Photographe et documentariste, Marc Roussel a coréalisé avec Bernard-Henri Lévy trois longs-métrages sur l’Ukraine post-Maïdan : Une autre idée du monde, en 2020, qui l’évoquait déjà en partie ; puis, au premier semestre 2022, Pourquoi l’Ukraine ; et maintenant, Slava Ukraini, qui sort en salles le 22 février 2023. Entretien.
Maria de França : Vous avez réalisé divers reportages à travers le monde, mais la question ukrainienne semble vous intéresser tout particulièrement puisque, après avoir suivi sur place la révolution de 2014, vous y êtes retourné à plusieurs reprises. Slava Ukraini est le deuxième film sur cette guerre voulue par Poutine que vous coréalisez avec Bernard-Henri Lévy. Pourquoi le combat des Ukrainiens vous mobilise-t-il tant ? Qu’y a-t-il à raconter ?
Marc Roussel : Mon intérêt pour l’Ukraine est lié à un intérêt plus général pour les ex-Républiques soviétiques, pour cette région du monde qui, depuis la fin de la guerre froide, est en mutation permanente, en ébullition, en tentatives de s’affranchir de son lien avec le tuteur russe. Depuis cette période, depuis 1991, j’ai beaucoup travaillé sur les ex-Républiques soviétiques, dans le Caucase, en Asie centrale, car je pense que ce sont des mondes émergents, à la fois politiquement et économiquement, des mondes en pleine révolution et qui tentent de se démocratiser, malgré les freins qu’on peut imaginer.
C’est aussi une histoire familiale qui m’a poussé à m’intéresser à cette région du monde. Mon grand-père était un républicain espagnol – il avait fait la guerre de 1936 contre le fascisme et s’était naturellement engagé dans le sillage des communistes. J’étais fasciné par cette bipolarité entre le communisme à la soviétique et le capitalisme à l’américaine, et j’ai cherché à comprendre quel était le meilleur des deux mondes. La planification ou le marché ? Aujourd’hui, on le sait, mais dans les années 1970-80 ce n’était peut-être pas encore si évident. Après la chute du mur, après l’implosion de l’URSS fin 1991, j’ai couru pour découvrir cette terra incognita, et voir ce qu’il y avait de bon et de mauvais. L’Ukraine en fait naturellement partie. Mais curieusement, le hasard fait que je n’y suis jamais allé avant 2014.
MdF : Et qu’est-ce qui vous a poussé à vous y rendre en 2014 ?
MR : Bernard-Henri Lévy m’a appelé, à l’hiver 2013-14, pour me proposer de l’accompagner à Kiev. Et étant donné ce que je viens de vous dire, j’ai évidemment sauté à pieds joints dans l’aventure. Nous nous sommes donc retrouvés au mois de janvier/février sur le Maïdan, à Kiev, et nous avons assisté à cette révolution relativement pacifique, même s’il y a eu quelques événements tragiques. Nous nous y sommes rendus à plusieurs reprises pendant cette période de révolution dite du Maïdan. Puis cela s’est poursuivi après l’élection présidentielle, une élection dans laquelle Bernard-Henri Lévy a, une fois encore, montré l’étendue de son pouvoir, si j’ose dire, en jouant un rôle assez déterminant dans l’élection de Petro Porochenko.
MdF : Pouvez-vous nous raconter cet épisode ?
MR : Durant cette période, vers la fin des événements du Maïdan et avant l’élection présidentielle ukrainienne, nous avons rencontré un certain nombre de candidats à l’élection présidentielle, dont Vitali Klitschko qui, depuis, est devenu le maire de Kiev, Ioulia Tymochenko et Petro Porochenko. Et je me souviens très bien que lorsque nous avons terminé l’entretien avec Porochenko, qui était le dernier que nous avons vu, Bernard-Henri Lévy, Gilles Hertzog et moi, nous nous sommes dit : « C’est lui ! Cela ne fait aucun doute. C’est vraiment le meilleur de tous ! Il a la stature, il a le sens politique : c’est lui qu’il faut soutenir. » Et dans le taxi qui nous emmenait à l’aéroport pour rentrer à Paris, après un énième séjour à Kiev, Bernard a pris son téléphone – ce n’est pas de l’ordre du secret, puisqu’il l’a lui-même évoqué il n’y a pas longtemps –, il a appelé François Hollande, qui était le président en exercice de l’époque, et lui a dit : « Je viens de voir un certain nombre de candidats, dont Petro Porochenko qui me semble un homme d’avenir pour l’Ukraine. » Bernard a suggéré à Hollande de l’inviter pour les célébrations du soixante-dixième anniversaire du débarquement de Normandie – c’est l’origine de ce qu’on a appelé le « format Normandie » – et Hollande, après une rapide réflexion, a saisi l’opportunité : il a accepté la proposition et invité officiellement Porochenko qui n’était encore qu’un simple candidat sans aucune certitude d’être élu. L’invitation de Porochenko en Normandie, au même titre qu’Obama ou Poutine, lui a immédiatement donné une légitimité internationale. Je pense que cela a largement contribué au fait qu’il soit élu président de l’Ukraine dès le premier tour en mai 2014. Voilà donc comment l’histoire a débuté.
Évidemment, une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage, il est difficile de s’arrêter. Nous avons donc fait d’autres voyages ensuite, nous avons suivi la campagne de Porochenko jusqu’à son élection.
Entretemps, les Russes ont annexé la Crimée et une partie du Donbass. Alors cela a été le début, en 2020, d’une autre aventure, qui a donné naissance à un film co-réalisé avec Bernard-Henri Lévy et intitulé Une autre idée du monde : c’est une sorte d’état des lieux de quelques-unes des guerres oubliées, dont la guerre en Ukraine qui, en réalité, avait démarré en 2014 mais qui en 2020 était toujours latente. Nous avons remonté toute la ligne de front avec l’armée ukrainienne qui a bien voulu nous conduire le long des tranchées face aux positions russes, ou en tout cas pro-Russes, des Oblasts, des régions séparatistes du Donbass.
Et puis, le 24 février 2022, à l’annonce de l’invasion russe, là, évidemment, nous avons de nouveau sauté dans un avion car nous voulions comprendre l’événement et le documenter ! Nous suivions cette histoire de près depuis longtemps et cela allait de soi. Cet événement, dans une certaine mesure, nous l’avions anticipé, nous imaginions bien que tôt ou tard, cela allait se terminer de cette façon ; mais il y a quand même eu un effet de surprise.
