L’Europe est assiégée. La pandémie nous tyrannise encore, et nous nous sommes habitués à ce paradoxe : partager sans être ensemble. Dans ce monde globalisé, tant nos voies aériennes que nos voies respiratoires sont liées. Par-delà les frontières, nous sommes unis dans notre peur d’être contaminés. Cela devrait être dans l’espoir de quelque chose de meilleur. Mais que nous arrive-t-il lorsque la résignation et le découragement prennent le dessus ? Qu’arrive-t-il donc à notre prévoyance humaine ? Au début de l’hiver, dans les forêts entre la Pologne et la Biélorussie, des réfugiés syriens cherchaient un chemin dans le froid et la nuit. Pour eux, un nom avait un son d’espoir : l’Europe.
À la frontière entre l’Ukraine et la Russie, Poutine fait résonner un bruit de bottes. La steppe ukrainienne a toujours été un flanc ouvert, et la crainte des tsars. Nous l’avons oublié en 1989 quand le Mur est tombé, et quand les bouchons de champagne ont sauté. Derrière la menace d’agression se cache un besoin insatiable de sécurité. Les Russes d’aujourd’hui n’ont ni le temps ni la volonté de sacrifice pour répéter la tactique de retraite décrite dans Guerre et Paix de Tolstoï, quand les troupes de Napoléon ont pu envahir la Russie pour en mourir.
Les Russes vont bouger. Peut-être. Et peut-être que les Américains ne bougeront pas. Après un demi-siècle sous leur protection, nous, les Européens, nous nous retrouvons seuls à un point que nous avons du mal à reconnaître. Pouvons-nous nous défendre seuls ? Le voulons-nous ? Ce pronom « nous » a-t-il d’ailleurs encore de la pertinence dans la réalité lorsque nous parlons de l’Europe ? On peut à bon droit répondre non, et considérer que l’Europe s’est effondrée avec l’empire austro-hongrois, et son monde hétérogène mais cohérent de langues et de cultures.
Après la Seconde Guerre mondiale, nous sommes devenus des États-clients des deux côtés du Rideau de Fer. À l’Est, le prix en a été la liberté, à l’Ouest, la perte d’une ancienne culture de la création et de l’éducation au profit de la mémoire à court terme de la société de consommation et du divertissement. « Les Yankees ont colonisé notre inconscient », comme le dit un des personnages mélancoliques dans Au fil du temps, un road movie en noir et blanc de Wim Wenders qui se passe le long de la frontière d’une Allemagne divisée.
Aujourd’hui, alors que l’hégémonie des États-Unis est défiée par la Chine et que les Américains se retirent après la guerre catastrophique en Afghanistan, la volonté de défense européenne est devenue une question existentielle. En ce qui concerne la Russie, il convient de se demander s’il n’est pas erroné de s’en remettre à l’Otan comme garantie de sécurité au lieu de soutenir la construction d’une défense européenne commune. L’Otan ravive de mauvais souvenirs à Moscou, et l’on pourrait penser que l’Europe unie traiterait mieux la paranoïa russe.
Cela exige une crédibilité militaire, et c’est là que le mensonge européen devient fatal, car nous avions les excédents nécessaires pour bâtir nos chers États-providence uniquement parce que les Américains finançaient l’armement nucléaire de l’Ouest.
Mais alors, qu’est-ce qui nous unit, nous, les Européens ? Jadis, on aurait répondu Socrate, Jésus, Dante, Michel-Ange, Mozart. Dans la culture obtuse d’aujourd’hui, la réponse sera plus fraîche et grise. Une possibilité est le contrat social. Tandis que les États-Unis placent l’individu avant la société et que la Chine fait le contraire, les États-providence d’Europe se démarquent en croyant que l’un est le présupposé de l’autre. Pas de liberté sans responsabilité envers l’autre. Pas de communauté fondée sur la contrainte. À tous les égards, seuls les individus ont des droits. C’est ainsi que nous avons eu le bien-être sans le socialisme, et c’est ainsi que nous avons eu de la croissance sans dumping social.
Dans le cadre de cette volonté de défense, le problème du contrat social, c’est que personne n’est prêt à mourir pour lui. Après la plus longue période de l’Histoire sans guerre, nous nous sommes habitués à considérer la paix et le bien-être pour acquis. Après des siècles de haine, de violence et de tragédies, les Européens ont décidé de tourner le dos à leur passé sombre, et ils ont fait du stimulant économique le moteur de leur volonté de vivre en paix dans le continent reconstruit.
