Nous nous sommes battus pour avoir notre drapeau et notre hymne national mais nous étions conscients que cela ne serait pas suffisant, qu’il nous faudrait aller plus loin si nous voulions jeter les bases d’une véritable nation indépendante.
La plupart des mouvements de libération en Afrique à l’époque n’avaient qu’une seule idéologie : être libres. Ils ignoraient bien souvent l’après : que faire une fois la liberté retrouvée ? Ce à quoi nous accordions la plus grande importance, tous, c’était d’abord de nous gouverner nous-mêmes. Il n’est pas donc étonnant que certains aient décolonisé tout en gardant le système social et administratif du colon intact. Il n’est pas étonnant non plus que, quelque temps après les indépendances, les populations aient commencé à se poser cette question lancinante: « Est-ce ça, la liberté pour laquelle nous avons combattu et tout donné? » (…)
Je dois dire cependant que tout le long de notre combat pour l’émancipation politique, nous étions conscients que l’indépendance ne serait pas tout, qu’elle ne serait pas le début du « Grand Soir », qu’il resterait un long chemin à parcourir pour libérer notre peuple de la pauvreté, de la maladie, de l’ignorance, des préjugés… Dès notre accession à l’indépendance, nous avons tenu à affirmer que le fondement de notre action intérieure et extérieure serait une tentative d’honorer la dignité de l’Homme. (…)
La jeunesse africaine est aujourd’hui déçue. C’est normal, chaque génération passe par là, par cette sorte de déception initiatique. Mais jetons un regard en arrière : ma génération a connu un pays extrêmement arriéré, colonisé. Et elle a réussi dans un certain sens son devoir. (…) Si la génération de mon père revenait, elle serait surprise de voir que les Britanniques ne sont plus là. Nous avons commencé ainsi, nous avons fait notre devoir et les jeunes Africains doivent prendre la relève à partir de notre situation d’aujourd’hui, de cet héritage.
Bien sûr, il ne sert à rien de répéter à cette nouvelle génération : « Vous ne savez pas d’où nous sommes partis. Vous ne savez pas ce qu’était ce pays, il y a trente ans. » Si ces jeunes sont intéressés par l’histoire de leur nation, ils veulent surtout vivre leur vie. Ils doivent regarder vers l’avenir et non vers le passé. Dans trente ans, à leur tour, ils diront à d’autres ce que nous leur répétons aujourd’hui.
Cela dit, toute critique honnête devrait toujours avoir en vue, en mémoire ce que fut notre point de départ, les obstacles que nous devions surmonter et nos handicaps. Tenez par exemple moi : j’ai gardé les troupeaux de mon père jusqu’à l’âge de douze ans. J’étais berger jusqu’à l’âge de douze ans. Il n’y avait aucune école dans notre région. Rien. Ensuite à douze ans, je me suis retrouvé sur les bancs de l’école, et jeté ainsi dans un courant que je ne connaissais pas. Et aujourd’hui je suis là discutant de la marche du monde. Il n’y a aucun mérite particulier à cela, j’ai seulement eu beaucoup de chance. Et je ne pense pas que la plupart des leaders africains aient connu un parcours très différent du mien.
Quand nous parlons de l’Afrique nous devons donc faire très attention. Je ne cherche pas d’excuses aux dirigeants africains mais je combats et continuerai de combattre ceux qui critiquent systématiquement et sans discernement l’Afrique. Car ce continent a été maltraité comme aucun autre sur cette planète. Ceci doit être pris en compte à l’heure du bilan des premiers dirigeants africains.
Tiré de David Gakunzi et Ad’Obé Obé, Rencontres avec Julius K. Nyerere, Ed Descartes et Cie .