MdF : Comme vous venez le dire, une partie du film Une autre idée du monde était déjà consacrée à l’Ukraine. Ensuite, il y a eu ce premier film sur la guerre en Ukraine, sorti en 2021 : Pourquoi l’Ukraine. Et alors que cette guerre n’est pas finie, Bernard-Henri Lévy et vous avez quand même ressenti la nécessité de faire ce deuxième film. Pourquoi ? Qu’est-ce que ce dernier film a à dire que le premier n’a pas dit ?
MR : Parce que cela correspond à différentes phases de la guerre. Le premier film raconte la première partie de la guerre, l’invasion russe, la surprise, l’étonnement, le fait tragique accompli. On est placé devant une situation – le fait que Poutine ose envahir l’Ukraine – qu’encore quelques jours avant, et malgré les avertissements des services américains et anglais, qui, eux – contrairement, entre autres, aux Français –, avaient largement anticipé la chose, la plupart des gens jugeaient hautement improbable et peu crédible. Ce premier film documente cette surprise, cette invasion à la fois barbare et grotesque, avec cette volteface de l’armée russe aux portes de Kiev – je repense aux images de ces colonnes de chars russes sur soixante kilomètres, ces chars venant de Biélorussie, arrivant quasiment aux portes de Kiev et qui, là, tombent en panne d’essence, qui n’ont plus de soutien logistique, plus de ravitaillement pour les soldats, et qui sont obligés de faire demi-tour et de repartir la queue basse. C’est tellement incroyable ! Le premier film, c’est donc cette double surprise de l’invasion massive de centaines ou de milliers de blindés – à la fois depuis le Nord et la Biélorussie vers Kiev et vers Kharkiv à l’Est –, et en même temps, deuxième surprise : l’Armée rouge qui se délite en quelques jours, cette superpuissance qui finalement s’avère fragile – pour des raisons, évoquées depuis, de corruption et d’impréparation. En tout cas, retour en Biélorussie, après quelques jours pour certains, quelques semaines pour les autres, en pratiquant cette politique de la terre brûlée – Irpin, Boutcha, que nous avons filmées, les massacres de civils, les fosses communes, les destructions massives de bâtiments civils qui n’ont rien de cibles militaires.
Le premier film raconte donc cette première phase : l’invasion des Russes et, bizarrement, ce demi-tour et cet échec, peut-on dire, de l’Armée rouge. Malgré tout, bien qu’ils aient abandonné l’idée de conquérir Kiev à ce moment-là et qu’ils se soient un peu écartés de Kharkiv, par cette offensive ils ont quand même consolidé leurs positions et gagné du terrain sur le front Est, dans le Donbass, où ils ont réussi à progresser de plusieurs dizaines, voire à certains endroits de centaines de kilomètres. Au Sud, depuis la Crimée en remontant vers le Dniepr, de larges pans de territoire ont été conquis par les Russes et sont encore entre leurs mains ; à partir de Zaporijjia, ils tiennent toute la rive sud du Dniepr. Il est donc plus juste de parler d’un semi-échec. Pourquoi l’Ukraine documente cet aspect des choses et la sauvagerie de l’occupation russe.
Ensuite, à partir du mois d’août dernier, cette guerre est entrée dans une deuxième phase : c’est la contre-offensive de l’Ukraine, avec le soutien des grandes puissances occidentales qui fournissent des armes, qui forment les hommes et permettent à l’Ukraine de se réorganiser. Je tiens tout de même à dire que contrairement à nous, Français, les Ukrainiens n’ont pas été totalement surpris par l’attaque russe, et qu’une des choses qu’il faut mettre au crédit de Porochenko, c’est d’avoir réorganisé l’armée ukrainienne – parce qu’en 2014, cette armée était inexistante ; Ianoukovytch, aux ordres de Moscou, n’y avait aucun intérêt. Dès 2014, Porochenko a pris la menace russe très au sérieux, il a commencé à réorganiser l’armée, ce qui a permis à l’Ukraine de résister à la première vague d’assauts en février 2022. Un des généraux ukrainiens me disait récemment qu’ils avaient réussi à sauver Kiev dans les trois premiers jours de l’invasion en bombardant sans répit les positions des Russes qui étaient arrivés aux portes de la ville en quelques heures. Là, les Russes ont été stoppés par des unités ukrainiennes qui étaient disposées à la périphérie de Kiev et qui les bombardaient à raison d’une salve d’obus toutes les trente secondes, c’est-à-dire deux tirs d’artillerie par minute pendant soixante-douze heures, trois jours consécutifs – c’est considérable ! C’est ce qui a forcé les Russes, bloqués à quelques kilomètres de Kiev, à faire demi-tour.
Je reviens à la raison de ce second film : il intervient donc au moment de la contre-offensive ukrainienne, qui démarre dans les premiers jours de septembre. Là encore, c’est une relative surprise, parce que cette contre-offensive est très efficace et très vite couronnée de succès. Depuis Kharkiv, les Ukrainiens arrivent à repousser les Russes sur leur territoire, c’est-à-dire à libérer tout le Nord-Est de l’Ukraine. Les Russes sont contraints de refranchir la frontière dans l’autre sens et les Ukrainiens regagnent du terrain sur le front de Donetsk, sur le front de Zaporijjia, au Sud, et l’on entrevoit un espoir de libération du Donbass, et pourquoi pas de la Crimée – une victoire possible de l’Ukraine. Alors nous nous engageons de nouveau sur ce terrain, Bernard-Henri Lévy, Gilles Hertzog, Olivier Jacquin et moi, notre petite équipe rapide et mobile, avec l’idée que nous allons peut-être assister à la victoire ukrainienne. Donc ce deuxième film, Slava Ukraini – ce qui veut dire « gloire à l’Ukraine » –, est là pour raconter cette stupéfiante contre-offensive et une potentielle victoire de l’Ukraine.
Aujourd’hui, à l’heure où le film sort, qui raconte cette deuxième phase, on sent que la guerre en Ukraine est en train d’entrer dans une troisième phase.
MdF : Pourquoi prendre autant de risques sur le terrain et y retourner encore et encore pour documenter le début, le milieu et la fin de cette guerre-là ?
