Alors que nous en étions déjà, en novembre 2020, à compter les vagues du virus, un livre s’est invité discrètement sur nos tables de lecture : « D’ailleurs, la révélation ». L’auteur, Jean-Luc Marion, est certes bien connu pour ses études sur Descartes et ses incursions audacieuses dans la théologie. Mais si un livre nous vient « d’ailleurs », c’est bien celui-là : tirant tout le profit d’une récapitulation presque encyclopédique de la pensée religieuse, voici qu’il avance une hypothèse d’une ampleur qui n’a pas encore rencontré le débat qu’elle mérite. Alors que le monde ne cesse de croire à sa fin, voilà quelqu’un qui traite posément de la science des fins à la lumière du christianisme et la suspend à un terme unique capable d’en rassembler toutes les menaces et toutes les promesses : la Révélation. v
Aussitôt le lecteur pressé court à l’autre extrême et attend un livre sur les religions dites « révélées », sur leurs origines, affinités et conflits, leur emprise sur les peuples, impliquant l’avenir du monothéisme en contexte de globalisation. Mais les assoiffés d’œcuménisme en seront pour leurs frais, Marion parle d’autre chose. De Philosophie ? De Théologie ? Je placerais volontiers le livre dans le style de l’apologétique, d’une apologétique à la Pascal : grandeur et illustration du christianisme, une intention à situer, pour notre temps, entre les saintes colères de Maurice Clavel et un Génie du christianisme repris à son principe.
Encore faut-il suivre le mouvement tournant du génie tout militaire de l’auteur. Usant de Husserl et de Heidegger pour les ouvertures qu’ils préservent entre le scientisme et le scepticisme, il démontre que Dieu est trop grand pour la philosophie. Jusqu’ici les penseurs ont voulu contraindre Dieu à entrer dans leurs concepts, ils auraient mieux fait d’écouter la parole divine. Ne contraignons pas la théologie à une idée préconçue de la vérité, laissons-la parler selon son inspiration propre, elle ne cesse d’imposer sa propre norme : elle a choisi son peuple, elle a élu ses témoins, elle a ses saints et ses martyrs. Contre toutes les idolâtries, il faut aller à l’évangile de la parole heureuse.
Mais n’est-ce pas là livrer le patrimoine théologique au tournant protestant de la Sola scriptura contre la longue tradition de l’Église ? Et c’est à cet instant que le piège se referme. Car il y a, selon Marion, une façon de recueillir l’intégralité du temps de l’Église, c’est de le traiter, depuis ses sources scripturaires effectives jusqu’aux conciles majeurs de Trente et de Vatican II, non seulement comme un article de foi,mais comme… un phénomène, un phénomène redevable des règles d’une phénoménologie. En quoi un phénomène ? En ce qu’elle se manifeste comme une certaine puissance d’apparition. Mais apparition de quoi ? D’une révélation. Résumons : phénomène, manifestation, apparition, révélation : peut-on sortir de ce cercle ?
Marion sait bien que l’idée de révélation est venue tardivement à la théologie pour désigner la manifestation de Dieu dans l’histoire des hommes. Mais plutôt que de remettre en cause un mot qui porte en lui toute la force de dévoilement du christianisme, il convient de le soumettre à une lecture enfin rigoureuse, fût-ce au prix d’une rupture fondatrice : en finir avec l’application d’un schème interprétatif, avec son poids de préjugés épistémologiques, à un donné dit « religieux » (ce que font très bien les « sciences » religieuses), pour faire du Dieu de la Bible le don lui-même de tout donné. Si en effet le religieux est un « phénomène », c’est qu’il existe une religion qui n’est rien d’autre que le don de ce phénomène, une religion qui procède de toute puissance d’apparition, y compris la sienne propre. On croit trop aisément que le christianisme est une religion et c’est là que l’on fait erreur : elle est la phénoménalité de toute religion. Le Dieu révélé est le Dieu de toute phénoménalisation, phénoménalisation des énoncés de religieux, mais phénoménalisation aussi bien de la vie, de la mort, de l’éros, de l’histoire, de la politique. Nous apparaissons en Dieu et cette apparition se nomme sommairement christianisme. Un nom lui conviendrait mieux, la vérité en personne.
