Il y a bien des manières, en littérature, de s’emparer du thème du terrorisme. Karine Tuil choisit de mettre au centre de son roman un juge antiterroriste. Une juge, plus précisément. Elle s’appelle Alma Revel. Elle a cinquante ans, est mère de trois enfants. Son ménage bat de l’aile, son mari est un écrivain qui a obtenu un prix littéraire prestigieux mais qui peine à présent dans son œuvre. Elle est amoureuse d’un avocat qui défend les terroristes, et ils se retrouvent à travailler sur la même affaire. Cette situation va poser des problèmes de déontologie, bien évidemment, mais aussi des problèmes de sentiments, et peut-être d’influence sur une décision à prendre.
En réalité, plusieurs décisions sont mises en avant dans ce roman parfaitement mené, aux imbrications multiples, représentatives tout à la fois d’un métier et d’une conscience professionnelle, d’un état de la société et d’une situation amoureuse. L’affaire de terrorisme qu’instruit Alma Revel est au cœur de la narration, et toutes les apparentes bifurcations, sentimentales et familiales, convergent vers le dossier. C’est l’art de la romancière Karine Tuil : mettre en scène un fait de société plus ou moins fictif, tressé à partir d’une ou plusieurs affaires de notre actualité presque immédiate, et donner aux personnages une telle consistance que le lecteur est plongé au cœur d’un déroulé mental, psychologique et psychique en même temps qu’au cœur des actions.
Le dossier qu’Alma Revel doit instruire est presque banal : un jeune Français musulman et une jeune française d’origine portugaise, convertie, se sont rencontrés sur internet. Ils avaient les mêmes aspirations : partir en Syrie, ce qu’ils ont fait, pour libérer le peuple de la barbarie de Bachar. Ils sont revenus en France, disant avoir été déçus de leur expérience et avoir compris qu’on leur avait menti. Ils sont en détention. Voilà le dossier. Le cas nous est présenté sous forme de comptes-rendus d’interrogatoires du jeune homme. Les questions de la juge sont précises et circonstanciées, les réponses du jeune homme sont claires et nettes, il ne se contredit jamais, avoue sans peine son adhésion à un islam rigoureux, mais affirme avoir été trompé par la propagande du califat. Le roman est ainsi bâti que les comptes-rendus d’interrogatoires entre la juge et le prévenu sont mis en balance, dans le dernier versant du roman, avec les tractations entre un terroriste et un policier. Le gouffre est abyssal.
Les interrogatoires semblent être des incises dans un roman apparemment centré sur la vie d’Alma. Son mari, juif, adopte des attitudes religieuses de plus en plus strictes. Sa fille aînée vit avec un jeune musulman, leur couple est lumineux, la religion n’intervient absolument pas dans leurs rapports. Alma, elle, brûle d’amour et de désir pour l’avocat qui défend le jeune homme revenu de Syrie dont elle instruit le dossier. Quelles sont les (bonnes) décisions à prendre ? Remettre le prisonnier en liberté ? Vivre avec l’homme qu’elle aime ? Des décisions seront prises, dont la première, grave, aura de lourdes conséquences. Nous sommes en tragédie : les actions des parents retombent sur les enfants. Et de cette décision première, professionnelle, sur laquelle il sera impossible de revenir, naîtra l’autre décision, personnelle, qui offre un espoir. Décider pour la société, et décider pour soi. Dans La Décision, Karine Tuil pousse au paroxysme le schéma décision professionnelle/conséquences personnelles. Le dernier versant du roman est terrible, dans tous les sens du terme. Le poids de la responsabilité écrase Alma, responsabilité de juge, d’amante, de mère. L’épilogue n’en a que plus de résonance.
La Décision est un roman remarquable, qui s’empare d’un sujet aigu, qui entremêle les thèmes de la radicalisation et de l’intégration, de la religion déviée et du retour aux sources, du désir de mort et de la pulsion de vie. La justice est envisagée côté instruction et côté défense. Par delà le cas particulier d’Alma, le roman nous donne à comprendre le quotidien d’un juge antiterroriste : les menaces de mort permanentes, les SMS dégueulasses, la présence obligée d’officiers de sécurité. Karine Tuil signe un roman tragique parfaitement contemporain, où le dilemme – cette alternative aux propositions incompatibles – ramasse les motifs amoureux, familiaux, politiques et juridiques. Un grand roman porté par un très beau personnage féminin.
Karine Tuil, La Décision, éd. Gallimard, 6 janvier 2022, 304 p.