MR : Parce que je pense que nous sommes dans une période historique. Nous avons connu le XXesiècle, qui fut le siècle d’une bipolarité politique entre le monde communiste et le monde capitaliste. Puis il y a eu une espèce de trou noir, on a cru à la Fin de l’histoire promise par Fukuyama, on a cru que l’histoire s’était terminée avec la chute du communisme, que le monde était devenu unipolaire, qu’il n’y avait plus qu’un seul modèle politique et une seule pensée. Aujourd’hui, nous sommes à la croisée des chemins, c’est-à-dire que l’histoire n’est pas totalement terminée. Je ne suis pas un historien ni un analyste politique mais force est de constater que malgré tout, Poutine, même si on peut lui attribuer un certain nombre de caractéristiques irrationnelles, n’est pas seul. Il y a en Russie une nostalgie du communisme. Je connais plutôt bien la Russie, je l’ai fréquentée assez régulièrement entre 1991 et 2010-2015 – malheureusement, aujourd’hui, cela va devenir compliqué pour moi… Évidemment, les gens qui vivent à Saint-Pétersbourg et à Moscou n’ont aucune envie de revenir en arrière, ils ont goûté aux joies du libéralisme et le confort leur va très bien. En revanche, il en va autrement pour les gens qui habitent au fin fond de la Sibérie. Et le fin fond de la Sibérie, ce ne sont pas seulement des villages, ce sont des villes de plusieurs millions d’habitants qui vivent dans les mêmes sortes de HLM qu’ils occupaient dans les années 1950, parce que rien n’a changé et que Moscou se désintéresse de ce qui se passe là-bas – sauf que dans les années 1950, 1960, 1970, ils ne payaient pas de loyer, ils ne payaient pas l’électricité, ils avaient une garantie d’emploi à vie, les enfants étaient scolarisés gratuitement, les soins étaient gratuits, donc il y avait des compensations. Aujourd’hui, ils vivent toujours dans les mêmes endroits, dans la même misère, à la différence que s’ils perdent leur emploi, ils n’en retrouvent pas, et qu’il faut payer un loyer, le gaz, l’électricité, la scolarité des enfants, les soins, etc. Ce n’est plus du tout la même histoire. Et ces gens-là ont une vraie nostalgie du communisme parce qu’ils se disent qu’à l’époque ils vivaient mieux. La Russie est donc divisée en deux ; et évidemment les plus démunis sont des soutiens à la guerre de Poutine, ce sont eux qui fournissent la chair à canon qui débarque aux frontières de l’Ukraine parce qu’on brandit la menace occidentale, la menace de l’OTAN, et qu’on leur dit : « Défendez votre pays ! » Les Russes sont profondément patriotes et nationalistes : c’est l’âme russe, la « Ruskaiaducha », comme ils disent, c’est fondamentalement ancré en eux. Alors sur fond de ce nationalisme, avec une bonne propagande, même si certaines personnes ne sont pas tout à fait d’accord avec cela, vous pouvez sans problème manipuler et lever les foules. Et il est plus facile d’aller les chercher au fin fond de la Sibérie ou, comme Prigojine, dans les prisons qui sont à l’Est de l’Oural : là-bas, on trouve plus facilement des gens qui sont prêts à aller au front.
Pour revenir à votre question, si ce conflit m’intéresse tant, c’est parce que c’est une sorte de résurgence d’un monde bipolaire, en tout cas du risque d’une bipolarité. Aujourd’hui, on voit très clairement que l’Ukraine est une zone à la croisée des chemins entre deux mondes : entre la Russie d’un côté, avec ou sans les Chinois – ce n’est pas très clair –, donc des « démocratures », des puissances totalitaires, et les grandes puissances démocratiques de l’autre, l’Europe et les États-Unis. Donc ce qui se passe dans cette zone tampon où est aujourd’hui l’Ukraine est fondamental. L’avenir du monde dans lequel nous vivons en Europe et aux États-Unis se joue en grande partie en Ukraine. C’est pourquoi je considère qu’il est de notre devoir, en tant que journaliste et réalisateur pour ce qui me concerne, en tant qu’intellectuel pour Bernard-Henri Lévy, d’aller documenter ces événements et, au-delà, de soutenir l’Ukraine.
MdF : Depuis 2014, vous avez documenté les différents moments de ce conflit : quels sont les bouleversements qu’a connus cette société ? Est-ce que ce à quoi l’on assiste aujourd’hui est fidèle au Maïdan ?
MR : Les événements actuels témoignent d’une fidélité à la révolte du Maïdan, qui était déjà une révolte contre les Russes – enfin, contre le régime russe, car je reste persuadé que le peuple russe et le peuple ukrainien sont des peuples qui n’airaient en principe pas dû se faire la guerre. Par la volonté d’un seul homme, Poutine, une haine est en train de naître entre les uns et les autres, une haine qui va durer. Il faudra trois générations pour que cela s’apaise. Je trouve dramatique que le peuple russe et le peuple ukrainien soient voués à être ennemis pour des décennies, cela m’attriste profondément pour les uns comme pour les autres. J’ai beaucoup d’amis en Russie, et je sais qu’aujourd’hui je ne peux même plus aller les voir. J’ai aussi des amis russes qui vivent en Europe – par exemple, une amie qui est en Espagne, une médecin urgentiste qui travaille dans l’humanitaire, une personne remarquable qui consacre sa vie aux autres – et qui se font insulter tous les jours simplement parce qu’ils sont russes. Je trouve cela terrible.
Le mouvement du Maïdan, en 2014, était déjà un mouvement contre le régime russe, puisque c’est la position prorusse de Ianoukovytch qui a généré le soulèvement. Donc en effet, politiquement, les Ukrainiens n’ont pas changé. Ce qui nous a beaucoup surpris, c’est que la société ukrainienne s’est révélée très avancée dans le domaine technologique : ils ont une maîtrise des outils informatiques, des drones, de toutes les technologies de pointe qu’on peut utiliser généralement à des fins civiles, mais aussi à des fins militaires. On est loin de la société rurale qu’on imagine dans le Donbass. Il y a là vraiment une grande force, et cela les a beaucoup aidés – toutes les manipulations informatiques possibles et l’utilisation de drones, par exemple, ont été des armes majeures pour eux. Honnêtement, je ne sais pas si c’était déjà le cas en 2014 ou si c’est une évolution qui s’est faite entre 2014 et 2022. On ne s’attendait pas à cela, on imaginait une société et une armée plus pragmatique, terre à terre si j’ose dire, et en fait il y a des compétences fortes, des gens qui sont formés, et très bien formés, à des technologies ultramodernes.