C’est le moment de s’arrêter et de réfléchir au retournement qui vient de s’effectuer : nous partions à la conquête d’un objet d’observation, les religions révélées, nous découvrons, à l’issue de la démonstration, que le Dieu chrétien nous donne à voir tout ce qui de révélation prend le nom, qu’il est le principe de toute révélation, non seulement un phénomène de révélation si l’on veut, mais la révélation de tout phénomène, même de ces dieux antiques, précise l’auteur, que célèbre si noblement Homère. Les Synoptiques le répètent à trois reprises : Tout ce qui est secret sera révélé. Autant donc les prendre à la lettre et en tirer l’événement d’une révolution copernicienne renversée : non tout pour le sujet, mais tout en Dieu, par son Fils et sous le signe de l’Esprit pour les fidèles. Nous nous nous mettions en marche vers le christianisme, mais nous étions déjà dedans. Comme le dit saint Paul aux Athéniens : « en lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes ».
Dans les années 90 de l’autre siècle, Dominique Janicaud avait cru déceler un « tournant théologique de la phénoménologie ». A la fin de ce cycle qui aura donné lieu à des débats passionnés, Marion semble conclure qu’il ne s’agissait pas d’un tournant, mais que la phénoménalité est originairement théologique et que la phénoménologie, en somme, pourrait n’être rien qu’un accident de la révélation chrétienne. La philosophie y jouerait sa survie.
Prenons un exemple dans un domaine où Marion est particulièrement à l’aise : on sait que Descartes a prêté au sujet pensant quatre modes d’action : sentir, imaginer, vouloir, penser. Marion soutient que toute la philosophie qui s’est penchée sur la Révélation après Descartes, faute de se tenir sur un terrain authentiquement théologique, c’est-à-dire procédant de la phénoménalité absolue de Dieu, n’a su qu’exercer des captures successives du Dieu de la Bible selon la déclinaison de ces quatre figures du sujet : Schleiermacher en l’identifiant au sentiment, Spinoza en le réduisant à un produit inadéquat de l’imagination, Kant en le soumettant à la loi morale de la volonté, Fichte, en le réduisant au concept de ma liberté. A chaque fois une chance n’a pu être saisie, à chaque fois le foyer de vérité s’est dérobé, qui consistait à partir de Dieu dans sa parole et de l’espace de phénoménalité que suscitent les relations intra-trinitaires qu’elle suppose.
Avant d’aller plus loin, il faut rappeler que la conjonction entre le don et phénoménalité est une vieille histoire. C’est la suite inévitable de toutes les pensées qui renoncent au fondement ou à la causalité pour interroger l’immanence du monde. S’il faut limiter le droit absolu du principe de raison, il faut bien que le monde nous soit au moins « donné », toute la phénoménologie française, après Heidegger, procède de cette évidence née avec le siècle dernier. Que la théologie trouve là une aubaine, que le don devienne le Don, que Marcel Mauss donne des idées aux théologiens de l’amour, quoi d’étonnant, pourvu que quelqu’un s’en aperçoive ? Marion fait partie de ceux qui s’en sont aperçus les premiers. C’est bien pourquoi il joue le rôle que l’on sait aujourd’hui parmi ceux qui cherchent à penser en dehors du cadre de la Métaphysique traditionnelle.
Dans ce contexte, je m’essaierais à trois questions qui procèdent directement de la révélation de la Révélation à laquelle nous sommes conviés : 1) si tout est phénomène, alors il y a bien une capture conceptuelle de tout, car qu’est-ce que le phénomène sinon un concept ? 2) Si le christianisme résume en lui toute possibilité d’apparition, Dieu est-il bien le Créateur ex nihilo qu’on dit ou le simple metteur en scène du théâtre de sa propre Création ? 3) Et qu’ai-je à faire aujourd’hui d’une telle re-centration de la manifestation autour du christianisme, alors que toute la scène mondiale me crie le contraire : les phénomènes échappent en tout à la phénoménalisation chrétienne. Pourquoi toute phénoménalité serait-elle trinitaire si ce qui paraît c’est ce qui se vend, ce qui est phénomène c’est le phénoménal, et ce qui se montre c’est, pour reprendre le mot de Pascal, « tout hors le vrai » ?
