Les Editions Grasset n’ont eu que quatre patrons en plus d’un siècle.
Elles viennent de perdre celui qui, incontestablement, au long des quarante-six ans de sa présence dans les murs, aura le plus fait pour le rayonnement de la Maison depuis son fondateur Bernard Grasset, et qui en est resté l’âme jusqu’à ce jour.
Et je viens, moi, de perdre un ami cher.
Impossible de résumer en quelques minutes l’Editeur que fut Jean-Claude, mais la vingtaine d’auteurs qui ont été les plus proches de lui écriront ce qu’ils lui doivent dans des contributions que j’ai sollicitées pour un livre collectif qui sera publié sous la couverture jaune de Grasset – « sa » fameuse couverture jaune.
Colosse, géant, menhir, seigneur, monstre sacré, Guépard, Capo de tutti capi : les images hyperboliques utilisées pour évoquer cet homme ne rendent pas tout à fait compte des contradictions fondatrices d’un être complexe qui désarçonnait d’autant plus ses interlocuteurs qu’il vivait lui-même en tension entre plusieurs facettes de sa personnalité. A la fois timide et intimidant, rassurant par sa puissance et inquiétant par sa profonde singularité, d’une courtoisie de monarque et d’une férocité de fauve, la voix douce et le geste dense, mutique et impérieux, cadenassé et libre, hédoniste et bûcheur, aristocrate et grivois, bonhomme et matois, stratège obstiné et tacticien mobile, le plus viril des féministes et le plus féminin des machos, il n’était pas facile à saisir pour qui ne le connaissait pas.
Ce grand liseur s’était rendu illisible : la puissance dégagée par sa masse corporelle était démentie par un regard myope indéchiffrable qui semblait s’excuser d’exister ; son silence proverbial poussait à la faute son interlocuteur, qui se retrouvait nu sans que lui n’ait encore retiré un gant ; son horloge intérieure imposait son rythme aux vicissitudes du calendrier de sorte qu’aucune urgence ne s’imposait à lui qu’il n’ait décidée telle ; ses rapports intimes avec les êtres semblaient cheminer souterrainement pour jaillir soudain d’une manière inattendue, en un lieu imprévisible.
C’était un Prince sans rire : sous des apparences austères, il était d’une irrésistible drôlerie.
Dès lors que cet homme-là vous avait accordé sa confiance et son amitié, c’était pour la vie : une fois franchie la barrière de corail, on s’ébrouait avec lui dans une eau chaude et claire.
J’ai tant aimé la fréquentation de l’univers Jean-Claude – ou de l’univers Nicky, puisqu’à la manière d’Andorre, la principauté Fasquelle comptait deux souverains inséparables – avec ses figures et ses lieux, petite République de pensée libre, d’hospitalité généreuse et égalitaire, de fraternité souriante et désinvolte où soufflait l’esprit de contestation, d’utopie et de contradiction. Rien n’y était sacré dans les mots parce que tout l’était dans les actes.
Danièle Thompson, sœur de cœur de Nicky et amie intime des deux, que nous pressions tous de parler aujourd’hui mais qui était trop émue pour s’exprimer, m’a dit hier la chose la plus juste par laquelle je voudrais conclure cette trop brève évocation : « Dis quand même qu’ils ont eu une vie magnifique, follement libre et gaie, et qu’ils ont joui de tout avec un appétit d’ogres, dévorant lectures, voyages, fêtes, copains, beautés de toutes natures, avec une fidélité inouïe à eux-même et aux leurs ». Voilà ma chère Danièle, c’est dit !
Un tout dernier mot pour vous, chers Julien et Charlotte. En accompagnant Jean-Claude dans son dernier voyage, je ne peux pas ne pas convoquer le souvenir de Solange et d’Ariane, auquel s’attache si intimement celui de Nicky et Jean-Claude. Je mesure combien cet héritage peut être écrasant pour vous. Je ne sais pas si Jean-Claude vous a assez dit qu’il vous aimait. Mais sachez qu’il ne cessait de nous le dire à nous. Mieux : ce joueur d’échecs qui calculait ses coups des décennies à l’avance m’avait glissé en souriant, la dernière fois que nous nous sommes vus : « Je suis fou de mon arrière petit-fils Léon. Présente-le à ton dernier fils Abel qui doit avoir le même âge, qu’ils deviennent copains, et débrouille toi pour qu’ils dirigent la Maison Grasset dans trente ans ! ». On va faire comme tu dis, mon Jean-Claude !
Bonjour, permettez-moi de rendre hommage à Jean Claude Fasquelle qui a été à mon égard, dans des circonstances qui furent pour moi attristantes, d’une éthique exemplaire. Depuis des années je vis en Thaîlande et je n’ai pu me rendre récemment en France .
Le décès de Monsieur Fasquelle m’a beaucoup touché. Je voulais en témoigner. Heureuse vie à l’équipe autour d’Olivier Nora.