D’ailleurs, à la veille du départ pour Odessa avec Bernard-Henri Lévy pour le tournage du premier film, j’ai fait une première mission en Ukraine avec Jacques Berès, au tout début du conflit. Nous sommes d’abord allés à Lviv, où nous avons fait la tournée des hôpitaux. Et là, alors que Jacques pensait leur enseigner les rudiments de la médecine de guerre, nous avons été extrêmement surpris de constater que les médecins avaient toutes les compétences nécessaires : « Nous savons tout cela, nous disaient-ils, il nous manque juste quelques outils. »
Il m’est donc difficile de mesurer l’évolution entre 2014 et 2022. Ce qui est sûr, c’est que d’un point de vue politique, les Ukrainiens n’ont pas changé. Et du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, il y a une unité nationale impressionnante. Certes, il y a une réalité géophysique, et en partie géopolitique, avec une Ukraine de l’Ouest et une Ukraine de l’Est. L’Est est pauvre, c’est un bassin minier – qui d’ailleurs suscite des envies : on a attribué à Prigojine l’idée de vouloir s’accaparer les mines de sel de Soledar et les mines de charbon autour de Donetsk – où le niveau de vie est très bas et où les gens travaillent beaucoup, dans des cités minières qu’on imagine très bien, exactement les mêmes que celles qu’on rencontre jusqu’à Vladivostok, dans toute l’ex-Russie soviétique. Ces fameuses cités ouvrières qui abritent des millions d’habitants, avec des immeubles tous identiques et en état de délabrement. À l’Ouest de l’Ukraine, en revanche, comme à Lviv, on a plutôt l’impression d’être à Prague ou à Budapest. C’est le prolongement de l’empire austro-hongrois, ce n’est plus la même chose qu’à Donetsk ou Marioupol, le niveau de vie et le niveau de culture ne sont pas les mêmes. Mais aujourd’hui, partout, l’union nationale est sacrée et je peux vous dire que ça n’est pas une union de façade !
MdF : Au-delà de cet accès privilégié et extraordinaire aux zones de combat auprès des combattants, ce qui frappe dans Slava Ukraini, par rapport aux autres films que vous avez déjà coréalisés avec Bernard-Henri Lévy, c’est la grande place accordée aux civils. Lequel de vos protagonistes vous a le plus touché ?
MR : Plusieurs, évidemment. Il est vrai que dans ce film, davantage que dans les précédents, une plus grande place est accordée aux témoignages des civils. On est toujours partagé entre l’espace qu’on doit consacrer à la géopolitique, parce que c’est quand même le fond des films et du problème, et puis des témoignages qui parfois peuvent paraître anecdotiques, car ce sont des histoires singulières et qu’on ne peut pas, à partir de deux, trois, quatre, cinq ou même dix histoires singulières, tirer un enseignement général. Un film, ce n’est pas un recueil de témoignages, ce n’est pas un sondage, on ne peut pas interviewer trois mille personnes. Lorsque nous extrayons de nos voyages trois, quatre ou cinq témoignages, évidemment c’est parcellaire, c’est même partial ; mais cela nous a paru important de le faire dans ce film. Un film, tel que nous le concevons avec Bernard, c’est aussi fait pour ça, exprimer un parti pris, et le meilleur moyen de faire passer un message c’est de toucher les gens au cœur, au-delà du discours politique et intellectuel.
Il y a eu des rencontres fortes. Deux ou trois personnes m’ont particulièrement touché, notamment cette petite dame – qu’entre nous on appelle « la petite dame de Kiev » –, dans son appartement dévasté par un bombardement, qui a passé la nuit assise sur un fauteuil qu’elle a réussi tant bien que mal à faire rentrer entre la porte de sa salle de bains et sa baignoire. À aucun moment elle n’est dans le pathos, elle ne se plaint pas. Elle dit seulement : « Eh bien, j’ai eu froid, j’ai eu très froid. » Elle a à la fois une forme de fatalisme et une force de caractère qui, je crois, sont communes à tous les Ukrainiens : ce sont des gens dont on sent que l’âme a été forgée dans la difficulté et qui ont une vraie force. Cette petite dame, nous l’avons rencontrée totalement par hasard. Nous venions d’arriver à Kiev, le jour d’un bombardement russe massif sur la ville. Nous passions au pied de son immeuble, complètement détruit, lorsque soudain, nous voyant arriver, elle est descendue de chez elle pour venir à notre rencontre. Nous avons parlé et elle a accepté de nous laisser monter dans son appartement. Cette scène est absolument incroyable parce que son appartement en soi, en dehors du fait qu’il a été bombardé, est minuscule et dans un état terrible. On voit bien qu’elle vit dans le dénuement le plus total. Mais là, il ne reste plus rien, tout est totalement dévasté, il n’y a plus de fenêtres, plus de portes, tout est détruit, le sol est jonché de débris. Le seul endroit qui a été préservé, c’est sa toute petite salle de bains ; et la seule ressource qu’elle a trouvée, c’est de prendre un fauteuil, de le coller contre la baignoire et de s’asseoir là, avec une couverture. Elle a attendu la journée, puis la nuit et au petit matin, elle nous a entendus et elle est descendue nous voir. Combien de temps est-elle restée là ? Qu’est-elle devenue dans les jours qui ont suivi notre passage, sans famille, sans revenus, sans ressources ? Je n’en ai aucune idée. C’est effrayant. Elle m’a beaucoup touché parce que dans son grand malheur elle est extrêmement digne, d’une dignité terrible – on le voit à l’image, d’ailleurs : en montant les escaliers, elle s’excuse d’avoir des traces de poussière sur son manteau…
Et puis, sans entrer dans les singularités, d’une manière générale, lorsque nous sommes arrivés à Kherson au mois de novembre, quelques jours après la libération de la ville, sur la place principale, le Maïdan de Kherson, j’ai été frappé par toutes les femmes – les hommes aussi, mais surtout les femmes – qui se jetaient dans les bras des soldats, des étrangers que nous étions, pour nous remercier, les larmes aux yeux, d’avoir libéré la ville. C’était une très forte émotion collective.
MdF : En dehors de ces témoignages touchants, autre chose encore frappe dans ce film : les drones sont toujours là, quelque part ; on entend leur bruit, on voit des explosions et l’on sent cette menace constante. Comment gère-t-on la peur face à ces drones et à ces bombes qui tombent ? Vous mettez-vous une limite à ne pas franchir pour avoir une image ? Ou est-ce que vous vous considérez comme des « soldats » du documentaire ?