Tout d’abord, Marion récuse la philosophie par concepts pour faire place à la primauté des phénomènes et il en a le droit car il la maîtrise comme peu de ses contemporains. Il appartient encore à la grande école française d’Histoire de la philosophie et une vie entière de labeur lui a donné une telle familiarité avec les textes qu’il peut suivre à la trace la moindre fibrillation de leurs énoncés. Mais cette construction propositionnelle des concepts, est-ce encore le concept ? N’y a-t-il pas autant de volonté que d’adéquation dans un concept ? Penser ce n’est pas seulement comprendre, mais vouloir comprendre car c’est vouloir être libre. Qui fera l’économie de la liberté dans le vouloir conceptuel et que signifierait une main qui lâche tout ce qu’elle prend ? Qu’on mesure seulement, dans le cas présent, la puissance d’intégration du concept de « phénomène ». Marion proteste à juste titre contre ces théologiens scolastiques qui, sans la foi, prétendent réduire Dieu à une suite de dogmes systématiques. Mais n’en est-il pas de même de la philosophie, de ses concepts, qui mériteraient une pareille protestation en leur faveur ? Si Dieu réclame une foi en lui, l’intelligence ne réclame-t-elle pas une foi dans la raison ? Il y a une puissance libre du concept qui n’est pas épuisable par des énoncés. Sans le concept, nous accédons peut-être d’emblée à l’absolu, mais ne risquons-nous pas de perdre l’intelligibilité de l’absolu ? Mais en perdant cette intelligibilité, quelle est notre distance avec les énoncés des autres religions ?
Cette intelligibilité s’est montrée victorieuse d’un monde que la Bible elle-même divisait en « nombre, poids et mesure ». Et si Pascal, après Descartes, a remis au centre de sa méthode scientifique cette invitation à la mathématisation de la nature, c’est qu’il existait bien un monde créé qu’il fallait comprendre. A force d’apparaître, le monde du Dieu phénoménalisé finit par disparaître derrière ses pouvoirs démiurgiques de grand appariteur, au point qu’on ne sait plus où est la gloire de la nature dans ce monde où tout est don surnaturel. Je sais qu’on peut s’autoriser de mille révolutions scientifiques pour abolir l’idée que le monde me résiste sous forme de substance, mais il suffit de rappeler ici qu’au moindre dérèglement dans la régularité qui préside aux échanges de nos substances familières, nous crions à la catastrophe. Chez Marion, la révélation prend toute la place, au risque d’omettre le poids d’être et de nécessité qui revient à la nature. On ne veut pas d’un concept d’être, et on finit par congédier l’être lui-même, et avec lui tout ce qui a été entrepris à la suite de Parménide et de Spinoza. Mais ce renversement ne risque-t-il pas de nous pousser vers une forme de spiritualisme sans matière, sans négativité, sans idéalité ? En supposant que la Grâce nous retienne, ne sommes-nous pas en droit d’exiger de l’auteur des « principes de la Nature ET de la Grâce » ?
Et si j’en reviens ici à Leibniz, c’est pour protester contre la mise en cause, au nom de l’accusation d’idolâtrie, de tous les sublimes efforts de la philosophie fondée sur les sciences, et s’accompagnant d’autant d’extrapolations conceptuelles, qui ont accompagné la Renaissance et l’Age classique. Et cette tendance à neutraliser le pouvoir d’universalisation des concepts, avec le refus qu’elle implique de soumettre Dieu à une règle pensable, est-elle si favorable aux hommes de peu de foi, mais de bonne volonté qu’on cherche à atteindre ? Le concept n’était-il pas l’honneur de Rome, seule capitale religieuse capable d’énoncer ses articles de foi dans une langue partagée par tous les êtres de raison ? Face à la montée des rivaux ou des protestataires, on se réfugie du côté des articles les plus mystérieux du dogme : grâce, charité, don, etc., mais que dira-t-on du mal, non moins mystérieux, certes, mais fatale rencontre au cœur des choses qui, selon certains, aurait frappé les anges avant toute apparition d’un monde ? N’affecte-t-il pas la matière même ? Quelle place restera-t-il à la transsubstantiation qui en répare la malignité dans un monde infecté ?
D’ailleurs la Révélation, le dernier né des livres de Marion, et certainement le plus accompli, invite à une grande rétrospection du christianisme et nous confronte sans faux-fuyant au somptueux tissu de ses figures les plus expressives du fait humain. Mais tandis qu’il s’emploie à reconstituer une culture chrétienne, un savoir chrétien et, pour finir, une théologie chrétienne, Jean-Luc Marion laisse en attente d’autres visages du christianisme : sa créativité scientifique, sa collaboration aux Lumières, son culte des arts, sa mémoire historique, sa grande politique, devant laquelle Nietzsche lui-même était saisi d’admiration, en un mot sa puissance de récapitulation. Seul Jean-Luc Marion, à l’heure actuelle, me semble habilité à entrer dans cette épaisseur du temps, maintenant en force l’écart entre un principe religieux absolument singulier et le nom commun de révélation.