Notre succès dans ce domaine est peut-être une clef pour comprendre pourquoi nous manquons autant de détermination, en tant qu’union, face à l’idée d’une défense commune, et face à l’idée de nous défendre en général. Nous ne sommes pas prêts à mourir pour notre appartenance à la classe moyenne, même quand elle est menacée. Nous ne sommes pas prêts à mourir pour quoi que ce soit, sans être pour autant des nihilistes. Nous vivons pour nos proches, pour la communauté au sein du pays où nous sommes nés, et nous espérons mourir vieux et paisiblement, entourés d’enfants et de petits-enfants.
Nous, les Européens, nous sommes myopes, surtout les plus aisés d’entre nous, car nous sommes avant tout préoccupés par notre propre sort. D’autres ont une vision de ce qui nous est propre, et on ne pense pas uniquement aux migrants. En Bulgarie, il est difficile de trouver un médecin de moins de 50 ans, parce que, comme me l’a dit récemment un intellectuel bulgare : « Pourquoi faire de la Bulgarie une nouvelle Allemagne, quand on peut aller en Allemagne ? » La tendance démographique en Europe du Sud-Est est le signal d’une dislocation marquée de tout ce que l’Union Européenne a cherché à répandre.
Mais le provincialisme européen est également historique. Les Européens de l’Est débattent encore pour savoir qui sont les plus grands martyrs de l’Histoire : les Polonais, les Hongrois ou les Serbes, et l’hypocrisie nationaliste est toujours accompagnée de l’antisémitisme. Même dans l’Europe de l’Ouest aisée, la crise financière a mis en évidence ce que des décennies de libéralisation et de dérégulation avaient créées comme lacunes sociales sous sa belle façade. Des poches de précarité toujours croissantes, où l’extrême-droite a trouvé un terrain fertile pour sa propagation de la xénophobie et du ressentiment envers les élites.
Pauvres élites, tellement détestées. On est porté à oublier combien d’enfants doués, sans être nés dans des foyers privilégiés, grâce aux politiques égalitaires de l’État-providence, ont eu accès à une éducation meilleure, à des salaires plus élevés et à un niveau de vie plus élevé que ceux qui étaient le lot de leurs parents. Au sein des élites, on n’est pas seulement attaqué par les menaces extérieures, on est également menacé par la polarisation entre le centre éduqué et le populisme en colère de la droite.
Mais l’on est assiégé avant tout par sa propre conscience, par sa sensibilité morale à l’égard de l’héritage terrible de l’Histoire : le colonialisme et le totalitarisme, le pillage des ressources naturelles par l’ère industrielle, l’ethnocentrisme, l’islamophobie grandissante et le racisme latent. En tant qu’Européen, on n’est pas seulement l’héritier de la démocratie qui a ses racines dans l’humanisme. On entretient tout un registre de péchés commis.
Nous aussi. Nous sommes une union d’empires déchus qui veulent une démocratie transnationale, et de petites nations qui ont triomphé de leur peur des grandes. Nous sommes d’anciennes puissances coloniales qui promeuvent le multilatéralisme, parce que c’est rentable, et parce que c’est juste. Nous sommes un vieux champ de bataille transformé en place de commerce, en musée et en couveuse pour l’innovation, la science et l’art. Nous étions les premiers à détruire la nature, nous sommes en tête pour la découverte de solutions durables. Jadis, nous étions des guerriers, mais aujourd’hui nous sommes des diplomates, des professionnels habiles dans l’art de la conversation.
Ce ne sont pas des valeurs abstraites qui nous unissent, nous, Européens. Il n’existe pas d’essence européenne. L’Europe, c’est une manière de résoudre les conflits, de faire en sorte que des intérêts et des volontés contradictoires se rencontrent. L’ironie du Brexit, c’est que les Britanniques ont conforté l’héritage dont ils se sont éloignés : l’idée pluraliste, tellement européenne, qui dit que l’on peut respecter le contrat social, même si l’on est en désaccord. Le Brexit a divisé la population, mais personne n’est mort.
C’est un signe de bonne santé que l’idée de mourir pour quelque chose nous soit étrangère. Nos parents et nos grands-parents ont créé tellement de choses qui valent la peine d’être vécues. Mais on doit aussi pouvoir se battre pour ce qui nous tient à cœur : une société juste, une vie juste.
Les Européens ont passé des décennies à gommer les frontières entre eux. L’heure est venue de défendre les frontières extérieures. Non pas pour nourrir des ennemis numéro un, mais pour reconnaître que la démocratie et la liberté ne sont universelles que pour les nations qui les ont choisies.
Traduit du danois par Alain Gnaedig.