MR : Certainement pas comme des soldats. Même s’il peut y avoir des similitudes dans l’attitude, nous n’utilisons pas les mêmes armes… Quant à la peur, j’ai rarement peur, Bernard non plus, on n’a quasiment jamais peur, ni l’un ni l’autre. Je crois que c’est une question de confiance en nous et en notre bonne étoile, là-dessus nous nous rejoignons beaucoup. Cela dit, la peur est un sentiment très personnel et respectable, et il est faux de dire que « la peur n’évite pas le danger ». La peur est un signal d’alarme qu’il faut savoir entendre et écouter. Je n’ai aucun problème avec ça. Il m’est évidemment arrivé d’avoir peur, et dans ce cas je ne vais pas plus loin.
MdF : Ces drones omniprésents dans le film donnent l’impression d’une menace constante et difficile à anticiper.
MR : En effet. Néanmoins, il existe plusieurs types de drones. La plupart de ceux qu’on voit – à quelques exceptions près, dont Bakhmout où il y a des tirs – sont surtout des drones de reconnaissance qui, en eux-mêmes, ne sont pas une menace, mais juste un moyen de localiser l’adversaire – pour ensuite lui tirer dessus, mais il y a un petit délai entre les deux… Pour s’engager dans ce type de situations, il faut d’abord, je l’ai dit, avoir confiance, ne pas avoir peur – mais pas seulement. Cela demande aussi de l’expérience, c’est-à-dire la connaissance du terrain et des situations. L’expérience, c’est savoir que des drones comme ceux qu’on entend assez souvent dans le film, ces drones de reconnaissance, ne sont pas une menace directe. Lorsqu’on entend un drone, on sait qu’il peut envoyer une information à des gens qui eux-mêmes ont la capacité de nuire ; mais le temps que prend cet aller-retour, nous pouvons bouger. L’important, c’est donc d’éviter de rester statique et de ne pas s’attarder. Après, nous ne sommes évidemment pas à l’abri, nous aurions pu nous faire tirer dessus – et à certains moments nous nous sommes fait tirer dessus. C’est le principe du reportage de guerre. Mais les risques sont mesurés, par notre expérience et aussi parce que nous sommes accompagnés par des gens qui eux-mêmes ont une connaissance du terrain.
Ce qui est capital, c’est d’avoir les bons contacts, de savoir qui va nous accompagner sur le terrain. Pour nos derniers voyages, c’est Serge Ossipenko, un Ukrainien totalement francophone, qui était notre lien avec le terrain ukrainien. Il a géré la logistique et nous a fourni un minimum d’environnement sécurisé ; il a fait un travail remarquable et nous avions confiance en lui. Ce n’est pas toujours le cas. La première fois, avec Jacques Berès, nous sommes partis en autobus, nous ne connaissions personne, à l’arrivée nous ne savions pas comment nous orienter, où aller… Même lors du premier voyage avec Bernard et Gilles, en mars 2022, nous sommes partis un peu à l’aventure à Odessa et Mykolaïv. Nous n’avions qu’un vague contact sur place avec un intellectuel ukrainien qui parlait français. Les débuts sont toujours difficiles, on n’a pas forcément les bons contacts, d’autant que la situation est très fluctuante et qu’on ne sait jamais dans quel sens les choses vont tourner. Lors des derniers voyages que nous avons faits, nous avions une meilleure maîtrise des choses, grâce à Serge et aussi parce que nous avions une bien meilleure connaissance du terrain et de la situation que dans les premiers jours de la guerre.
MdF : Comment prépare-t-on sa valise pour aller, non seulement en Ukraine, mais, plus généralement, dans une zone de guerre où il y a des risques ?
MR : La question, c’est gilet pare-balles ou non, parce que d’abord, l’efficacité d’un gilet pare-balles est limitée, il ne couvre qu’une petite partie du corps ; et ensuite, c’est très lourd, cela pèse entre dix et quinze kilos, donc cela peut aussi être un obstacle quand il faut se déplacer rapidement. Et puis, d’un point de vue pratique, c’est compliqué de prendre l’avion avec un gilet pare-balles. Un jour, Gilles Hertzog s’est présenté en cabine avec son gilet pare-balles, je vous laisse imaginer la surprise des hôtesses ! Et puis, quand on enchaîne des avions et des voitures, qu’on saute d’un pick-up dans un taxi, etc., l’idée c’est d’être très léger. Bernard a toujours un petit sac, sans rien de plus, moi j’ai juste un sac photo, et un sac ou une valise les plus petits possible, avec le strict minimum, pour pouvoir être très mobile – car l’expérience m’a appris que le plus important, c’est d’être être capable de bouger très vite en toutes circonstances : être capable, s’il y a une menace, de sortir en trois minutes d’un hôtel à quatre heures du matin, de sauter d’une voiture à une autre, de sauter dans un train, de pouvoir courir si c’est nécessaire – c’est fondamental. Le jour où je ne serai plus capable de cela, je ne ferai peut-être plus ce métier. Et là-dessus, avec Bernard, on est en phase ; nous sommes très mobiles.
MdF : Dans Slava Ukraini, vous filmez des civils, mais aussi des dirigeants tel le ministre de la Défense – sans parler des soldats eux-mêmes, et des commandants de divers bataillons dans différentes régions. Est-ce que vous arrivez à voir l’issue de la guerre ?
