parce qu’on est mal en couple qu’on trompe. Plus simplement je crois : par opportunisme, par manque de volonté, un peu comme quand on retourne au placard chercher le paquet de gâteaux qu’on a pourtant rangé deux fois. » 

L’aboulie avouée est, paradoxalement, l’explication du passage à l’acte. Premier passage à l’acte – sexuel – qui conduira à un autre acte, improbable voire impossible, mais découlant d’une logique impitoyable. Cette logique-là sous-tend le texte, un texte qui coule tout seul, de sa source à son delta, sur un cours paisible et implacable. La source est sans doute littéraire – à chercher du côté de L’Étranger de Camus – mais le delta est une ramification d’une logique saisissante. 

Il est dommage – mais impératif – de ne pouvoir détailler le deuxième pan du roman. Disons simplement qu’il y est question, par exemple, de chantage. Disons que le personnage de la collègue de travail de Samuel – ce travail dont on ne sait toujours rien – est l’incarnation du paradoxe. Elle qui « pensait qu’il ne fallait jamais accepter les chantages » s’offre, en quelque sorte, en sacrifice, pour sauver Samuel. Et de cette mort première découlent les autres morts. 

Le mot est à la mode : malaisant. Le déroulement de Mollesse est malaisant, et par là-même, percutant. Sidérant, même. La place des femmes – plus que leur rôle – est parfaitement délimitée. Elles sont soit mères, soit objets sexuels, soit protectrices et salvatrices. Samuel explique, tranquillement, comme ça, en passant, qu’au moment de prendre un chien il a choisi une chienne, parce que les femelles sont plus faciles. Un des personnages explique qu’il a une idée de création d’entreprise : produire et vendre du fromage à base de lait maternel, idée qui avait déjà été développée dans une nouvelle, sur un autre mode, par Sylvain Jouty il y a quelques dizaines d’années. Mollesse n’est pas un roman sociétal, la comparaison avec Houellebecq serait vaine et fausse. Mollesse est un roman qui, sous des airs de ne pas y toucher, plonge dans la psyché d’un personnage lambda, inintéressant, qui commet l’irréparable sans en avoir vraiment conscience, puis qui revient sur les lieux de son crime pour parachever son acte :

« Je pensais que j’avais fait quelque chose qui ne serait plus jamais à faire, quelque chose d’unique et d’interdit. Je n’étais pas fier, mais j’avais le sentiment, la certitude, d’avoir fait quelque chose d’irréversible. »

Qui est cet homme lambda qui va jusqu’au crime, sans vraiment savoir pourquoi ? Ce personnage prénommé Samuel – dont l’étymologie signifie « son nom est dieu » ? Le Samuel de Mollesse est un homme qui n’a rien à faire de Dieu, un homme de rien, même pas dépassé par les événements qu’il provoque, un spectateur de sa vie, un acteur de la mort des autres, détaché et partie prenante. Mollesse est de ces romans qui poursuivent le lecteur bien après la lecture, un texte resserré parfaitement scindé : une première partie d’observation désabusée, une deuxième partie d’action déconcertée – entendons par là non préméditée, du moins jusqu’au crime ultime. 

Mollesse est un court texte qui, sans aucun recours à la métaphore dans l’écriture, parvient à métaphoriser le traumatisme du confinement et à le transmuter jusqu’à l’absurde existentiel. Samuel dit qu’il s’agit de « raconter cette histoire jusqu’au bout ». Et le bout du bout, c’est le texte, boucle parfaitement bouclée par le narrateur : « j’en ai fait un livre. Une histoire. »


Franck Mignot, Mollesse, éd. P.O.L, mars 2023, 144 p.