MR : La victoire ukrainienne, forcément. Mais jusqu’où, et à quelles conditions ? Je ne sais pas. Je ne vois pas Poutine capituler sans condition, ce n’est pas dans le vocabulaire du personnage, et pas non plus dans les habitudes des Russes d’une manière générale, donc je n’imagine pas cette issue-là. Bernard n’est pas d’accord avec cela : il souhaite et imagine la capitulation de la Russie… Bien sûr, cela ne sera pas non plus la capitulation de l’Ukraine – Zelensky ne va pas non plus céder, les Ukrainiens encore moins. Après tous les sacrifices qu’ils ont faits depuis un an, les Ukrainiens ne vont certainement pas accepter de capituler aujourd’hui. Il y aura donc forcément une forme de négociation à un moment ou à un autre ; il faudra trouver un compromis. On voit bien aujourd’hui que le soutien des Occidentaux ne faiblit pas, au contraire, et tant mieux, tout le monde s’en réjouit. Mais la Russie est capable d’aller relativement loin ; il ne faut pas sous-estimer Poutine et l’armée russe. À un moment, Bernard a cru que la guerre allait se terminer à Noël – mais moi j’ai toujours pensé qu’elle durerait plus longtemps. À présent, les experts américains disent que cela dépassera l’année 2023 : c’est probable, car même si les tensions redescendent, les phases de négociation seront très longues. Les Chinois seront peut-être en mesure d’obliger Poutine à mettre un terme à cette offensive, à cette opération spéciale – non pas que la Chine fournisse aujourd’hui des armes à la Russie (ce n’est pas avéré, loin de là), mais il y a un support financier de la part des Chinois à la Russie. De toute façon, plus les mois passent, plus la Russie va devoir faire face à des difficultés financières. Les sanctions ont quand même un effet, l’isolement de la Russie dans les échanges commerciaux internationaux va l’affaiblir, et elle aura donc besoin des Chinois. Et si à un moment donné les Chinois considèrent que cela commence à nuire à leurs intérêts économiques, et notamment à leurs échanges avec les États-Unis et le reste du monde, ils vont sans doute forcer Poutine à discuter. C’est la théorie de Thomas Kaplan. Je la trouve très crédible et il est mieux placé que moi pour en juger. Mais en attendant, la guerre peut encore durer un an ou deux. Et puis, si l’on en arrive effectivement à des négociations, où sera placé le curseur, c’est-à-dire la frontière géographique, physique, entre les deux pays ? Reviendra-t-on, pour le Donbass, aux frontières de 2020 ? Ou à celles de 2014 ? Quid de la Crimée ? Honnêtement, je n’en sais rien, et je crois que personne n’est en mesure de le dire. Mais je pense qu’on va en tout cas sauver l’intégrité politique de l’Ukraine – quant à son intégrité territoriale, j’ai peur qu’une partie serve de zone tampon avec la Russie, comme une sorte de DMZ à la manière des deux Corées – qui, tôt ou tard, adhérera à l’OTAN, et sûrement à l’Union européenne. De toute façon, Poutine souhaitait faire de l’Ukraine une zone tampon entre l’OTAN et la Russie. Cela ne sera évidemment pas l’Ukraine tout entière, mais peut-être une partie du Donbass…
Mais moi, je n’arrive pas à me faire à cette opposition entre la Russie et l’Europe, qui me semble folle. Il y a dix ans encore, j’étais persuadé que c’était une question de temps, mais que la Russie allait faire partie de l’Europe ; car pour moi, elle est fondamentalement vouée à faire partie de l’Europe. Cette guerre est une folie – et c’est entre autres la folie de Poutine et d’un certain nombre de personnes qui l’entourent – d’opposer à nouveau Europe et Russie, comme cela a été le cas pendant quasiment tout le XXe siècle.
MdF : Comment avez-vous rencontré Bernard-Henri Lévy ?
MR : Je l’ai rencontré au printemps 2001 parce qu’il avait publié à l’époque une magnifique série de cinq articles dans Le Monde sur « Les guerres oubliées » (sur les FARC de Colombie, sur les Tigres tamouls, sur le Soudan du Sud…), ces guerres qui duraient depuis des années, voire des décennies pour certaines, et dont personne ne parlait. C’était vraiment passionnant, à la fois sur un plan géopolitique et sur le plan de l’aventure – d’une certaine façon, cela m’a fait penser à des albums de Tintin ! En lisant ces papiers, je rêvais, je voyageais, j’imaginais, mais j’ai fait le constat qu’il n’y avait aucune image. Et je me suis dit qu’il fallait absolument que je le contacte pour lui proposer de faire des photos, parce que ces incroyables articles appelaient absolument des images et qu’il y avait là matière à un livre. Je ne le connaissais pas, je ne connaissais personne qui le connaissait, je ne savais pas comment faire. Alors j’ai pris ma plus belle plume, j’ai écrit une lettre à Bernard en expliquant ma démarche et je l’ai envoyée par fax chez Grasset, son éditeur. Le lendemain matin, mon téléphone a sonné : « Bonjour, c’est Bernard-Henri Lévy. Bien sûr, bien sûr, vous avez raison. Que faites-vous demain matin ? Dix heures au Montalembert. » Et voilà, c’est ainsi que l’histoire a commencé… Je me souviendrai toujours de ce premier rendez-vous : j’étais venu avec mon book – à l’époque, je collaborais à l’agence Gamma –, des photos, toutes sortes de choses. Mais lorsque je suis arrivé, il m’a dit : « Non, non, cela ne m’intéresse pas. Je vous fais confiance. Vous savez faire des photos, je n’ai pas de doute là-dessus. Quelle est votre proposition ? » Nous avons alors commencé à nourrir le projet de refaire cette tournée ensemble pour faire des photos. Mais cela ne s’est pas fait tout de suite parce qu’il y avait des obstacles, notamment en Colombie où Bernard n’était pas le bienvenu. Les choses ont un peu tardé, et là-dessus est arrivé le 11-Septembre. J’étais justement à New York à ce moment-là. Puis j’ai enchaîné sur le Pakistan, l’Afghanistan… Ensuite, Bernard a été mandaté par Chirac et Jospin pour aller en Afghanistan faire une tournée d’évaluation des moyens que la France pouvait mettre à disposition de l’Afghanistan pour l’aider à se reconstruire – et il m’a proposé de partir avec lui. Cela a été notre première collaboration – enfin, j’ai modestement apporté mes photos à cet édifice – et nous avons eu de belles publications dans Paris Match. À partir de là, nous sommes devenus amis et nous avons continué de vivre de grandes aventures ensemble.
MdF : Et comment ce duo fonctionne-t-il ?
MR : Cela dépend. En général, c’est Bernard le moteur des actions que nous menons ensemble, parce qu’il a une notoriété et une capacité d’action que je n’ai pas – et je me réjouis de pouvoir la partager avec lui ! Parfois, je suis à l’initiative, il m’arrive de lui suggérer des idées. Notamment Une autre idée du monde, ce film que nous avons fait, cette tournée dans neuf pays, c’est moi que la lui avais suggérée. L’idée l’a séduit, nous sommes partis ensemble, nous avons fait ce film, ainsi que des reportages textes et photos dans Paris Match. Une chose est claire : lui, c’est l’histoire, moi, c’est la géographie ; lui, l’intellectuel, moi, le scientifique. J’ai évidemment une connaissance technique que Bernard n’a pas ; lui a son talent littéraire. Nous nous répartissons les rôles et je pense que nous fonctionnons plutôt bien car nous avons des points communs – nous n’avons pas peur, nous sommes tous les deux assez rapides, nous comprenons vite les situations… – et, sur le terrain, nous sommes presque toujours d’accord et nous avons les mêmes appréciations, ce qui nous permet d’avancer ensemble. Et en même temps, nous sommes très complémentaires : à lui le texte et les analyses géopolitiques, à moi le terrain et l’image. Il y a donc entre nous à la fois une complémentarité et des points de convergence.
MdF : Et comment êtes-vous devenu reporter de guerre ?
MR : C’est un accident de parcours ! D’abord, je ne sais pas si je dois me définir comme un reporter de guerre. Certes, depuis vingt ans j’ai couvert à peu près tous les conflits, mais il faut être honnête : il y a des gens qui sont bien plus investis que moi dans le reportage de guerre. En tout cas, avant d’être reporter de guerre, j’étais photojournaliste et je couvrais des sujets moins graves que les guerres.
Je parlais d’un accident de parcours parce qu’avant tout cela j’ai une formation d’ingénieur – on est très loin de la photographie. Mais la photographie est une passion depuis toujours, et puis je crois que je n’étais pas fait pour travailler dans un bureau d’étude, ni dans quelque bureau que ce soit, d’ailleurs – pas fait pour un mode de vie sédentaire. J’avais trop envie de bouger, de parcourir le monde, de le découvrir, de le comprendre, de le faire connaître… Ce désir ajouté à ma passion pour la photographie, cela donne du photojournalisme. Il y a longtemps, j’ai donc abandonné ma brève carrière d’ingénieur pour m’instituer photographe, réalisateur, cinéaste, documentariste, photoreporter… – avec toutes les difficultés que cela suppose. Mais je pense que le métier de photoreporter est en voie de disparition, et j’ai la profonde conviction d’être – avec quelques-uns de mes camarades – parmi les derniers. À l’ère du numérique, des téléphones portables, d’Internet, tout le monde peut faire des photos. Et le fond prime sur la forme : même si les images faites avec un téléphone sont moins bonnes que celles que je peux faire avec un appareil ou une caméra professionnelle, ce n’est pas très important. Ce qui est important, c’est d’avoir saisi l’événement au bon moment. Et comme la terre entière est équipée de smartphones, tous les événements sont saisis avant même que le premier photographe n’arrive. Donc les photographes ne servent plus à rien dans le monde de l’actualité, même s’ils ont encore une place sur des sujets de fond au long cours. Les journaux ne s’attachent plus à cela, premièrement pour des questions financières, et deuxièmement parce que c’est tellement important, pour un journal, d’avoir la première image, que tant pis si elle est plus ou moins certaine, tant pis si elle est de mauvaise qualité – c’est vraiment devenu la dernière de leurs préoccupations. Ce qui compte, c’est la primeur de l’image. Quoi qu’il arrive, si dans cinq minutes une bombe explose dans la rue, le temps qu’un photographe de l’AFP arrive, c’est fini, l’événement a déjà été photographié dix fois par des passants avec leurs téléphones, les meilleures images ont été faites. Notre métier est mort. Enfin, le métier de reporter de guerre l’est un peu moins, parce que moins de gens se précipitent sur les lieux des combats – mais en même temps, on constate que les soldats ukrainiens, par exemple, font beaucoup d’images, qui contribuent aussi à alimenter la presse.
MdF : Quels sont aujourd’hui vos projets ? Prévoyez-vous de retourner en Ukraine ?
MR : Au-delà d’un possible troisième film sur l’Ukraine que nous pourrions bientôt réaliser avec Bernard (sourires), j’ai actuellement deux projets à titre personnel. L’un concerne l’Ukraine, mais c’est un projet très ponctuel – je ne peux pas vraiment en parler, c’est un peu tôt, et un peu délicat. Et puis j’ai un autre projet, qui est davantage un projet de fond et qui me tient à cœur, cela fait des années que j’y pense, et peut-être qu’il verra le jour prochainement : je voudrais faire un long documentaire sur l’interventionnisme, c’est-à-dire sur les différents modes opératoires qui conduisent les nations occidentales à intervenir dans des conflits dans lesquels elles n’ont en général pas été invitées à intervenir. C’est ce qu’on a aussi appelé le droit ou le devoir d’ingérence : faut-il ou non intervenir ? Faut-il ou non assurer un « service après-vente » ? Etc. Je voudrais notamment utiliser comme exemples quatre conflits que j’ai vécus de près, que j’ai couverts, dont j’ai des archives : la Libye, l’Irak, la Syrie et l’Afghanistan, qui sont quatre modèles différents, avec des débuts et des engagements différents, et avec des conclusions et des conséquences différentes également. Je ne prétends pas donner un mode d’emploi ou dicter une ligne de conduite aux chancelleries occidentales, mais j’aimerais essayer de faire un petit état des lieux à travers ces quatre conflits, qui ne sont pas des conflits de moindre importance : l’Afghanistan, cela fait tout de même vingt-deux ans que cela dure et on n’est pas encore au bout de nos peines ; la Syrie et la Libye, c’est toujours le chaos ; et l’Irak, on en paie encore aujourd’hui les pots cassés. Je voudrais donc réunir tout cela dans un grand documentaire qui posera la question de l’interventionnisme.
Poutine le sait, sa férocité à l’occasion du duel civilisationnel qui oppose le fantôme des Russies à une ex en instance de divorce, confère à son personnage historique les attributs dégradants d’un Bachar au cube, et à sa personnalité politique de haut rang ceux d’un paria définitif, d’une toute PETITE puissance démasquée par son énorme force de FRAPPE ; le choix des armes de destruction massive donne, en outre, à sa Fédération chérie l’atmosphère glauque d’un territoire perdu de la République mondiale.
Nous sommes sensibles au fait que Zelensky se réfère à De Gaulle et, paradoxalement, nous nous réjouissons que les Pétain d’Ukraine se soient retranchés dans les enclaves séparatistes de la Crimée ou du Donbass, et que l’écusson bleu au trident d’or n’en soit pas réduit à faire de la figuration au sein d’une coalition anglo-américaine. Quant à l’analogie avec Winston Churchill, si elle régénère le moral et recentre l’èthos combattant, son paradigme triomphant s’arrête là où commence l’aptitude des États membres de l’OTAN et de l’Union européenne à décourager tout Ébranleur du socle des droits de l’homme qui se lancerait dans une vaine entreprise de déstabilisation des États unis d’Europe. Qui plus est, Churchill était le leader politique d’une nation comatricielle des Lumières, de la révolution industrielle, des libertés et droits fondamentaux alors même que l’Ukraine passerait sans transition du féodalisme orthodoxe au totalitarisme communiste pour s’extirper de ce bourbier matérialisto-cultuel dans lequel son tsarillon voudrait qu’elle procrée avec lui jusqu’à la fin des temps.
De grâce, n’occultons pas l’évidence brutale et douloureuse des raisons du réel, car la victoire des Européistes dépend de la faculté qu’auront su démontrer les Ukrainiens de s’appuyer sur des victoires qui ne sont pas encore les leurs, celles d’une constellation politico-économique aussi fragile qu’elle s’avère être indestructible, à condition qu’elle se sache unifiée par des valeurs et fonctionnements démocratiques chevillés aux deux corps du supplanteur des rois. Pour cela, ni la Pologne d’Andrzej Duda et ses multiples entorses à la liberté de la presse ou au droit de disposer de son corps lorsqu’il s’agit du corps des femmes, ni même notre vaillante Ukraine dont le processus de transition démocratique doit pouvoir se poursuivre dans un climat de sérénité qui permettrait au pluralisme de reprendre ses droits — chose que lui interdit pour le moment l’Union sacrée — ne sauraient accepter de se voir décerner le titre chèrement payé de leader du monde libre.
Les dézingueurs de Z connaissent mieux que nous l’épongeuse-débaucheuse d’un bloc de l’Est dont nos élites avaient tardé à ne plus sous-estimer la lame de fond. L’Ukraine fut longtemps une terre soviétisable après qu’elle eut fait rayonner l’autocratie des tsars, — cela rend sa résistance d’autant plus admirable dès lors qu’il eût été aisé pour elle de se coucher devant l’Ogre des peuples qui se fâchait tout rouge contre cette fille fugueuse dont il voudrait se convaincre par lui-même qu’elle était sienne. Celle-ci hérite de l’expérience contradictoire que lui ont conférée les grandes heures de la résistance, celles plus sombres de la collaboration, celles encore plus obscurcissantes d’une adhésion à un parti de masse. Qu’elle en tire avantage et s’applique à ne point brûler les étapes qu’elle va devoir franchir pour se rallier à notre cause.
Nous luttons pour sauver une certaine idée des relations entre États en vue d’une unification transcivilisationnelle et hautement émancipatrice des peuples face aux défis communs qu’ils ont à affronter. Nous avons foi en notre capacité à sauvegarder par son perfectionnement le monument d’humanité que nos libérateurs ont su bâtir ensemble, en se méfiant de l’angélisme des outragés, comme du cynisme des outranciers. La route sera longue, nos horizons continueront de nous tenir à distance, mais nous ne désespérons pas de dépasser ce point de non-retour à partir duquel il est possible qu’un assemblage éthique atteint de strabisme divergent revienne tendre l’arc universaliste de l’après-barbarie.
La fée souffleuse de chaud et de froid met le géant Klitschko sur le grill de l’info tout en pointant la vanité d’un ravitaillement perpétuel par le truchement duquel la petite Ukraine se condamnerait à la décimation. Notre champion du monde poids lourds enchaîne sur une extension du conflit à la Pologne, puis aux États baltes, lequel foudre poutinien réduit la présentatrice phare en un petit tas de cendres. À quoi nous condamne la sortie de gonds en chaîne sinon à une épreuve de dessalage alternatif — sitôt à bâbord, sitôt à tribord — n’ayant rien à envier à la loi du plus fort ?
La stratégie de Bar Kokhba ne valide a posteriori celle de Flavius Josèphe que dans la mesure où ni l’un ni l’autre de ces anciens frères d’armes, jusqu’au-boutistes pour le premier, ou pragmatique pour le second, ne purent compter sur le soutien militaire, économique et par là même virulemment diplomatique d’une alliance civilisationnelle hyperpuissante qui eût à cœur de garantir le droit des peuples, celui des Judéens en l’occurrence, à présider à leurs propres destinées à l’intérieur d’un espace géographique viable tel qu’illustré par l’Histoire et ses mythes.
Les lois de l’effet sont têtues. Hélas, nous n’en concevons pas d’autres, pauvres de nous ! traces résiduelles du réel qu’est le peuple éligible par lui-même, ce petit peuple des pères, fondateur de l’unité des Nations, que nous sanctuarisons, et dont nous sanctifions le nom. Saurons-nous affûter l’impact d’une nature si prompte à la colère défigurante, déshumanisante ? Parviendrons-nous à sceller une pénultième alliance qui ne se fonde pas sur la crainte d’un retournement d’effet cataclysmique incriminant au premier chef l’idiotisme utilitariste du terrorisme et de l’aveuglement d’État ?
Les cuisines de la politique internationale mériteraient mieux qu’une glissade progressive du plaisir néocollectiviste vers le cuisinage généralisé. Rendez-vous devant la Grande Porte ! n’oubliez pas votre balai ! la paix mondiale est-elle un mirage ou le fruit d’un miracle ? C’est en tout cas notre droit de base. Son explosion en vol ne causerait pas la destruction du continent européen qui, nous nous le rappelons, est une puissance dotée. Celle-ci n’en serait pas moins fatale à l’expansion de l’universalisme humaniste, or, de quoi pourrait bien accoucher un humanisme qui aurait consenti à s’effondrer sur ses propres fondements ?
La victoire de l’Ukraine n’est pas un enjeu crucial pour les intérêts vitaux du monde libre ; en revanche, elle l’est pour la stabilité internationale et, incidemment, pour des pays en voie de développement dont la viabilité dépend du leadership des États de droit unis.
Mieux vaudrait comprendre que nous n’avons rien à gagner d’une persistance à relayer la propagande anachronique d’un abuseur public se regardant fouler la place du Trocadéro à l’intérieur d’un casque de réalité virtuelle et préemptant, comme compensation pour « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » (sic), l’extravagante vigueur de notre tour Eiffel.
Nous n’en serions peut-être pas là si Sarkozy, anticipant la réaction stupéfiante de son homologue russe aux inquiétudes dont il lui faisait part concernant les assassinats de Politkovskaïa ou de Litvinenko, lui avait rétorqué : « Merci de m’avoir rappelé que si je m’avisais de continuer sur ce ton, ta démocrature te conférerait toute latitude pour m’écraser. De ton côté, sache que, si l’envie t’en prenait, ma démocratie n’hésiterait pas une seule seconde à te broyer les os. »